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L’écologie politique est un humanisme !

Résumé : Un livre dense et ambitieux, qui relie, de manière nécessaire, les exigences portées par la question écologique à divers champs de l’éthique appliquée (agriculture, rapport de l’homme à l’animal, organisation sociale du travail, éducation, handicap).

Titre du livre : Eléments pour une éthique de la vulnérabilité : Les hommes, les animaux, la nature
Auteur : Corine Pelluchon
Éditeur : Cerf
Date de publication : 31/01/12
N° ISBN : 2204088242

Que faire pour que la prise en compte des problèmes écologiques ne se réduise pas à de simples déclarations d’intention ? Que faire pour que l’écologie, au-delà d’une simple éthique du quotidien, devienne une véritable écologie politique ? Comment sortir des impasses, des déceptions qui se renouvellent lors de chaque sommet interétatique ou  de prises de position gouvernementales, consacrés aux questions écologiques ?

C’est à ce type de questions que répond le livre dense et ambitieux de Corine Pelluchon Eléments pour une éthique de la vulnérabilité. Nourri des réflexions de ses précédents travaux (notamment L’autonomie brisée, Paris, PUF, 2009), l’ouvrage montre que la réponse à ces questionnements est exigeante, en ce qu’elle implique de “soumettre à la critique le modèle d’organisation sociale et politique qui s’est imposé en Occident “ . Cette critique est au cœur même de la réflexion écologique qui pointe non seulement la “défaillance de nos institutions “ , comme instances décisionnelles et de mise en œuvre, mais aussi la “naïveté de nos présupposés anthropocentriques “. Ces présupposés ont des conséquences qui touchent à la fois la manière dont l’homme pense son rapport à la nature, à la terre, mais aussi la manière dont il pense son rapport aux autres hommes, particulièrement à ceux  dont le mode de vie, ou d’être, ne répond pas aux normes dominantes, valorisées dans l’espace social : l’autonomie conquérante et la performance.

C’est en ce sens que Corine Pelluchon  met en avant les exigences portées par la question écologique. Prise dans sa radicalité, elle n’exige rien de moins qu’une refondation complète de la pensée politique, c’est-à-dire de son soubassement ontologique. L’ontologie qui soutient une philosophie politique rénovée par la prise en compte sérieuse de la question écologique nécessite de repenser l’homme dans son rapport à cet autre qu’est la nature et dans son rapport aux autres hommes. Une pensée conséquente qui a pour centre l’homme suppose de l’appréhender de manière décentrée, à travers son autre, ses autres. Cette inscription de l’altérité au cœur d’une pensée de l’homme, qui invite à le penser non pas à partir de ce qui lui est propre, mais à partir de ses autres, est, de manière stricte, l’objet de l’éthique de la vulnérabilité.

Cette éthique a des implications politiques immédiates : l’efficacité de l’action politique (institutionnelle ou citoyenne) ne peut s’effectuer qu’au prix d’une telle refondation de la pensée de l’homme, qui sous-tend l’agir. Refondation qui loin de faire de l’écologie une option politique et philosophique périphérique, l’inscrit pleinement au cœur d’un projet progressiste de civilisation, qui engage une critique profonde des modes de vie et d’organisation socio-économiques humains et des modèles de développements  qu’ils défendent.

Les perspectives offertes par  Eléments pour une éthique de la vulnérabilité sont ainsi surprenantes, en ce qu’elles nous invitent, sans détour, à nous défaire de certaines thèses, qui sonnent comme de lourdes évidences.

D’abord, ce n’est pas en partant d’une pensée de la nature  mais bien en partant d’une pensée de l’homme qu’on peut prendre la mesure de ce qu’exige l’écologie, d’un point de vue ontologique et politique . L’écologie, en ce sens, est un humanisme, mais un humanisme de l’altérité, c’est-à-dire un humanisme non anthropocentrique, qui, intègre une critique de la philosophie classique du sujet et de sa traduction politique comme théorie contractualiste. Humanisme qui se fonde sur la manière dont l’individu se pense lui-même “dans son rapport aux autres et à la terre qu’il habite “ .

Ensuite, loin d’une incrimination de la justice et de la pensée des Droits de l’Homme et des institutions libérales, l’écologie, bien pensée – c’est-à-dire prise au cœur du renouvellement conceptuel et ontologique qu’elle appelle – suppose leur enrichissement. L’écologie politique ne suppose ni un appareil compliqué de réglementations, ni même, de la part de l’Etat, une forme de tyrannie bienveillante – limitant les libertés négatives de l’homme pour le bien de ce dernier – elle engage une véritable rénovation de l’exercice démocratique. L’écologie invite à repenser la démocratie en l’épaississant d’une certaine compréhension de l’homme. Loin de les rejeter, elle renforce les normes de l’Etat et de la vie démocratique, comprise comme espace public d’expérimentations citoyennes (associations, pratiques sociales etc.) et de débat : le renforcement de ces normes est le seul moyen d’intégrer, de manière sérieuse et efficace, l’écologie à la politique, ou mieux encore, de constituer quelque chose comme une véritable écologie politique.
Ainsi, l’écologie,  en ce qu’elle appelle une philosophie à la hauteur des révolutions qu’elle doit engager sur le plan de nos modes de vie et de l’appréhension de notre être, renoue avec l’idéal de civilisation des Lumières en le rénovant.

Les Lumières, et même avant elles Descartes ou la Bible (!) ne sont pas coupables ! Coupables d’avoir promu une certaine compréhension de l’homme, “empire dans un empire “, faisant de la nature un simple réservoir. Cependant, l’idéal civilisationnel porté par les Lumières, doit être revu, pour mieux servir l’entreprise de déconstruction, à la fois théorique et pratique, du mythe de l’individualisme néo-libéral, où l’individu humain conçoit  sa relation à la terre, ou aux autres hommes,   à l’aune des catégories de “performance ” et d’  “utilité ” – se rapportant ainsi à ce qui n’est pas lui “comme à un moyen au service de sa vie “ . Cette déconstruction invite à  “repenser un idéal d’humanité qui n’est pas lié à la possession de certaines capacités, ou à l’appartenance à une espèce, mais qui dépend de certaines valeurs “ .

Par conséquent, toute philosophie prenant pour objet la question écologique et ayant même pour fin de la fonder, doit se déployer au sein d’approches multiples qui interrogent les différents modes d’être de l’homme dans son rapport à ses autres (cet autre qu’est la nature comprise comme “plurivers ” (Latour), cet autre de l’autre qu’est l’animal, ou encore cet autre, dans une société qui valorise l’autonomie conquérante et la performance, qu’est la personne en situation de polyhandicap etc.). Ces différentes approches, qui constituent autant de terrains pour l’éthique appliquée, sont convoquées par l’auteur pour procéder à une réforme du sujet.  Cette réforme constitue l’objet de l’éthique de la vulnérabilité.

Dans cette éthique, qui sous-tend le projet d’une écologie politique rénovée par une ontologie, le sujet humain n’est plus conçu comme un agent moral autonome, défini par la raison ou l’autodétermination. Il se conçoit comme responsabilité.

Ce concept de responsabilité, que Corine Pelluchon façonne en prolongeant l’héritage lévinassien, ne se confond pas avec l’obligation ; il redéfinit la subjectivité, en rompant avec l’idée d’un sujet autosuffisant. Ce concept, au cœur de l’éthique de la vulnérabilité, redessine notre compréhension de  la liberté, en ce qu’elle est infléchie par une triple expérience de l’altérité :  1/ altération du soi et de notre corps, 2/ passivité du vivant (“qui vit de, se nourrit, a froid ou gèle… “ ), qui invite à une réhabilitation de la sensibilité comme susceptibilité à la douleur, 3/ responsabilité pour l’autre liée à la reconnaissance de l’altérité en moi.

Le sujet que je suis, en acceptant que sa volonté puisse être mise en échec , qu’il est un vivant passif, et qu’il peut être confronté à un autre qui “échappe à son pouvoir et à sa connaissance “ , reconnaît sa propre vulnérabilité et se rend ainsi capable d’accompagner d’autres êtres qui incarnent une “vulnérabilité extrême “ . La vulnérabilité, qui ne se confond pas avec la fragilité (“état de celui dont le bien-être et l’estime de soi dépendent complètement de l’autre “ ), fait ainsi référence “à notre susceptibilité au plaisir, à la douleur et au temps, à l’incomplétude du psychisme et souligne à la fois notre besoin de l’autre et notre ouverture à l’autre “ . Le sujet que je suis n’est pas ce sujet  de l’individualisme triomphant, maître de lui-même, en pleine possession de ses moyens, affirmant, volontaire et conquérant, que tout est possible. Le sujet que reconnaît l’éthique de la vulnérabilité est un “sujet brisé “, dont le mode d’être est, à ce titre, la responsabilité.

C’est cette refondation de la philosophie du sujet, qui intègre l’altérité au cœur de la subjectivité et conçoit le rapport de l’homme à l’autre sous deux modalités, celle de la responsabilité pour l’autre et celle du besoin de l’autre, qui doit porter une pensée des Droits de l’Homme et de la démocratie, capables de tenir toutes leurs promesses. Les Droits de l’Homme, enrichis par l’éthique de la vulnérabilité, ne visent pas la simple conservation de l’homme mais impliquent la question du droit à être et l’étendent à l’autre de l’homme. La promotion d’un humanisme de l’altérité, fondée sur l’éthique de la vulnérabilité,  inscrit donc, de manière nécessaire, la question animale et celle de la terre, ces autres de l’homme, au cœur des droits de l’homme. Si les Droits de l’Homme incarnent proprement un idéal de justice,  qui combat cette violence qui “[installe] une séparation entre les êtres qui sont dignes de considération et ceux qui ne le sont pas “ , alors ils peuvent se faire instrument d’une écologie politique, dont le champ d’action ne se limite pas à la simple protection de l’environnement, mais questionne la manière dont l’homme habite le monde. L’écologie politique, en tant qu’elle est un humanisme, ne peut faire l’économie d’une réflexion sur les modes de production et d’organisation sociopolitique des hommes, et doit s’inquiéter des formes d’exclusion générées par eux.

L’éthique de la vulnérabilité se présente ainsi comme une “éthique minimale ” dont l’ambition est “maximale “ . Ethique minimale, en ce qu’elle se concentre sur un concept unique , celui de responsabilité, hérité de la philosophie lévinassienne, mais dont le champ opératoire est étendu à la question de la terre et de l’animal. Ambition maximale, en ce qu’elle invite, contre l’idéologie du sujet autosuffisant, à repenser notre mode d’organisation humain et notre relation à la nature.

Prendre véritablement la mesure de ce qu’exige l’écologie, explique ainsi qu’on ne puisse pas s’en tenir à la seule question de la “nature “, et qu’il faille embrasser divers champs de l’éthique appliquée (problème de l’animal, de la culture, de l’agriculture, de l’éducation, de l’organisation du travail, de la prise en compte de l’handicap etc.).

Ce geste d’envergure, qui traverse la réflexion, est la condition d’une philosophie politique cohérente et conséquente, c’est-à-dire soutenue par un humanisme de l’altérité, comme le montre l’auteur.  Il structure le développement même de l’ouvrage, dont chacune des trois parties correspond à la prise en charge d’un questionnement éthique précis.

La première partie, qui part d’une analyse critique des accusations “fausses et naïves ” qui pèsent sur les conceptions de la relation de l’homme à la nature produites par la Bible, Descartes et les Lumières, questionne le projet de l’écologie profonde. Si l’écologie profonde a pu effectivement remettre en cause une “vision du monde où l’homme est considéré comme la mesure de toute chose “  , il lui manque encore une philosophie, qui pourrait lui donner toute son assise ontologique (déterminer les catégories de notre être à la nature) et politique. Partant de l’éthique de la terre de Léopold, qui développe un concept non instrumental de la terre, de la théorie de la valeur de Rolston, qui implique la nécessité de se décentrer “pour penser ce qui est bon pour un écosystème “  et de l’idée que “le politique ne concerne pas que les hommes mais un “plurivers ” (Latour) “ , l’auteur montre que les impératifs écologiques supposent une certaine compréhension de l’altérité, qui, pour être prise concrètement et efficacement en compte, exige plus de démocratie.

Repenser la question de la représentation en démocratie devient un problème crucial quand il s’agit de poser la question  du droit à être des animaux confrontés à la brutalité de l’élevage intensif. Cette confrontation constitue une épreuve pour la justice humaine : “Aussi la réflexion sur la justice envers les bêtes est-elle l’épreuve de la justice. Elle implique l’élaboration de catégories juridiques dépassant la dichotomie entre les choses et les personnes et conduisant à penser le sujet autrement, c’est-à-dire à fonder le droit, y compris les droits de l’homme, sur une conception du sujet nous permettant de penser  nos responsabilités à l’égard de tous les autrui appréhendés selon les normes spécifiques à leur espèce et même en référence à leur histoire . ” L’animal, en tant qu’il est un être sensible – ce que nous invite à considérer pleinement l’éthique de la vulnérabilité – “limite notre droit et l’usage que nous pouvons faire de [lui] . ” La prise en compte de la question animale, qui fait l’objet de la deuxième partie, inscrit la question du droit de l’animal au cœur d’une théorie des capabilités prenant en compte les besoins de base des bêtes et les normes d’épanouissement propres à leurs espèces. La question du droit de l’animal modifie les catégories majeures de la philosophie morale et politique, en promouvant un humanisme de la diversité qui ne se construit plus sur la distinction de l’homme et de l’animal, mais sur leur inséparabilité – ce dont témoignent les résultats de l’évolutionnisme biologique.

On comprendra ainsi les effets de la prise en compte de la question animale et de la terre, sur notre manière d’appréhender les modes de vie humains, le fonctionnement démocratique et la participation des citoyens au sein de l’espace public. Dans la troisième et dernière partie de son livre, Corine Pelluchon s’attache aux formes de déni du réel et de distorsion communicationnelle qui accompagnent les discours sur le travail. De la même manière que l’élevage des animaux et l’exploitation de la terre, l’espace humain du travail est soumis à des impératifs utilitaires de performances qui séparent et détruisent les hommes. Ces processus violents d’exclusion, qui créent de l’insécurité, s’accompagnent d’un détournement de vocabulaire où “valorisation désigne réification, où qualité signifie quantité, où l’évaluation individuelle est l’outil de l’homogénéisation et le terreau de l’individualisme  “. Ces détournements de la langue permettent une forme de contamination du mal, où le malheur infligé (aux autres hommes, aux bêtes, à la terre) est interprété  comme une forme de courage, ou  comme une capacité à s’adapter à la réalité. La résistance à ce mal et à sa contamination passe par plus de démocratie, au sens où il faudrait créer un espace de discussion, permettant l’élaboration d’une parole juste, qui n’est plus le véhicule de cette idéologie – projet dans lequel la philosophie trouve toute sa place.

Très concrètement, l’entreprise de récupération de la langue, du langage, socle de la liberté de penser, passe par une juste compréhension de ce qu’est la culture et de que ce qu’on doit attendre de l’éducation. Sur ce deuxième point, on saura gré à Corine Pelluchon de ne  laisser  place ni aux discours tristes et réactionnaires sur la crise de l’école en France, ni aux discours démagogiques l’accusant d’être inadaptée à la réalité  : c’est le discours du marketing qui est déconnecté de la réalité du travail des hommes, pas l’enseignement en tant qu’il porte des valeurs, notamment celles d’une culture comprise comme “amour du monde “. La question de l’éducation est ainsi au cœur de l’éthique de la vulnérabilité, en tant qu’elle participe aussi à la construction d’une raison publique, qui garantit le juste exercice démocratique, en prenant en considération tous les autres.

Le cœur de l’éthique de la vulnérabilité consiste ainsi à véritablement considérer l’autre et non pas à l’appréhender à partir de ses déficiences, ce qui se traduit, politiquement et socialement, par le vocabulaire de l’assistanat ou du parasitisme social, ou écologiquement, par l’idée d’une nature-ressource, ou réservoir. Cette éthique réalise ainsi ses ambitions maximales quand on appréhende à travers elle la question du polyhandicap. Pointant les limites de l’éthique du care, qui ne permet pas de “modifier l’image du lien social de telle sorte que nous puissions nous orienter vers un autre modèle de société” , l’éthique de la vulnérabilité reconnaît le nécessaire besoin de participation au monde de toute personne, qu’elle soit en situation de handicap (ou polyhandicap) ou non – reconnaissance qui doit se traduire matériellement par la construction d’institutions adaptées permettant aux individus d’enrichir leur vie sociale.

On l’aura ainsi compris, Eléments pour une éthique de la vulnérabilité promeut, d’un point de vue moral et politique, une certaine compréhension de la justice, fondée sur la considération de l’autre, de tout autre. Cette éthique doit “dégager des éléments permettant  de construire une société plus juste – fidèle à l’humanisme de l’altérité “ . Si ce livre, très riche, pose les jalons d’une philosophie véritable de l’écologie, on pourra peut-être attendre encore  de plus amples développements sur la tension qui existe entre la vie démocratique et ses institutions,  ainsi que sur la nature des engagements citoyens  seuls capables de sortir de cette triste alternative, décriée par l’auteur, qui constitue une impasse pour la démocratie, celle d’un balancement entre la technocratie ou le recours à un chef charismatique.

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