AccueilNuméros des NCSNo. 12 - Automne 2014Le rôle essentiel de la recherche publique en santé

Le rôle essentiel de la recherche publique en santé

Marc-André Gagnon

Les gouvernements ont souvent la réputation d’être bureaucratiquement lourds, dépensiers, lents à s’adapter et ancrés dans les vieilles manières de faire. Comment, dans ce contexte de suspicion, le secteur public pourrait-il être plus efficace en recherche et développement que les jeunes firmes innovantes, dynamiques, adeptes de la destruction créatrice décrite par Josef Schumpeter ? Cette idée reçue quant à la performance présumée de celles-ci explique en grande partie pourquoi les systèmes d’innovation nationaux en santé ou dans les autres secteurs sont presque entièrement centrés sur la promotion de l’innovation par l’industrie privée. Les politiques publiques en faveur de l’innovation deviennent ainsi souvent de simples politiques de support financier au secteur privé, et le financement public de la recherche est ajusté de plus en plus selon aux besoins de ce dernier.

La recherche publique qui ne répond pas aux impératifs commerciaux est considérée de moindre valeur puisqu’elle ne réussit pas à prendre une forme marchande commercialisable. Elle est considérée un peu comme un loisir d’universitaires réfugiés dans leur tour d’ivoire, incapables de comprendre les véritables besoins de la population. Le gouvernement conservateur a embrassé cette perspective, par exemple, dans le budget fédéral de 2012 : on abandonnait l’aide à la recherche fondamentale au profit de celle pouvant être utile aux entreprises, et on indiquait clairement que le Conseil national de recherches du Canada devrait désormais « s’adapter aux besoins en recherche des entreprises et se concentrer sur des travaux de recherche appliquée dirigés par l’entreprise et pertinents pour l’industrie »1.

La valeur de la recherche, dans cette perspective, semble ne tenir qu’à sa valeur commerciale. Tout le problème est là. Comment mesure-t-on l’innovation et la valeur des résultats de recherche ? Actuellement, on mesure l’innovation d’abord et avant tout en termes de nombre de brevets obtenus, ou encore en termes de valeur commerciale réalisée. À cette aune, la recherche publique ne peut évidemment pas s’avérer compétitive et il devient alors facile de prétendre qu’il faut réorganiser la recherche publique et universitaire en fonction d’objectifs de court terme pour en obtenir de la valeur commerciale. Pourtant, cette perspective de rentabilité s’avère une optique à courte vue. Ainsi, si le succès commercial des systèmes GPS a nécessité des recherches privées importantes, ce système n’aurait toutefois jamais pu être développé sans la mise en place de programmes de recherche sur la relativité en astrophysique, bien que ces programmes de recherche n’aient jamais eu aucune valeur commerciale.

La recherche privée en santé

La majorité des dépenses en recherche dans le domaine de la santé est canalisée sur les produits pharmaceutiques. Pour mieux comprendre la dynamique entre la recherche privée et la recherche publique, nous concentrerons donc notre analyse sur ce secteur stratégique.

Le secteur pharmaceutique contemporain est particulièrement intéressant, car s’il se caractérise par des taux de profit très élevés, il se distingue aussi par une efficacité toute relative au niveau de l’innovation thérapeutique2. Ce secteur se démarque en effet par un modèle d’affaires rentable pour l’entreprise privée, mais qui contribue très peu à un avancement thérapeutique significatif. La raison principale en est que la recherche privée en santé est en fait pensée comme l’extension des stratégies de marketing de la firme : le but n’est pas d’effectuer des études scientifiques sur les bénéfices et les risques d’un nouveau produit, le but est plutôt de produire des arguments pour le vendre.

La recherche privée en santé relève surtout de la recherche clinique visant à développer des médicaments, plutôt que de la recherche fondamentale visant à découvrir de nouveaux types de traitement. Au niveau mondial, 84 % de la recherche fondamentale dans le secteur pharmaceutique est financée par le secteur public, 4 % est financée par des fondations à but non lucratif et seulement 12 % est financée par le secteur privé3. La recherche clinique, toutefois, demeure dominée par le financement privé (si on exclut les crédits d’impôt). Et elle est souvent conçue comme une simple stratégie de marketing.

La recherche clinique privée des firmes est habituellement exécutée à l’externe par l’entremise de contrats attribués à des organisations de recherche privées dont le mandat est de produire les données qui serviront de base à un nombre important d’articles scientifiques. Tout en sélectionnant les résultats les plus favorables à leur produit et en mettant de côté les résultats défavorables (par exemple, sur les effets négatifs du médicament), les firmes font appel à des agences de communication privées pour organiser des programmes de publication servant à diffuser une masse critique d’articles dans les revues médicales qui permettront de soutenir la campagne promotionnelle des représentants de l’industrie auprès des médecinsg »,. En réalité, les articles sont souvent rédigés par les firmes et signés par des chercheurs complaisants pour permettre leur publication dans des revues scientifiques. C’est un phénomène répandu qui est mieux connu sous l’appellation de « hostwriting écriture sur commande effectuée par des rédacteurs anonymes.

Par exemple, des documents internes de Pfizer, rendus publics à la suite d’un litige, ont permis de révéler qu’entre 1998 et 2000, pas moins de 85 articles scientifiques sur la sertraline (l’antidépresseur Zoloft) avaient été rédigés à l’initiative directe de l’entreprise. Durant cette période, l’ensemble de la littérature scientifique comptait seulement 211 articles sur cette molécule. Pfizer avait ainsi produit une masse critique d’articles favorables au médicament, en présélectionnant les données qui devaient être publiées et en laissant de côté celles moins favorables au produit, ce qui lui a permis de noyer dans ce magma les études critiques produites de manière indépendante4. Ces stratégies ne constituent pas des exceptions, elles sont devenues la norme pour transformer une innovation (une nouvelle molécule) en succès commercial.

Ce type de « science » s’avère effectivement des plus rentable puisqu’il permet d’accroître les ventes et de transformer des innovations en médicaments vedettes. Cette science est-elle toutefois intéressante en termes thérapeutiques ? C’est rarement le cas. Les sommes immenses consacrées à la recherche stimulent la production de nouvelles molécules, mais ce sont souvent des molécules qui n’apportent rien de nouveau en termes thérapeutiques. En fait, plus de huit médicaments sur dix qui arrivent sur le marché ne représentent aucune avancée thérapeutique par rapport à ce qui existe déjà .. On compte bien quelques médicaments qui représentent des avancées importantes, et c’est important de le souligner. Toutefois, ce sont des exceptions puisque le modèle d’affaires en place n’a plus besoin d’innover en termes thérapeutiques pour transformer un nouveau médicament ensuccès commercial.

Il est aussi important de souligner que la quasi-totalité des chercheurs et des chercheuses impliquéEs dans la recherche médicale, qu’elle soit publique ou privée, sont des gens intègres et honnêtes qui cherchent réellement à faire avancer les connaissances de la médecine. Toutefois, les jeux d’influence en place et les structures économiques privées dans lesquelles ces chercheurs évoluent les conduisent souvent à participer de facto à un système où la rentabilité des actionnaires peut se réaliser au détriment des patients et des patientes.

Dans les structures économiques actuelles, la recherche privée est moins axée sur le développement de produits novateurs que sur l’accroissement et le contrôle de discours scientifiques pour mousser leur vente. Un bon contrôle des discours scientifiques entourant le produit permet en fait de se dispenser d’une véritable innovation thérapeutique puisqu’on est en mesure de faire croire qu’il y a bien une telle innovation. Il n’y a aucun incitatif financier à se lancer dans des recherches complexes, coûteuses et risquées pour développer de nouveaux traitements novateurs alors qu’il suffit de reprendre les molécules existantes et de les modifier légèrement pour obtenir un nouveau brevet. Les publications douteuses ainsi que les campagnes promotionnelles feront le reste. Le modèle d’affaires existant n’est donc pas conçu pour développer de nouvelles générations de traitements pour améliorer la santé des malades, il est plutôt conçu pour produire par exemple un quatorzième inhibiteur de pompe à protons contre les reflux gastriques, ou une douzième statine pour réduire le cholestérol. Bien que ces produits seront identiques aux précédents, les jeux d’influence dans la recherche et les campagnes promotionnelles auront tôt fait de les transformer en médicament à succès

Par exemple, pour 70 % des patientes et des patients qui prennent des antidépresseurs, on est incapable de démontrer qu’ils en retireront un bénéfice clinique quelconque, supérieur à celui d’un placebo5. Pendant des décennies, de même, l’hormone de remplacement pour les femmes ménopausées a été prescrite de manière systématique alors que des effets secondaires importants, connus des firmes, auraient exigé plus de retenue de la part des médecins  . Dans le cas de l’anti-inflammatoire Vioxx, on estime que la prescription massive de ce médicament entre 1999 et 2004 a causé aux États-Unis un surplus de 88 000 à 137000crises cardiaques, dont 30 à 40 % furent mortelles. Pour vendre son médicament, la firme Merck avait organisé une campagne de « ghostwriting » qui avait favorisé la publication d’environ 96 articles scientifiques. Les articles-clés avaient « omis » de mentionner la mort de patientEs durant les essais cliniques. Lors d’un recours collectif contre Merck en Australie en 2009, l’accès à des documents internes avait permis de découvrir que la firme avait créé de fausses revues médicales pour faire la promotion de son produit. Les courriels internes de la firme, révélés durant le recours collectif, nous apprenaient que Merck avait dressé une liste de chercheurs prétendument « voyous » qui devaient être discrédités ou neutralisés. Entre autres, huit chercheurs de Stanford se sont plaints d’avoir reçu des menaces de la firme après avoir publié des résultats défavorables au médicament. Vioxx est peut-être le pire cas connu d’un médicament qui a inutilement causé la mort de dizaine de milliers de personnes6. Aux États-Unis, une fois qu’il fut découvert que la firme avait simplement menti par rapport aux bienfaits de son produit, celle-ci a réglé à l’amiable une amende de 950 millions de dollars. Cette somme peut sembler imposante, mais si on la compare aux ventes du produit qui se sont élevées à 11 milliards de dollars durant ces cinq années, l’amende est plutôt de l’ordre d’un ticket de stationnement. Bien qu’une catastrophe pour la santé, le Vioxx reste un immense succès commercial.,

La recherche privée produit des résultats privés. Les firmes peuvent donc sélectionner quels résultats elles veulent publier et quels résultats elles préfèrent garder secrets. Il faut toutefois noter que les firmes doivent tout de même dévoiler l’ensemble de leurs résultats cliniques aux agences réglementaires. Néanmoins, pour faire approuver un produit, il suffit de prouver qu’un produit est meilleur qu’un placebo, et non pas meilleur que les autres produits existants. Une agence réglementaire, comme Santé Canada, ne peut rendre les données cliniques publiques étant donné le secret commercial des entreprises. Cette situation est simplement scandaleuse. Bien souvent, les firmes savent que leurs produits peuvent causer des effets secondaires importants, mais les médecins qui prescrivent les produits ne le savent pas du fait que les firmes refusent de rendre publiques leurs données. Dans le cas de plusieurs médicaments, comme le Vioxx, le Neurontin, l’Avandia, le Wellbutrin, le Tamiflu, le Zyprexa, le Seroquel, ou l’ensemble des antidépresseurs depuis le Prozac, les effets négatifs (parfois mortels) ou l’absence de bénéfices cliniques des médicaments étaient connus grâce aux essais cliniques réalisés par les firmes, mais celles-ci avaient choisi de ne pas dévoiler les résultats.

Soyons clairs : tant que l’ensemble des données cliniques pour tous les médicaments n’est pas publiquement disponible afin de permettre une comparaison rationnelle de ces produits, plusieurs patientEs ne bénéficient pas des meilleurs traitements disponibles pour leur condition, ou encore peuvent être victimes d’effets secondaires, parfois mortels, qui auraient pu être évités grâce à des pratiques de prescription plus rationnelles. Sans transparence des données, nous sommes en présence d’habitudes de prescription qui sont le fruit des jeux d’influence des firmes sur la recherche et de l’efficacité des campagnes promotionnelles. Sans transparence des données, la valeur commerciale des produits reste déconnectée de leur valeur thérapeutique.

La recherche publique en santé

Seule la recherche publique peut réaliser des essais cliniques libres de toute considération commerciale. En ce moment, la recherche médicale est structurée autour des firmes, la recherche publique étant conçue comme une simple forme d’assistance à la recherche privée. Plusieurs partagent du coup un sentiment d’infériorité associé à la recherche publique, comme si elle demeurait sans valeur sans l’apport des firmes. Pourtant la recherche publique contribue de manière majeure à l’avancement thérapeutique et au bien-être des patients et des patientes7. Il a été estimé que la recherche publique avait contribué à la découverte de près des deux tiers des médicaments représentant une véritable avancée thérapeutique, mais qu’en revanche elle avait peu contribué au développement de produits sans avancée thérapeutique significative.c

De plus, seule la recherche publique est en mesure de poser des questions pertinentes pour les médecins. Les recherches privées se demandent si un produit vaut la peine d’être prescrit par rapport à un placebo. Pour le médecin, la véritable question est plutôt de savoir quel médicament devrait être prescrit comme traitement pour une condition spécifique. Au niveau de la recherche clinique, c’est justement à ce type de questions que cherche à répondre la recherche publique.

Aux États-Unis, les National Institutes of Health (NIH) sont des instituts publics de recherche médicale. En plus de financer de manière considérable la recherche fondamentale, les NIH mènent parfois de grands essais cliniques publis pour déterminer quels devraient être les traitements privilégiés par les médecins pour des conditions spécifiques.

Par exemple, en 2002, les NIH terminaient l’essai clinique ALLHAT pour connaître quel était le meilleur traitement pour prévenir l’hypertension et l’hypercholestérolémie causant l’infarctus du myocarde. On comparait différents antihypertenseurs : les alphabloquants, les antagonistes calciques, les inhibiteurs de l’enzyme de conversion de l’angiotensine, ainsi qu’une génération plus ancienne de médicaments, soit les diurétiques  . Ce sont 42000patientEs qui ont été suiviEs durant une période de cinq à huit ans. À propos du critère primaire de prévention de l’infarctus du myocarde, les médicaments n’ont démontré aucune différence en termes de bénéfices cliniques, mis à part les alphabloquants, clairement moins efficaces que les autres. D’importantes différences ont toutefois été signalées quant aux critères secondaires : les diurétiques se sont avérés plus efficaces que les inhibiteurs de l’enzyme de conversion de l’angiotensine pour prévenir les accidents vasculaires cérébraux et les complications cardiaques, et plus efficaces que les antagonistes calciques pour prévenir les insuffisances cardiaques8. Malheureusement, malgré des résultats cliniques clairs, les campagnes promotionnelles des firmes ont contribué à marginaliser comme auparavant la prescription des diurétiques par rapport aux autres médicaments plus chers et moins efficaces.

Dans l’essai clinique CATIE, les NIH ont démontré que les nouveaux antipsychotiques (dits atypiques) ne sont en rien différents cliniquement des antipsychotiques plus anciens coûtant 12 fois moins cher. Pourtant, les médecins continuent de prescrire systématiquement les antipsychotiques atypiques9. De même, c’est l’essai clinique indépendant de la Women Health Initiative (WHI) qui a permis de faire la lumière sur les importants effets nocifs de l’hormonothérapie pour les femmes ménopausées . Les résultats de cet essai clinique ont permis de découvrir l’importance de la campagne de « ghostwriting »qu’avait menée la firme Wyeth pour vendre son produit , et ont aussi permis d’arrêter la prescription systématique de ce produit. En posant les bonnes questions, la recherche publique permet de trouver les bonnes réponses.

La recherche publique est-elle plus efficace que la recherche privée ? Si on définit l’efficacité par la capacité de produire du revenu et du profit, la réponse est non. Dans le cas de la recherche pharmaceutique, la recherche privée est capable de produire de la valeur en dépit d’une absence d’innovation thérapeutique. La recherche publique, en s’imposant des standards plus rigoureux pour chercher à maximiser les bénéfices cliniques, produit donc peu de valeur. Pire, elle s’oppose à la valeur en empêchant les firmes de tourner en rond, de générer des profits en vendant de fausses promesses. La recherche publique constitue en fait un obstacle pour le succès commercial des nouveaux produits, elle représente un frein pour l’innovation définie en termes purement financiers.

À cet égard, le meilleur exemple est sûrement le Therapeutics Initiative(TI) en Colombie-Britannique. Le TI est un groupe de recherche universitaire financé publiquement et rattaché à l’Université de la Colombie-Britannique (UBC), et qui a été appelé à conseiller le régime public d’assurance-médicaments de la province pour déterminer si un médicament devait être remboursé ou pas. Créé en 1994, le TI a été fortement critiqué à ses débuts puisqu’il s’opposait à l’acceptation automatique des remboursements de nouveaux médicaments par le régime public d’assurance-médicaments de la province, comme c’était le cas auparavant. Perçu comme un groupe défavorable aux intérêts des firmes pharmaceutiques dominantes, il a dû faire face à plusieurs menaces de recours légaux, à une campagne de publicité négative et à plusieurs tracasseries de la part de l’industrie. Toutefois, en établissant une méthode rigoureuse d’évaluation par les preuves et en ne recourant qu’aux données des essais cliniques réalisés avec les plus hauts standards de la recherche, le TI est devenu un exemple national de la médecine fondée sur des preuves en ce qui a trait aux prescriptions pharmaceutiques. Encore aujourd’hui, il est considéré par plusieurs comme étant la seule référence critique d’évaluation des nouveaux traitements au Canada qui n’est pas entaché par la politique ou la partisanerie,. Par exemple, grâce au TI, la Colombie-Britannique est la seule province qui a refusé de rembourser le Vioxx. En moyenne, on évalue que l’expertise du TI a permis une réduction des coûts en médicaments de 14 % par année, et ce non pas en diminuant la qualité des soins, mais en l’améliorant10.

Si l’on adopte comme credo que la recherche publique doit participer à la création de la valeur commerciale, il faut alors vite démanteler le TI ou tout institut de recherche indépendant et intègre. Depuis l’arrivée au pouvoir des libéraux en 2001 en Colombie-Britannique, le ministre de la Santé a tenté à quelques reprises de démanteler le TI. Les contributions politiques substantielles des firmes pharmaceutiques au Parti libéral en Colombie-Britannique peuvent expliquer en partie cette volonté de mettre fin aux activités du TI11. Néanmoins, la réputation et le support dont jouissait cette organisation dans le monde médical ont constamment forcé le ministre à reculer. En 2012, toutefois, le ministre de la Santé a mis fin à tout financement et à toute recherche par le TI. Les recherches en cours étaient sur le point de démontrer que des remèdes vedettes comme le Champix (pour arrêter de fumer), l’anticoagulant Pradax ou l’Accutane (médicament contre l’acné) étaient trop prescrits et généraient des effets non désirés plus importants que prévu. L’année 2012 est celle où le ministre de la Santé, Mike de Jong, avait multiplié les déclarations favorables à l’industrie : on annonçait un investissement de 39 millions de dollars pour la recherche pharmaceutique dans le but d’attirer les investissements privés, on voulait offrir un meilleur environnement d’affaires pour les firmes pharmaceutiques, on voulait encourager l’innovation et la création de valeur dans les sciences de la vie, et on voulait mieux arrimer la recherche académique avec les besoins de l’entreprise12. Le problème, semble-t-il, est que la recherche sans complaisance du TI, ses analyses rigoureuses portant sur les effets secondaires des médicaments et son exigence de démonstration de leurs bénéfices cliniques se présentaient comme des obstacles majeurs à la création de valeur et à l’innovation commerciale. C’était par conséquent un obstacle à la création d’un environnement d’affaires approprié. Le ministère de la Santé a alors mis fin à toutes les recherches en cours du TI. Non pas parce que ces recherches n’étaient pas efficaces, mais bien parce qu’elles étaient au contraire trop efficaces pour les besoins de l’innovation commerciale.

Conclusion

C’est tout le drame qui se joue aujourd’hui dans le monde de la science : la recherche rigoureuse devient de plus en plus un obstacle à la création de valeur, à l’innovation mesurée en dollars. La production sélective de l’ignorance est en fait au centre du modèle d’affaires de l’innovation dans la nouvelle économie du savoir1. Cette dynamique ne concerne pas uniquement le secteur pharmaceutique, elle se retrouve dans tous les secteurs à but lucratif où la question de l’évaluation des risques est centrale pour la détermination du taux de profit. Cette même dynamique se retrouve ainsi systématiquement dans les secteurs de l’énergie, des organismes génétiquement modifiés, des changements climatiques, des produits chimiques, du tabac, etc.

Lorsque l’évaluation des risques devient un facteur déterminant du profit, la science devient un champ de bataille et la recherche se fait enrôler pour défendre des intérêts financiers bien spécifiques. Dans un contexte où les universités en viennent à se plier en quatre pour construire des partenariats public-privé avec les firmes, ce sont les impératifs commerciaux des firmes qui pénètrent dans l’université et qui en viennent à dominer l’ensemble de la recherche.

Dans ce contexte, la recherche publique indépendante ne peut être rentable. Au contraire, elle doit jouer le rôle essentiel de chien de garde du bien commun afin de s’assurer que la science des firmes privées ne devienne pas une norme permettant de dicter une vérité sur mesure pour des intérêts financiers. Non rentable, elle menace l’empire de la valeur qui peut se construire à partir de demi-vérités. En somme, la recherche publique indépendante est moins innovante commercialement que la recherche privée parce qu’au fond elle reste diablement plus efficace.

1 Sylvain Larocque, « Ottawa abandonne la recherche fondamentale », La Presse, 29 mars 2012, <www.lapresse.ca/le-droit/dossiers/budget-federal-2012/201203/29/01-4510707-ottawa-abandonne-la-recherche-fondamentale.php>.

2 Marc-André Gagnon, « Corruption of pharmaceutical markets: addressing the misalignment of financial incentives and public health », Journal of Law, Medicine and Ethics, vol. 41, n° 3, septembre 2013, p. 571-580.

3 Donald W. Light, « Basic research funds to discover important new drugs: who contributes how much ? », dans Monitoring Financial Flows for Health Research 2005. Behind the Global Numbers, Genève, Global Forum for Health Research, 2006.

g », Alastair Matheson, « Corporate science and the husbandry of scientific and medical knowledge by the pharmaceutical industry », BioSocieties, vol. 3, n° 4, 2008, p. 355–382; Sergio Sismondo, « Ghosts in the machine: publication planning in the medical science », Social Studies of Science, vol. 39, n° 2, 2009, p. 171-198.

4 Sergio Sismondo, « Ghost management: how much of the medical literature is shaped behind the scenes by the pharmaceutical industry ? », PLoS Medicine, vol. 4, n° 9, septembre 2007, p. 1429-1433.

. Marc-André Gagnon, « Recherche clinique sous influence. Penser les alternatives », Prescrire, n° 342, avril 2012, p. 311-314.

. Donald W. Light et Joel R. Lexchin, « Pharmaceutical research and development : what do we get for all that money », BMJ 345, n° e4348, août 2012, p. 22-28.

5 Jay C. Fournier et coll., « Antidepressant drug effects and depression severity: a patient-level meta-analysis », JAMA, vol. 303, n° 1, 2010, p. 47-53; Irving. Kirsch, The Emperor’s New Drugs: Exploding the Antidepressant Myth, New York, Basic Books, 2010.

   Adriane Fugh-Berman, « The haunting of medical journals: how ghostwriting sold ‘‘HRT’’», PLoS Med, vol. 7, n° 9, 2010.

6 Marc-André Gagnon et Sergio Sismondo, « The ghosts of medical research », Genetic Engineering and Biotechnology News, vol. 30, n° 10, 2010.

., Peter Loftus et Brent Kendall, « Merck to pay $950 Million in Vioxx Settlement », Wall Street Journal, 23 novembre 2011.

. Ben Goldacre, Bad Pharma: How Drug Companies Mislead Doctors and Harm Patients, Toronto, McClelland & Stewart, 2012.

7 Ashley J. Stevens, « The role of public-sector research in the discovery of drugs and vaccines », NEJM, vol. 364, n° 6, 2011.

.c Bhaven N. Sampa et Frank Lichtenberg, « What are the respective roles of the public and private sectors in pharmaceutical innovation ? », Health Affairs, vol. 30, n° 2, 2011.

   Martine Ruggli, « Essais cliniques indépendants : des réponses pour mieux soigner », Prescrire, n° 342, avril 2012, <www.prescrire.org/Docu/Archive/docus/PiluleOr2012Ruggli.pdf>.

8 Atle Fretheim, « Back to thiazide-diuretics for hypertension: reflections after a decade of irrational prescribing », BMC Family Practice, vol. 4, n° 19, 2003, p. 1-4.

. Andrew Pollack, « The minimal impact of a big hypertension study », New York Times, 27 novembre 2008.

9 Peter B. Jones et coll., « Randomized controlled trial effect on quality of life of second- vs first-generation antipsychotic drugs in schizophrenia. Cost utility of the latest antipsychotic drugs in schizophrenia study (CUtLASS 1) », Archives of General Psychiatry, vol, 63, 2006, p. 1079-1087; Ragy G. Girgis et coll., « Clozapine v. chlorpromazine in treatment-naïve, first-episode schizophrenia : 9-year outcomes of randomised clinical trial », British Journal of Psychiatry, vol. 199, 2011, p. 281-288.

Ruggli, op. cit.

  Fugh-Berman, op. cit.

, Times Colonist. « Pharma initiative saved money, lives », Victoria Times Colonist, 6 décembre 2009.

10 Steve Morgan, Ken Bassett et Barbara Mintzes, « Outcomes-based drug coverage in British Columbia », Health Affairs, vol. 23, n° 3, mai-juin 2004.

11 Times Colonist, op. cit.

12 Alan Cassels, « The best place on Earth (for pharmaceutical companies) », Focus Online, mars 2013, <http://focusonline.ca/?q=node/516>.

1 Philip Mirowski, Science-Mart. Privatizing American Science, Cambridge, Harvard University Press, 2011.

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