Le néolibéralisme a-t-il occulté la notion de classes sociales ? Ce n’est pas l’avis du sociologue Roland Pfefferkorn, auteur d’un essai sur les rapports sociaux, pour qui la conflictualité sociale connaît actuellement un regain.
Par Michel Husson
Qu’appelle-t-on le « paradoxe néolibéral » et comment s’explique-t-il ?
Roland Pfefferkorn : Au moment où la polarisation sociale se renforce à travers lamontée des inégalités sociales, le discours de classe, tel qu’il se déclinait jusqu’àla fin des années 1970, s’efface. Il y a plusieurs raisons à cela. Le noyau central dela classe ouvrière industrielle s’est effondré. La bourgeoisie et ses institutionsdéfendent en permanence les intérêts de cette classe et imposent sa vision dumonde. Et ce, d’autant plus que les liens entre les intellectuels et la gauche sesont fortement distendus et que de nouveaux discours et pratiques managérialesse sont progressivement imposés. Ajoutons à ces transformations une difficultésémantique réelle : longtemps, une confusion a été entretenue entre la « classeouvrière » et la catégorie ouvrière au sens des catégories socioprofessionnelles del’Insee. Or, cette classe ne s’est jamais limitée aux seuls ouvriers. Elle comprendla très grande majorité des salariés. C’est pourquoi il vaut mieux parler de« classe des travailleurs » ou de « classe laborieuse », à l’instar d’autres languescomme l’anglais ou l’allemand (working class, Arbeiterklasse). Certains discoursde substitution se sont provisoirement imposés dans les années 1980-1990 dufait de ces transformations et de ces difficultés combinées à des changementsplus « mythiques ». Ce sont notamment les thèses de la « moyennisation », del’individualisation du social, de l’invisibilisation des classes ou, plusparticulièrement en France, de l’exclusion.
Quels sont les facteurs qui vous permettent de constater un « retour des classes » ?
Les expressions « classe sociale », « classe ouvrière », « classe salariale », « classe laborieuse », ou d’autres,réapparaissent dans nombre de titres de livres ou d’articles. Le renouveau des conflits sociaux a conduit une partcroissante de sociologues à (re)prendre au sérieux les analyses en termes de classes et à abandonner la rengaine del’individualisation du social. Ce regain d’intérêt peut s’observer, avec certes des rythmes propres à chacun des Étatsconcernés, dans différents pays européens, en France, en Italie, en Espagne, en Grande-Bretagne ou en Allemagne,mais aussi aux États-Unis ou au Japon. Le développement à l’échelle internationale du mouvementaltermondialiste et des forums sociaux ou l’implication de millions de salariés dans des mobilisations collectives,souvent prolongées témoignent aussi de ce regain de la conflictualité sociale. En France, la multiplication et lagénéralisation, début 2006, de manifestationsrassemblant des jeunes scolarisés et des salariés contre ledémantèlement du droit du travail en sont une belleillustration.
Tout en développant une mystique du rassemblement, ilest clair qu’avec les lois votées au cours de l’été 2007,Nicolas Sarkozy et ceux qui sont rassemblés autour de luialimentent l’actuelle lutte des classes. Par exemple enorganisant de nouveaux transferts de richesses descouches salariées vers les fractions les plus aisées de lasociété, et singulièrement vers les propriétaires les plusfortunés. De nouvelles mesures vont encore accentuer lesinégalités sociales. Il faut rappeler qu’au cours du quartde siècle écoulé, la part des salaires dans la répartitiondes richesses a déjà reculé de 10 points en faveur desprofits, en passant de 70 % à 60 % du revenu national.
Source: Politis – n°988, jeudi 7 février 2008