Le réalignement des astres

Gilles Duceppe a raison d’affirmer (Le Devoir 14 mai) qu’il serait une « grave erreur » de penser que la défaite catastrophique du Bloc aux dernières élections fédérales est une sorte d’incident de parcours. Ce discours confronte dans la famille Bloc-PQ l’approche jovialiste publiquement adoptée par Pauline Marois et la majorité des commentateurs proches du PQ comme Jean-François Lisée. Ceux-ci sont réconfortés d’apprendre par des sondages que l’option souverainiste est encore populaire, que les gens n’ont pas voté pour le NPD par conviction, bref, que tout va « rentrer dans l’ordre » éventuellement. En fait, ce jovialisme des perdants, précisons-le, est une réponse maladroite à un autre jovialisme, celui des dominants qui répètent en boucle sur toutes les tribunes que la dure défaite du Bloc marque le début de la fin du mouvement indépendantiste. Les bloquistes ont raison de souligner qu’une poignée de députés et 23% du vote, c’est loin d’être négligeable comme base de reconstruction. En fait, pendant toute son existence, le Bloc est le seul parti dont on a questionné tous les jours la pertinence. « Pourquoi existez-vous ? » En filigrane: « admettez donc la défaite de 1995 et passez donc à autre chose … »

C’est pas moi c’est lui

À côté des jovialistes,  d’autres sont plus pessimistes. Mais au lieu de se regarder dans le miroir, ils blâment les autres : la presse fédéraliste, l’ « hypocrite » Jack Layton, le « méchant » Amir Khadir (qui va diviser les votes). Plus encore, on blâme le peuple québécois tout entier, « névrosé », « insouciant », agissant comme une bande d’enfants mal élevés. « C’est pas moi c’est lui … ». Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’on assiste à de telles litanies. Il y a une alternative, cependant : procéder à une véritable auto-analyse pour y voir, non pas un peuple québécois qui renonce à l’indépendance pour l’autonomie (comme nous le chantent certains élus du NPD), mais l’expression d’une crise à la fois de leadership et générationnelle ou, pour dire les choses simplement, un nouveaux contexte où le peuple refuse désormais de dissocier le projet de pays du projet de société.

La droite à l’offensive

Entretemps, la droite, tant au niveau canadien qu’au niveau québécois, achève sa réorganisation. Certes avec la capture de l’État fédéral, la droite canadienne non seulement exulte, mais s’apprête à amorcer une « révolution » de droite espérée depuis longtemps. Stephen Harper en effet ne s’en jamais caché. Il faut « restructurer » cet État fédéral trop ankylosé par les vestiges des politiques keynésiennes qui ont prévalu depuis 1945. Une immense redistribution des ressources doit s’accélérer (cela avait commencé sous les Libéraux) en faveur des dominants et d’une partie des classes dites moyennes, notamment les petits entrepreneurs. Comme il n’est pas vraiment question de créer de nouvelles richesses, il faut tout « simplement » enlever aux uns pour donner aux autres, comme cela est le cas aux États-Unis depuis trente ans.

La « révolution »

Pour imposer cela aux classes populaires et moyennes, il faut déployer une vaste panoplie de moyens : faire peur (la « menace terroriste), réprimer (à la G8), criminaliser (les jeunes et les immigrants), manipuler (entre autres le système électoral) et briser, le plus systématiquement possible, les programmes keynésiens dans les domaines de la santé, de l’éducation et de la protection sociale par la réduction des services et la privatisation. Parallèlement, la droite doit réaliser le mandat que lui confèrent les élites : recentrer l’économie canadienne au niveau des finances et des ressources et liquider les « canards boiteux » du secteur manufacturier, ce faisant, s’alignant davantage dans le processus de globalisation promu par les dominants à l’échelle planétaire. Tout cela dans un nouveau dispositif culturel qui joue sur le terrain de la morale réactionnaire (intégrisme chrétien) et du mythe de l’homme « libre » (le « self-made man » qui a comme principal ennemi l’État). Grâce à la dislocation du Bloc et du PLC, les Conservateurs sont attelés à cette tâche gigantesque. Cette révolution culturelle, menée tambour battant par une droite désormais décomplexée et sûre de ses moyens de diffusion, s’attaque au premier chef aux droits des femmes : le mouvement féministe étant le mouvement social ayant le plus marqué la société ces cinquante dernières années.

La bataille du Québec

Au Québec, ces mêmes dominants (ils contrôlent l’économie et les médias) sont conscients de leur vulnérabilité, d’où la défaite humiliante de leur parti « organique » aux élections fédérales. Aux yeux des gens en effet, ils sont identifiés non seulement comme des prédateurs, mais souvent aussi comme des ennemis. À part une petite poignée de privilégiés (Québec inc) et un carré d’irréductibles larbins réactionnaires, les dominants ont peu d’appui. Entravés, ils ne sont cependant pas passifs. Sous l’égide du PLQ depuis presque dix ans, le gouvernement québécois a eu comme principal mandat de faire ce que le PQ sous Lucien Bouchard et Bernard Landry avait commencé à faire : miner l’héritage de la révolution tranquille en visant les programmes universels ; affaiblir la capacité de l’État québécois d’intervenir dans l’économie pour laisser le champ libre aux prédateurs ; enfin livrer le Québec pieds et poings liés à l’État fédéral, tout en l’enchâssant solidement dans l’édifice globalisé et réactionnaire de l’ALÉNA.

Grains de sable

Mais la tâche est cependant difficile. Les classes populaires et moyennes lancent beaucoup de (gros) grains de sable dans l’engrenage. Elles ont réussi à empêcher la destruction des CPE. Elles ont résisté à la privatisation en douce de la santé et de l’éducation supérieure. Elles ont ralenti l’assaut contre les conditions de vie et de travail. Elles ont délégitimé les aventures guerrières. Bref, elles ont créé une situation où la révolution de droite, à date en tout cas, n’a pas percé le mur. Dans un sens, le vote anti-Harper de la dernière élection, avec toutes ses ambigüités, reflète ce profond refus populaire du projet de droite. Fait à noter, comme nous l’indique un dernier sondage, le sens du vote pour le Bloc a aussi été un vote de gauche. Plus que, semble-t-il, le vote NPD qui, en plus de sa composante de vote d’adhésion (à gauche) a inclus une bonne part du vote protestataire sans compter le vote de sympathie pour le leader. Bref, avec des nuances et des précautions d’usage, on peut additionner les deux votes et poser l’hypothèse qu’une fraction significative (deux tiers de l’électorat) a voté à gauche du centre. Ce n’est pas rien.

Détournement de sens

Voilà pourquoi la droite remet cela. Ce projet pour changer le rapport de forces n’a pas commencé hier. Depuis au moins dix ans, il est préparé par une gigantesque bataille des idées qui passe par la capitulation plus ou moins tranquille des couches intellectuelles, par la transformation des médias en de vulgaires perroquets des dominants, et par la transformation plus ou moins subtile des institutions et des partis politiques. On n’a qu’à ouvrir le Journal de Montréal ou encore à écouter les réseaux de télévision privés pour observer ce torrent d’idées réactionnaires provenant des officines de l’Institut économique de Montréal, de la Chambre de commerce, des diverses associations patronales. L’un des aspects les plus dangereux de ce processus de domestication des intellectuels est la violence avec laquelle les deux empires ont  cassé le syndicalisme des journalistes pour imposer à la fois un modèle d’affaire (convergence) et une modification en profondeur du métier où tout est axé sur la mise en exergue des opinions des élites, très à droite le plus souvent.
Les grands manipulateurs

Ces nouveaux mercenaires non-syndiqués nous abreuvent quotidiennement de leurs proses largement relayées et commentées. Le travail est systématique, vulgaire, agressif : les gens ordinaires sont « coupables » (de bénéficier de services sociaux) ; notre « civilisation » est agressée de l’intérieur (immigrant, autochtone, musulman). À une autre échelle, les partis politiques sont dévoyés, pour ne pas dire soudoyés par autant de voleurs-plus-ou-moins-en-cravates. Ces grands manipulateurs ne sont pas juste des « petits voyous» (Vincent Lacroix), mais aussi de gros requins, comme Desmarais et PKL, sans compter le gigantesque réseau dont on commence à peine à révéler les ramifications et qui détourne des centaines de millions via les contrats « à l’amiable » ou des dispositions qu’on dit « légales » et qui permet aux entreprises de piller les ressources sans foi ni loi.

Dévoyer le PQ

En plus de manipuler l’opinion, les dominants s’efforcent d’affaiblir et de diviser les forces qui aspirent au changement. Depuis longtemps, leur cible principale est le PQ et dans un sens, on peut dire qu’ils ont réussi. Il y a quelques années, ils ont marqué un grand coup en faisant en sorte que le conservateur Lucien Bouchard se faufile à la tête du PQ pour le liquider de l’intérieur. Les « réalistes », pour ne pas dire les « capitulards » se sont depuis lors installés aux commandes, abandonnant à la fois la souveraineté et l’agenda des réformes sociales qui avaient été au centre de ce parti. On est « réalistes », on applaudit à l’insertion de Québec inc dans la globalisation, on pense que les gens ordinaires sont trop « gâtés » et que les familles doivent d’endetter pour l’éducation de leurs enfants. Un petit PPP avec cela, et au bout de la ligne, pratiquement rien ne distingue plus le PQ du PLQ et même, à part le discours ordurier de ses chefs, de l’ADQ .

Réorganisation de la droite québécoise

Mais pour les dominants, manipuler le PLQ comme une bande de pantins qu’ils sont devenus, ou dompter le PQ en un animal de compagnie, n’est pas suffisant. Il faut un projet encore plus cohérent, encore plus déterminé, à l’image justement des Conservateurs. Pour faire cela, il faut un peu de subtilité, ce qui échappe à des médiocres personnages comme le sont les chefs actuels de l’ADQ ou de la misérable poignée de conservateurs québécois. Il faut se présenter comme celui qui va « sauver le système » de sécurité sociale et qui va défendre les « droits du Québec » (autonomisme). C’est ainsi que la table est mise pour François Legault et les Lucides qui pourraient devenir les principaux porteurs du ballon de la droite.

La convergence de la réaction

On le dit au conditionnel : bien des obstacles demeurent. D’abord la droite imbécile (dans le genre Éric Dumaine ou Gérard Deltell) résiste en rêvant que le Québec devienne un deuxième Oklahoma. Legault devra les instrumentaliser, ce qui n’est pas une tâche facile, même en leur offrant quelques os. Ensuite il devra articuler tout cela en un programme cohérent, en apparence « moderne », un peu comme l’a fait Tony Blair en Angleterre. Encore là ça résiste : le PQ s’accroche au centre. Éliminer le rêve, même évanescent, de la souveraineté, ne passe pas bien pour beaucoup de monde. Mais pour les dominants, beaucoup d’efforts sont consentis. La « fusion » entre Legault et l’ADQ (en fait la capitulation de l’ADQ), si elle se fait, ouvrira la porte. Ce projet aura un énorme appareil médiatique, des médias-poubelles (dans lequel il faut maintenant mettre le réseau Quebecor) aux médias plus traditionnels (La Presse et Radio-Canada). Sans compter des « troupes de choc » (le réseau Liberté) que Legault voudra « édenter » mais préserver. Il est même probable que Legault puisse racheter une partie de la droite du PQ terriblement anxieuse de ne pas être flushée comme l’a été le Bloc à Ottawa.

Le mur des lamentations

On comprend donc que les pleurs et lamentations du Bloc et du PQ ont un caractère profondément pathétique. La direction de ces partis a creusé le trou dans lequel elle se retrouve, et selon toute vraisemblance, dans lequel elle restera si la droite est assez intelligente pour se réorganiser. Il ne restera plus qu’à crier au meurtre contre la gauche, « coupable » de résister. Cette campagne de haine a déjà commencé, en visant Amir Khadir. On pourrait prévoir qu’elle ira en s’élargissant. Pour qu’elle réussisse, cette offensive des chefs péquistes doit mobiliser certaines grosses pointures du mouvement syndical. Il faut convaincre ceux-ci en effet de rester accrochés au mythe du « moins pire » et de « capituler un peu pour ne pas tout perdre ». Ça pourrait marcher…

Résistances

Une chance que l’histoire n’est jamais déterminée. Les résistances ont des rebonds imprévisibles, on l’a trop vu ces dernières années. D’abord, les gens ne sont pas dupes. Sondage après sondage, ils ont l’audace de penser qu’il faut défendre les programmes sociaux et se définissent majoritairement comme étant de centre-gauche et même de gauche ! Les organisations sociales, malgré les hésitations de certains chefs, ont des réservoirs de combativité. Enfin il y a une convergence, une alliance arc-en-ciel qui pourrait s’articuler autour de Québec solidaire. Le processus est fragile. Il faut surmonter certains vieux démons (se penser plus gros que l’on est), éviter les pièges de l’isolement et trouver le bon ton, notamment grâce à une pédagogie politique axée sur le contrôle collectif de nos ressources, le démantèlement des forces occultes qui corrompent notre vie politique et la proposition d’un pays de projets.

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