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Le pouvoir de convoquer

à propos de Sébastien Chauvin, Les agences de la précarité. Journaliers à Chicago, Paris, Seuil (coll. « Liber »), 2010, 348 p., 22€.

« This is labor… »

Aesop Rock, ‘Labor’

(« Labor Days », 2001)

Le moindre des tours de force réussis par Sébastien Chauvin est sans doute d’user d’un procédé faussement sacrilège pour mentionner la première fois le nom de Pierre Bourdieu, fondateur de la collection dans laquelle le livre est publié. Ce nom apparaît alors au lecteur moins en tant que référence théorique que comme une sorte d’intermédiaire auquel est emprunté, en guise d’exergue, une citation de… Snoopy et (je suppose) Charlie Brown en plein dialogue métaphysique ; il s’agit en fait d’une reprise d’un épigraphe du Sens pratique. Procédé faussement sacrilège, car outre son caractère circonstancié, cet emprunt peut être lu comme un hommage à l’art de l’épigraphe chez Bourdieu1 [1]. Voilà pour l’anecdote. Le livre de Sébastien Chauvin est, cependant, tout sauf anecdotique. Et en l’occurrence, le clin d’œil annonce en fait un développement des plus sérieux : l’appropriation du concept de « rite d’institution », non seulement pour le décliner sur un cas précis ou en proposer une variante mais pour, véritablement, le prolonger. À propos des formes dégradées d’embauche qui caractérisent le day labor, emploi « au jour la journée » qui est au cœur du livre, S. Chauvin forge le concept de « rite d’institution négatif ». Il le fait en prenant soin de ciseler les critères de définition (ramassés dans un encadré ad hoc, p. 129-130), et ce au terme d’une description très fine. Car le travail conceptuel résulte ici du travail d’enquête – et pas n’importe lequel. D’où les tours de force signalés d’emblée : tiré d’un doctorat de sociologie récompensé en 2007 par le prix de la meilleure thèse de l’École des hautes études en sciences sociales, Les agences de la précarité parvient à concilier minutie ethnographique et souci conceptuel, sens du détail et goût de la généralisation, le tout renforcé par la mise en perspective historique et bétonné par la qualité de l’écriture.

C’est très approximativement, et même au risque d’entretenir la confusion, qu’on peut traduire day labor agencies par agences d’intérim. L’auteur avertit d’emblée des différences de nature qui distinguent de l’intérim à la française la forme d’intermédiation ici décortiquée2 [2]. Les sépare entre autres le fait que le système fonctionne ici selon des « tickets » collectifs, engageant d’un coup un contingent aléatoire de travailleurs. En cela, l’objet d’étude est spécifiquement étasunien, ce qui empêche toute comparaison mécanique avec la situation française. Il peut néanmoins, c’est le pari, l’éclairer à sa manière propre. Sur un plan général en effet, ces agences fournissent un lieu d’observation des mécanismes du marché du travail dit généralement « secondaire » ; les analyses de « l’embauche sans qualité » (chap. 2), sorte de reflet inversé de l’embauche réelle, donnent parfaitement à voir le règne de la dénégation caractéristiques de son fonctionnement. L’enjeu est bien, à partir d’une modalité précise de l’exploitation salariale, d’esquisser une analyse générale du workfare et de la précarité, mais comme rapport social. Elle entraîne au passage une redéfinition du précariat comme « nouvelle couche de travailleurs « inemployabilisés » qui, employés malgré tout, le sont sur le mode de la faveur » (p. 339). Cette « faveur » est, au moins sur le plan de la perception subjective, à la source du rapport ambivalent nourri par les journaliers à l’égard des agences. Dans la mesure où celles-ci embauchent « quand même » ceux qui ne peuvent pas être embauchés ailleurs, les travailleurs décrétés « inemployables », ce rapport n’exclut pas la reconnaissance et le sentiment d’être redevable du « privilège » d’obtenir du travail, en dépit de la conscience de l’exploitation. Mais ne brûlons pas les étapes : commençons par l’enquête.

Menée pendant plus de deux ans à Chicago au milieu des années 2000, elle impressionne par son ampleur et sa cohérence, d’autant plus que l’ouvrage ne l’exploite pas en totalité3 [3]. Et ce sans compter la pénibilité d’un travail de terrain qui ne vole pas son nom : il est des recherches plus confortables que celles qui obligent à se lever au milieu de la nuit pour aller s’esquinter à l’usine, surtout lorsqu’on est normalien. À cet égard, l’expérience fait irrésistiblement penser – même si bien entendu presque tout différencie ces deux types d’enquête, à commencer par le contexte historique — à l’expérience des « établis » et particulièrement au récit mémorable de Robert Linhart (L’Établi), cité à deux reprises. Pour ce qui est du matériau collecté ou constitué, l’auteur combine approche ethnographique, observations participantes, entretiens, traitement de données quantitatives et même exploitation d’archives écrites et orales recueillies au cours du travail de terrain, le tout en anglais et en espagnol. Malgré l’implication requise par le travail concret à effectuer au sein des usines, on devine un auteur constamment à l’affût qui, à l’occasion, récupère même dans une poubelle d’une entreprise pour laquelle il travaille un document interne grâce auquel il reconstitue des données sur ses travailleurs permanents… Cette manne est enrichie par les passages réflexifs qui parsèment le livre : l’auteur expose notamment les raisons pour lesquelles, rétrospectivement, il regrette ou du moins relativise l’apport de l’anonymat qui semblait a priori une condition de possibilité de l’enquête.

La restitution de cette enquête est en outre extrêmement vivante. D’une part, dans sa composition, le livre est constellé de photographies, d’encadrés, d’extraits d’entretiens qui contribuent au charme de la lecture. Les chapitres débutent par des narrations de « scènes » extraites du journal de terrain ou bien des exergues révélateurs ou accrocheurs. D’autre part, dans son écriture, le style est à la fois très rigoureux et propre à susciter des images. Les descriptions de l’auteur font littéralement entrer dans la salle de dispatch où se joue le sort des journaliers. Il en va de même du travail en usine, objet du dernier chapitre, où l’auteur relate son expérience, évoquant par exemple les risques de blessure (et les blessures réelles) au travail. Plus loin et cette fois « au dehors » (car il y a un « dedans », tant certaines usines situées en périphérie font quasiment office de « prisons suburbaines »), il livre des aperçus vécus des rapports sociaux dans les hôtels meublés loués à la semaine ou au mois, dans lesquels la relation de service est renversée en relation de contrôle des populations pauvres. L’auteur sait utiliser la première personne du singulier quand c’est nécessaire, par exemple pour transmettre ses états d’âme de journalier lambda frustré de ne pas figurer parmi les « élus » du jour. La plupart du temps, S. Chauvin s’efface derrière ses acteurs, évitant de tomber dans le narcissisme de l’ethnographe : il y a un « s » à journaliers dans le sous-titre. Pour incarner son étude, il restitue des carrières, réalise des portraits, divulgue des anecdotes parlantes. Si la « sociologie politique du dispatcheur » réalisée dans le chapitre 4 s’attarde d’abord sur le fonctionnement d’un dispositif bureaucratique, elle n’omet pas ensuite de rendre compte des formes de subordination personnelles, ni de faire part des tensions vécues par les dispatcheurs dans leur position intermédiaire et ambivalente de dominants et de dominés.

Les longs extraits du carnet de terrain évoquent parfois la littérature sociale ; il est vrai qu’en matière de description à prétention scientifique, les sociologues de profession ont bien à apprendre du George Orwell de Dans la dèche à Paris et à Londres ou du Henry Miller de Printemps Noir, lesquels ont raconté, à l’occasion d’une migration en sens inverse, les conditions misérables dans lesquelles ils ont travaillé en France entre les deux guerres. Pour sa part, S. Chauvin fait preuve d’un talent sans faille pour déceler le sens profond de ce qui pourrait apparaître de loin et à tort comme des détails insignifiants ou des pratiques triviales. « [I]l est utile de décrire dans le détail la façon particulière dont il ne se passe rien », note-t-il ainsi à propos du rituel de déqualification qu’est l’embauche sans qualité. Ce sens acéré de l’observation et de la restitution s’exprime notamment dans les pages consacrées à la « pré-queue », c’est-à-dire à « l’attente avant l’attente » (cette patience n’étant évidemment pas plus rémunérée que l’attente « normale »), ou aux fonctions (de captation, d’implication, d’apaisement) de la « liste », celle des travailleurs en attente en fonction de leur heure d’arrivée, une fiction bureaucratique d’autant plus efficace qu’elle n’est ni toujours respectée, ni toujours bafouée.

Mais la force du livre tient à ce qu’il ne se limite nullement à une ethnographie descriptive, aussi réussie soit-elle. Le travail de terrain dérive d’un problème4 [4]. Ce problème se présente sous la forme d’une énigme sociologique : « à quoi sert une agence d’intérim lorsque, comparativement aux autres pays de l’OCDE, la plupart des contraintes portant sur le contrat de travail ont été levées, et lorsque les économies de coût du travail obtenues en y ayant recours restent modérées, et pourraient de plus, en théorie, être obtenues pour une grande part sans faire appel à l’intermédiation ? » (p. 25). La résolution de l’énigme appelle la formulation d’une thèse, ou plutôt d’un ensemble de thèses qui ne sera ici, au mieux, que très abusivement résumé. En particulier, l’auteur met en relief une fonction paradoxale remplies par les day labor agencies : « réunir les conditions non d’une révocabilité mais d’une convocabilité permanente de la main d’œuvre » (p. 26). C’est cet aspect inaperçu mais essentiel de l’intermédiation qu’il s’efforce de souligner : les agences jouent un rôle de fixation, en mettant à disposition des employeurs une sorte de vivier durable de travailleurs dans lequel piocher selon les besoins du jour. Manifestation concrète de ce contrôle : les agences s’occupent elles-mêmes de transporter les journaliers sur leur lieu de travail. L’auteur expose ainsi les « deux faces de la flexibilité », laquelle met simultanément à distance et à disposition. Au pouvoir de révoquer répond le pouvoir, tout aussi important sinon davantage, de convoquer. Ce sont les ressorts et mécanismes de cette dialectique que le livre met à nu.

En insistant sur cette fonction de stabilisation voire de rétention de la main d’œuvre, produit de l’intermédiation et pendant de la flexibilisation, la démonstration n’est pas sans prendre le lecteur à contre-pied, couronnant les éléments d’analyse à contre-courant régulièrement rencontrés par le lecteur. Lorsque l’auteur éprouve in situ les contradictions de l’organisation de la production du point de vue de l’idéal inatteignable d’un management parfaitement « rationnel », il montre ainsi que la « torture » au travail vient tantôt de la suractivité, tantôt au contraire… de l’inactivité, de « trous » dans le rythme de la production… et ce alors même qu’il faut paraître toujours sur la brèche (« mimer le taylorisme »). Il en va de même pour le caractère répétitif ou routinier du travail comme forme paradoxale (et évidemment toute relative) de confort, par opposition à des changements de postes ou de tâches récurrents. De manière générale, contre l’image spontanée d’une prolétarisation qui tendrait ultimement à homogénéiser « la » condition salariale, S. Chauvin entre dans le détail des différences de statuts, distingue des types de marginalité, scrute la pluralité de la « condition journalière » (des journaliers occasionnels aux « permatemps », qui travaillent durablement pour la même institution). Pour les travailleurs reconnus comme fiables, des formes de fidélisation et l’octroi (ou plutôt la conquête) de droits informels contrecarrent dans une certaine mesure la précarisation en tant qu’indétermination absolue. S. Chauvin montre également que les rapports de domination ne sont pas univoques. La hiérarchie des statuts d’emploi n’est pas exactement équivalente à celle de l’autorité, de sorte qu’un permanent peut être momentanément subordonné à un journalier. Bref, les descriptions et analyses n’homogénéisent outre mesure ni les agences ni les usines. Ce qui n’empêche nullement l’auteur d’avancer des interprétations générales ou d’exposer des thèses secondaires. C’est le cas lorsqu’il affirme qu’il « n’est pas exagéré de dire que l’agence de travail journalier complète aujourd’hui le ghetto et la prison dans la reproduction de la domination raciale aux États-Unis » (p. 79), ou lorsqu’il envisage (« en forçant le trait », précise-t-il) le currency exchange dans lequel les journaliers encaissent leur paie comme « un prolongement institutionnel de l’agence de travail journalier » (p. 165).

Son analyse est parfois d’autant plus stimulante ou audacieuse qu’elle nuance ou discute à l’occasion des discours militants bien rodés. C’est le cas des interprétations et dénonciations de la nature de la précarité. L’ultime conclusion de l’ouvrage invite d’ailleurs à une nouvelle conversion de regard. Elle fait l’hypothèse ou, plutôt, elle désigne un danger en cours d’actualisation, celui d’un retournement historique par lequel le CDI ne s’avère pas plus protecteur contre la précarité que le CDD : « On peut alors très bien imaginer en France – et d’autant mieux que la transformation s’opère sous nos yeux – un coup de force symbolique qui consisterait à instaurer une précarité généralisée non par la généralisation des CDD et des contrats à court terme, mais par un évidement progressif du CDI qui, imperceptiblement, lui ferait perdre sa substance » (p. 339). Bref, une solidité en trompe-l’œil, un contrat à durée tellement indéterminée qu’il placerait les salariés dans une situation d’incertitude extrême.

Au préalable, la conclusion du livre consiste en une montée en généralité théorique contribuant à la critique du workfare par une voie originale, reformulant du même coup la fonction des agences : « obtenir des travailleurs précaires, dans ce qui pourrait s’assimiler à un « non-compromis » postfordiste, à la fois le beurre de leur « contingence »5 [5] et l’argent du beurre de leur subordination » (p. 330). Si les spécificités du cas étasunien (et plus précisément chicagoan6 [6]) sont nettement établies, celui-ci peut néanmoins être conçu comme prisme révélateur de logiques générales, ne serait-ce que sur le mode du signe avant-coureur ou de l’exagération. Sur cette base, S. Chauvin discute les acceptions conventionnelles de la précarité, qui renvoient généralement de façon réductrice à une fragilisation de condition, pour la définir plutôt comme « (re)prise du contrôle de la mobilité des salariés par l’incertitude ». Une telle définition suppose de distinguer la précarité de l’intermittence, laquelle contient virtuellement des possibilités alternatives. L’un des effets des institutions d’encadrement du travail journalier est d’étouffer la potentialité émancipatrice d’un travail intermittent libéré pour partie au moins des injonctions du capital : « L’originalité historique de l’agence de travail journalier n’est pas, en effet, dans l’intermittence de ses salariés (dont on a vu qu’elle est largement fictive) mais dans le fait que l’institution fonctionne comme un dispositif de suppression de la liberté potentiellement inscrite dans le travail intermittent, informel, ou intermédié » (p. 146). La définition relationnelle proposée par S. Chauvin entend alors esquiver ou surmonter le dilemme entre mobilité et stabilité et saisir la précarité non comme une condition saisissable isolément, mais comme un rapport social (plus exactement « un rapport social centré sur un partage inégal de l’incertitude », p. 148), donc un rapport de pouvoir.

Avant d’en arriver là, le lecteur a suivi une analyse serrée et vivante des liens entre précarité civique, déqualification professionnelle, pauvreté économique et discrimination raciale. Le livre plante le décor en examinant les « deux régimes de domination civique » qui concourent à l’ « inemployabilité » et donc alimentent le day labor : l’immigration illégale de masse (pour les immigrés notamment hispaniques) et l’emprisonnement de masse (pour les Noirs nationaux). Il fait ressortir à cette occasion les situations kafkaïennes qui renvoient aux spécificités étasuniennes. L’illégalité de masse « normalisée » fait qu’il n’y a guère de ligne de démarcation entre ceux qui ont des papiers et ceux qui n’en ont pas, mais un continuum de « mise à l’épreuve civique », le long d’une carrière où l’on possède des papiers plus ou moins faux, dans l’espoir final d’obtenir des papiers « réellement réels ». Dans cette situation curieuse dont personne n’est dupe, les faux papiers sont non seulement légion et tolérés, mais ils sont cruciaux à posséder sur la voie qui mène à la régularisation. Pour travailler dans une agence, l’essentiel est donc d’avoir des papiers « pas trop faux », que l’agence feint d’ailleurs de contrôler. Elle est en réalité plutôt soucieuse « de se décharger de la responsabilité légale de l’illégalité » (p. 122). C’est une autre fonction des agences, assurantielle, qui importe ici : « les agences fonctionnent aussi comme des assurances permettant d’utiliser des catégories de salariés statutairement inemployables sans assumer le risque légal afférent » (p. 29). Outre leur double rôle d’opérateur de flexibilisation/fixation (la flexibilité nécessitant pour se réaliser une certaine part de rigidité), les agences endossent en effet un rôle assurantiel dans le cadre de rapports douteux à la légalité (et d’une légalité dont les contours et les contenus sont eux-mêmes douteux), concernant la discrimination raciale de fait ou l’embauche de sans papiers. La question de la légalité fait l’objet d’autres développements du livre, qui explorent des aspects difficiles d’accès empiriquement, comme c’est le cas de la délinquance d’affaires. Les agences de la précarité livre ainsi des exemples de pratiques illégales, de la manipulation comptable à la corruption pure et simple, employées pour réduire les coûts tout en assurant la disponibilité permanente de la main d’œuvre.

À ce propos, le livre ne débute pas par la genèse de l’industrie du travail temporaire dans l’après guerre et l’exposé des stratagèmes organisationnels par lesquels les agences ont déjoué certaines contraintes juridiques. Habilement construit, le livre suit un déroulement non linéaire. Cette mise en perspective s’effectue ainsi au chapitre 5 sous forme de retour en arrière. À vrai dire, ce développement peut surprendre au premier abord, car il ne semble pas s’emboîter aussi harmonieusement que le reste. Mais si le chapitre peut d’abord apparaître comme une digression par rapport aux précédents, il aborde en fait judicieusement, sur les traces de Daniel Bell et Charles W. Mills, le rôle du crime organisé dans l’histoire du syndicalisme étasunien. La généalogie des agences de day labor y mène en effet « tout droit » (ou presque). Le sous-titre du chapitre, « du syndicat entrepreneur à l’agence de travail journalier », aurait pu être complété par « en passant par le crime organisé ». C’est dans la perspective de démêler l’écheveau historique des relations entre l’agence et le syndicat, dans leur rôle d’intermédiaires de gestion de la main d’œuvre, que S. Chauvin revient sur les « spécialités » du syndicalisme étasunien, entendu comme business unionism. L’histoire de ces « syndicats entrepreneurs », vendeurs de la force de travail (d’où le titre du chapitre, « Selling Labor », qui fait référence à un aveu non déguisé de la part de l’un de ses représentants historiques) est plus que trouble, faite de corruption et de parasitisme. C’est une histoire où « syndicat » se traduit autant par syndicate que par union, où un sentiment férocement anticommuniste a justifié et renforcé les accointances avec les organisations mafieuses7 [7].

Sur ce point, il aurait peut-être été pertinent de mobiliser le concept marxien d’armée industrielle de réserve (évoqué p. 148 mais seulement allusivement) et ce sous toutes ces dimensions : vivier productif dans lequel piocher à loisir, facteur de pression à la baisse sur les salaires, mais aussi population que sa position de classe incertaine rend manœuvrable dans les luttes de classes. Un passage au moins (p. 251-252) en justifiait directement l’usage en ce sens : la façon dont le patronat a pu utiliser des travailleurs temporaires contre les volontés syndicales, méfiantes, pour peser sur les rapports de forces. Dans le même ordre d’idées, l’histoire narrée dans le chapitre 5 fournit sans doute un beau cas d’étude pour illustrer la « gestion différentielle des illégalismes » mise en lumière par Foucault, particulièrement dans la mesure où ce concept embraye sur celui de Marx en prolongeant la critique de l’ambiguïté politique d’un sous-prolétariat offert aux manipulations de la bourgeoisie8 [8]. Dans cette perspective, les délinquants patentés forment une plèbe mobilisable par les élites pour accomplir diverses basses besognes, comme servir de briseurs de grèves ou d’indicateurs pour la police. On y voit aussi à l’œuvre le fait que les illégalismes sont tolérés dès lors qu’ils sont rentables économiquement et participent, quoique de façon camouflée ou détournée en étant chapeautés par des bénéfices légaux, à des profits favorables aux classes dominantes.

Ici comme plus généralement, c’est peut-être Foucault qui manque à la liste des auteurs convoqués par l’auteur, même s’il apparaît ici et là en filigrane, dans la référence à la discipline ou au sujet des « implications biopolitiques de [l’]usage managérial du temps » (p. 147). Et particulièrement le Foucault analyste des racines théoriques du néolibéralisme américain, dont le livre examine ici en quelque sorte les tensions fonctionnelles internes9 [9]. On y songe lorsqu’on rencontre à plusieurs reprises l’utilisation malheureuse de l’expression « capital humain », même si c’est dans un tout autre sens que celui managérial désormais courant. L’expression est chargée de connotations problématiques dont il est difficile de faire abstraction10 [10]. Foucault pourrait certainement être une source d’inspiration d’autant plus profitable à S. Chauvin (et à ses lecteurs) que celui-ci sait mettre en valeur les auteurs sur lesquels il s’appuie, de Nels Anderson (belles pages sur le Hobo, dont le journalier n’est pas un simple avatar, et même plutôt une figure opposée) à Yann Moulier-Boutang (pour ses analyses sur le « salariat bridé »), de James Scott (sur les ruses des dominés) à Harold Garfinkel (sur les « rituels de dégradation »11 [11]). Une palette de noms qui suggère des références éclectiques au bon sens du terme, loin de tout dogmatisme (au cours d’un développement, l’auteur ne cache pas son ambition, qu’il tente de réaliser en actes, de concilier une approche structurale et une approche pragmatique voire ethnométhodologique).

Les biais d’une lecture « savante » peuvent faire refermer Les agences de la précarité sur l’évidence du brio sociologique. Passée cette première impression, on en revient à l’essentiel : la réalité des rapports sociaux exposés par l’auteur. L’enthousiasme laisse alors place à des sentiments nettement moins enthousiastes. La froideur de l’écriture requise par l’analyse ne saurait masquer le fait que dans ce qu’on vient de lire, il a surtout été question d’exploitation, d’injustice et de misère, et somme toute, d’une extrême dépossession.

Qu’on pense par exemple à la référence éloquente à R. Desnos en prélude à La Reproduction… En outre, Les agences de la précarité fourmille d’autres types de clins d’œil sous forme de références généralement implicites car transparentes : à Musil (« l’embauche sans qualité »), Boltanski (« l’amour et la justice du dispatcheur comme compétences »), Kantorowicz (« les deux corps du dispatcheur »), Foucault (« Tester, surveiller et punir »), Tocqueville (« De la précarité en Amérique », titre de la conclusion), etc.

L’auteur renvoie aux travaux de Nicolas Jounin, notamment Chantier interdit au public. Enquête parmi les travailleurs du bâtiment, La Découverte, 2008. Pour une approche croisée, un texte des deux auteurs (« L’externalisation des illégalités ») est disponible en ligne sur le site du Centre d’études de l’emploi. Les deux chercheurs participent également aux activités de l’Institut européen du salariat.

La partie de son enquête qui concernait les mobilisations sociales ne subsiste que sous forme de « traces ». Elle a été restituée ailleurs : lire notamment « « Il faut défendre la communauté ». Ethnographie participante d’un community meeting de travailleurs journaliers à Chicago », ContreTemps, n° 19, 2007, p. 59-69.

Une occasion de réaffirmer qu’en sociologie comme en philosophie (du moins si l’on suit Deleuze), loin de toute cassure ou changement de seuil, c’est déterminer un problème qui est premier, et non le travail de « terrain » ou la justesse descriptive de la « pratique ». Comme l’a montré Bruno Karsenti (Politique de l’esprit. Auguste Comte et la naissance de la science sociale, Hermann, 2006), la naissance de la sociologie, y compris chez le père supposé de la sociologie « positiviste », est fondamentalement affaire de problème théorique et politique (en un sens directement dérivé de l’histoire la plus concrète, en l’occurrence la configuration post-révolutionnaire), et ce au plus haut niveau de généralité ontologique. D’où l’on peut assigner à la sociologie une mission moins solennelle que celle qu’on lui donne volontiers : faire voir le monde social autrement. Ça a l’air d’être beaucoup moins que la quête de l’expression adéquate, voire « objective », du réel. Mais si c’était beaucoup plus ?

Le terme « contingence » renvoie ici au contingent work : « Le sens du mot contingent se situe à mi-chemin des mots français « intermittent » et « conditionnel ». Le terme se réfère aux contrats atypiques, aux salariés temporaires et périphériques, aux « entrepreneurs indépendants » assimilés à des salariés, et parfois à l’ensemble du marché secondaire du travail » (p. 27).

En s’appuyant régulièrement sur les travaux de Jamie Peck et Nik Theodore sur les politiques sociales et pénales, l’auteur détaille aussi celles de Chicago et de l’Illinois, région dans laquelle, en 2003, on comptait – entre autres données proprement démentes – plus de personnes en prison que touchant l’aide sociale…

Dans la foulée de la lecture du chapitre 5, on pourra lire la version romanesque qu’en a livré l’écrivain italien Valerio Evangelisti, universitaire de formation (science politique et histoire), dans Nous ne sommes rien soyons tout ! (trad. de S. Quadruppani, Payot & Rivages, 2010 [2008]).

Sur la triple utilité économico-politique de la gestion différentielle des illégalismes, lire M. Foucault, « Les mailles du pouvoir » [1981], Dits et Écrits, II, Gallimard (« Quarto »), 2001, p. 1014-1015.

M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Seuil/Gallimard/EHESS, 2004, notamment p. 221-270.

La notion est, justement, traitée par Foucault in Ibid., p. 225 et suiv.

Les passages qui font référence au Garfinkel des degradation ceremonies (p. 96-98) peuvent aussi renvoyer, me semble-t-il, au Garfinkel du « breaching ». La scène décrite par l’auteur témoigne non seulement d’une rupture par rapport aux routines, mais aussi d’une mise en évidence des présupposés implicites du cours de l’action : en particulier ici la conception du travail journalier comme une réalité qui ne saurait être assimilée (comme le montre la réaction choquée d’un journalier à une telle assimilation) à une forme quelconque de charité.

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