Il importe de déconstruire les réalités contemporaines du travail pour jeter un regard critique sur les discours actuels de légitimation du travail. D’abord parce que la critique de la pensée du travail est au cœur de l’opposition historique et politique entre le travail et le capital. Chacun de ces deux acteurs du capitalisme, dans son entreprise de légitimation, tente de se réapproprier cette pensée du travail, non seulement dans son essence anthropologique, mais également son historicité sociale. Ensuite, parce que cette pensée est le produit d’une entreprise hégémonique portée par les discours des acteurs dominants de ce capitalisme contemporain qui se présente systématiquement comme le mode d’organisation sociale «naturel» des sociétés humaines. D’où une autre interrogation, celle de la nature et de la qualification du capitalisme contemporain. Travail et capital forment le couple moteur du capitalisme depuis la Révolution industrielle. Autant dans son processus, économique, d’accumulation du capital que dans sa dynamique sociopolitique. Dans cette dynamique, les mouvements ouvriers et socialistes ont fait de la conflictualité du travail leur principal cheval de bataille pour le changement social. L’exigence de redistribution de la richesse accumulée par le capital, concrétisée par la formation de l’État-providence, ne furent-elles pas, en dernière instance, les résultats des luttes engagées par l’action collective de ces mouvements, autour des enjeux du travail et de sa régulation ?
Déstructuration et restructuration du monde du travail
Aujourd’hui, ces acquis sont mis en question à l’ombre du capitalisme globalisé et des perspectives néolibérales. L’éclatement des modes d’organisation du travail est une réalité dévastatrice. Il est en lien direct avec les nouvelles stratégies de gestion des entreprises mises en œuvre à la faveur des changements technologiques et dans un contexte de financiarisation accélérée de l’économie, avec pour résultats :
– Une mutation des logiques de gestion dont les horizons excluent désormais le long terme et leur plus-value continue mais limitée, au profit de stratégies du court terme subordonnées à la rentabilité financière et spéculative des marchés boursiers.
– Une accélération de la délocalisation des activités industrielles vers des espaces transnationaux où les coûts de la main-d’œuvre sont réduits en raison de l’absence de régulation du travail et de droits syndicaux d’association et de négociation collective.
Dans les sociétés du Nord, les conséquences de cette évolution passent par la transformation des espaces du travail reconfigurés par de nouvelles formes d’emploi dont la caractéristique fondamentale est la précarisation. Les rapports collectifs du travail se désagrègent suite à la déliquescence des identités professionnelles qui les sous-tendaient dans le contexte du compromis fordiste Le mouvement syndical, reconnu par l’institutionnalisation du « grand compromis », voit sa capacité d’action se réduire : l’action collective qui avait fait sa force en tant que mouvement ouvrier, avant son institutionnalisation comme acteur central du rapport travail / État / capital, lui fait désormais défaut.
Individualisation du rapport salarial
Un constat global, en lien avec cette évolution : l’individualisation du rapport salarial. Les impacts des stratégies de gestion transnationales des entreprises ont eu des impacts directs sur les modes de régulation et la conflictualité du travail. Les modes d’encadrement juridique des relations du travail actuellement à l’œuvre, au Québec comme dans la plupart des pays industrialisés, tendent de plus en plus vers une caducité de fait qui les rend inopérants face aux nouvelles figures de la conflictualité du travail. Le travail s’est transformé, mais le droit du travail n’a pas suivi. La figure autrefois dominante du conflit du travail n’a plus la même réalité dans les milieux du travail actuels. La généralisation du « modèle californien » (ou « japonais ») fondé sur l’individualisation de la relation d’emploi est telle que, dans l’ensemble des organisations, la conflictualité à changé de nature. Le conflit du travail a laissé place à une conflictualité nouvelle, caractérisé par la multiplication des conflits individuels et dans laquelle l’action collective est de facto disqualifiée, l’employé est seul face à l’organisation et ses RH désormais omnipotentes. Résultat : un déséquilibre structurel du rapport salarial, comparable à celui du capitalisme industriel paupérisateur du 19e siècle.
Les deux visages du «capitalisme mondialisé»
La division internationale du travail contemporaine présente une réalité amplement documentée. À l’échelle de la planète, le capitalisme industriel exerce une hégémonie quasi exclusive, au point d’y avoir éradiqué toute forme de production locale, artisanale ou ancienne (Inde, Brésil, Mexique, etc.). Un mode d’organisation du travail y est omniprésent : le taylorisme, dans ses formes les plus aliénantes. Alors même que dans nos sociétés du Nord, les discours des entreprises, le plus souvent portés par des instituts de recherche auto-institués, ne cessent de louer les nouvelles formes épanouissantes du travail, par l’avènement d’un capitalisme à la mesure de l’individu, une flexicurité bien comprise et, surtout, des formes d’emploi adaptées : emplois temporaire, à temps partiel, sur-appel, autonome, indépendants, à distance, etc. Toutes formes d’emplois dits atypiques, mais qui couvrent la plus grande partie des secteurs d’activité et dont le couple moteur est actionné par :
- la déqualification, manifeste dans les espaces mêmes du travail
- la précarité du travail dont les conséquences se traduisent d’abord la multiplication des inégalités sociales et la mise en marge de composantes de plus en plus larges de nos sociétés… du savoir.