Le privé à l’abordage

La « gouvernance » privée à l’assaut de l’indépendance universitaire

Avec la débandade financière de l’UQAM, la ministre Courchesne a trouvé le prétexte parfait pour remettre le gouvernail des conseils d’administration universitaires entre les mains des membres externes,  qui en formeraient désormais les deux tiers, histoire d’en assurer la « bonne gouvernance ».  Bien plus qu’une mesure d’assainissement financier, cela marque l’intrusion des méthodes de gestion issues du privé dans l’institution publique, suite logique d’un processus qui vise à « l’arrimer au marché. »

Par Eric Martin* et Simon Tremblay-Pepin*

Au Québec comme ailleurs, la part des revenus des universités provenant de l’état est en régression. Elles entrent alors en compétition auprès des sources de financement privé  que sont les étudiants et les corporations, en plus de se lancer dans la mégalomanie immobilère. Pour mener cette « grande séduction », les recteurs d’université, qui devaient jadis protéger le campus des influences indues de l’extérieur, sont appelés à se transformer en promoteurs…avec les résultats que l’on sait, puisque la fonction de professeur avait, à l’origine, peu à voir avec celle de requin de la finance. Roch Denis ayant échoué, n’est-ce pas le moment d’écarter définitivement les universitaires pour laisser les véritables capitaines d’industrie monter sur le pont et imposer leurs modes de gestion, calqués sur l’entreprise actionnariale?

Pourtant, d’après le vérificateur général, le comité de vérification de l’UQAM, formé uniquement de savants membres externes, «n’a tenu aucune réunion portant sur les projets immobiliers entre l’automne 2003 et l’automne 2006». L’UQAM n’a pas échoué parce qu’elle manquait de technocratie et de culture du secret, mais parce qu’il y en avait trop. Le secteur privé, de Norbourg à Enron, a de quoi ravaler sa leçon.

Sous-financée depuis sa création, l’UQAM peine à « livrer la marchandise » sur deux fronts contradictoires : le maintien de programme d’éducation publique générale et la performance dans les secteurs technoscientifiques et économiques « de pointe », comme la biopharmaceutique et la construction d’immenses parcs d’attraction. Ici, heureusement, le chanteur Garou prendra la relève avec un Medley converti  en clinique privée-hôtel de luxe. Mais l’UQAM devra vraisemblablement choisir entre être une école ou un centre de recherche et développement.

Au contraire des universités philanthropiques constituées d’emblée d’après le modèle anglo-saxon, l’UQAM ne survivra pas longtemps dans les eaux de la concurrence si elle ne consent pas à abandonner ses racines républicaines pour « s’adapter aux besoins » du marché. Si elle veut rester à flots, elle devra lâcher du lest, c’est-à-dire consentir à voir sa mission modifiée, des programmes entiers largués, et sa cour envahie par les marchands du temple sous une présidence de chambre de commerce. Bref, elle devra confier son gouvernail aux usuriers.

Les usuriers au pouvoir

C’est Platon qui rappelle que le technicien , s’il veut fabriquer un bon instrument, doit se fier d’abord à celui qui à l’expérience de piloter le navire : « Le menuisier, c’est entendu, qui fabrique un gouvernail, travaille sous la direction du capitaine du navire, si l’on veut que ce gouvernail soit un bon gouvernail ».  Jusqu’à tout récemment, c’est-à-dire depuis l’an 1215, les universités s’étaient tirées d’affaires en confiant leur pilotage  à ceux et celles qui avaient l’expérience de transmettre la connaissance. Professeurs, étudiants, doyens, recteurs formaient la « corporation » universitaire et l’administraient, bien avant que les impératifs de « formation à l’emploi » ne viennent y introduire les idées de rendement, de performance et de création de valeur. C’est maintenant aux gestionnaires de prendre la barre.

Leurs idées ont lentement gangrené l’institution, épousant la vague d’évolution de l’économie capitaliste, à tel point que les facultés de gestion y occupent maintenant une place prépondérante, en plus de voir leurs méthodes appliquées dans d’autres facultés : communication-marketing,  science politique de la « gestion publique », etc. Non contente d’avoir ainsi rongé l’université de l’intérieur à la manière de métastases, c’est avec la complicité de la ministre, que la corporate governance se lance aujourd’hui à l’abordage des conseil d’administrations universitaires depuis l’avant-poste des Hautes Études Commerciales.

D’après la ministre, « Dans une société moderne, les universités ne peuvent échapper aux principes reconnus de gouvernance».  Donc, comme elles ont le défaut d’être encore publiques, elles doivent être gouvernées par le privé et colonisées par ses méthodes. Bien sûr, les professeurs qui siègent sur les conseils d’administration ont traditionnellement défendu « les intérêts de leur groupe ». Mais cela n’a pas toujours voulu dire demander des hausses de salaires : plutôt, il s’agissait de défendre l’intégrité de l’institution contre la la réclame marchande. C’est ce qu’il s’agit de briser pour que prennent place des managers professionnels qui gèrent des universités comme des usines, avec comme principal intérêt le retour d’investissement sur le « capital humain » et l’employabilité.  Voyant que le bateau coule, certains profs se sont déjà reconvertis.  Pour l’heure, L’Université tient encore, mais elle ne pourra le faire longtemps encore devant des assauts aussi marqués de la gestion contre les restes de la pensée.


* Eric Martin, doctorant en science politique à l’Université d’Ottawa et diplômé de l’UQAM
* Simon Tremblay-Pepin, doctorant en science politique à l’Université York, Toronto, et diplômé de l’UQAM


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