Étienne Balibar, Analyse opinion critique 19 janvier 2021 [1]
Alors que la pandémie continue son expansion, Étienne Balibar propose de revenir sur le concept de crise en trois temps. Pour commencer, le philosophe se demande ce que devient la politique dans la crise, en prenant pour témoin le surgissement inattendu des manifestations contre le racisme d’État aux États-Unis et ailleurs, et le sens qu’on peut conférer au fait que le mot d’ordre « Black Lives Matter » résonne ainsi à travers le monde en proie à la pandémie.
L’ère de l’incertitude
Il me semble que ce qui commande en ce moment toutes nos réflexions et propositions est la conscience qu’il faut avoir de l’incertitude absolue de la situation où nous sommes, et dont tout montre que la fin n’est pas proche. Cette conscience s’impose d’autant plus que, conformément à la nature même d’une « pandémie », mondiale par définition, nous voulons voir les choses à l’échelle de toute la planète. Dans le monde, tout près ou très loin (ces distances ayant une signification symbolique plutôt que réelle, dès lors qu’on vient de Chine ou du Brésil en quelques heures, sans trop savoir de quoi l’on est « porteur »), le développement du Covid-19 se poursuit, il n’a même pas atteint son maximum. Là où la contamination a été à peu près contrôlée (souvent à un coût humain très élevé), le virus continue de circuler et provoque à l’occasion des recrudescences. Ailleurs, l’infection est en pleine augmentation.
Les frontières que l’on a reconstituées ou fortifiées ne constituent manifestement que des obstacles imparfaits et provisoires à sa propagation. Les remèdes et les vaccins (qui donnent déjà lieu à une féroce concurrence et à une surenchère d’annonces publicitaires) ne sont toujours pas en vue. Tout cela entretient l’incertitude et l’inquiétude. Mais celles-ci viennent aussi du fait que la crise économique, dont personne ne doute qu’elle sera violente (certaines parties du monde, certaines activités, certaines classes sociales étant, en réalité, déjà frappées), n’a pas encore dévoilé ses caractéristiques.
En Europe particulièrement, elle est contenue – mais pour combien de temps ? – par un train de mesures « exceptionnelles » de politique monétaire et financière. Mais le débat fait déjà rage quant à la question de savoir comment ces mesures pourront être supportées ou remboursées par des économies nationales que menace une avalanche de « programmes sociaux » et de faillites, consécutives à l’interruption des opérations commerciales et à la rupture des chaînes de valeur… Ce qui veut dire aussi que pour des millions de gens, la vie va devenir très incertaine, cette fois au sens des moyens d’existence, avec des effets moraux et politiques que peut-être nous ne soupçonnons même pas. Toutes raisons qui font que je me méfie énormément de ce qu’on pourrait appeler les exercices de « résolution anticipée de la crise », dont les exemples pourtant foisonnent.
D’autre part, je suis persuadé que toute interprétation de notre situation in tempore reali doit prendre en compte les déterminations contradictoires qui se présentent simultanément, et se garder d’atténuer leur conflit. Observant le développement de la crise en même temps que nous la vivons, cherchant à la fois à mobiliser les ressources théoriques que nous avons en réserve et à apprendre de la crise elle-même comment nous en servir, nous nous trouvons écartelés entre des orientations contraires. Par exemple, nous nous rendons compte que c’est un passé ancien, voire très ancien qui resurgit lorsqu’une grande épidémie force une société (et a fortiori le monde entier) à suspendre ses activités et à confiner ses membres, ce pourquoi les historiens et les anthropologues mettent nos réactions en regard de celles des contemporains de la Peste Noire ou de la Grippe « espagnole ». La comparaison se fait sur toute l’étendue de l’espace planétaire, mais aussi sur tout le cours de l’histoire (occidentale au moins)[2].
La crise nous oblige à objectiver notre condition
Mais au même moment, dans un contexte que la catastrophe écologique en cours a déjà transformé irréversiblement, la découverte du fait que l’origine de la pandémie est très probablement dans le franchissement d’une « barrière d’espèces », par un virus qui profite ainsi des conséquences de la destruction des derniers espaces vierges de la planète, nous fait pressentir que nous vivons déjà dans un monde à venir, où l’existence sera rendue très difficile en particulier par les conséquences du productivisme agricole et industriel. On nous dit aussi que ce monde sera (pour certains au moins) celui du « télétravail » (et du téléenseignement) généralisé, auquel soudain la pandémie apporte un coup de fouet décisif… Vivons-nous donc un retour au passé, ou une initiation au futur ? Aussitôt, cependant, nous sommes amenés à nous dire que tout jugement sur ces événements « globaux » risque d’être faussé par un point de vue purement européen et eurocentrique.
Vue d’Afrique, cette combinaison d’archaïsme et de futurisme n’apparaîtrait probablement pas aussi paradoxale, puisque le développement de « zoonoses » meurtrières n’y est pas quelque chose de nouveau, et que cette expérience déjà longue semble y avoir développé un savoir collectif que nous n’avons pas sur les moyens de protéger une population, en dépit de la misère des équipements médicaux. À coup sûr donc la crise n’efface pas les différences locales et culturelles, mais elle juxtapose violemment les contagions planétaires et les effets de territoire, comme dirait Bruno Latour. Nous voyons enfin les réactions de nationalisme et de xénophobie se heurter à d’intenses sentiments de voisinage et de solidarité avec le « prochain » dont les frontières, les trajets se redessinent. En somme, la crise affecte en profondeur la psychologie des sujets humains que nous sommes, faisant l’épreuve de la vulnérabilité aussi bien que celle de la dépendance mutuelle et des antagonismes. Mais elle nous oblige d’autant plus à objectiver notre condition.
En particulier, elle nous amène à nous voir comme les membres d’une seule et même espèce humaine : cette notion cesse pour de bon de ne désigner qu’une entité morale ou une similitude abstraite de notre héritage génétique, elle en vient à désigner une population ou une « multitude » effectivement unifiée. Pour autant, la politique et l’éthique de cette multitude, donc la façon dont elle devrait se gouverner ou se laisser gouverner dans son propre intérêt par quelque autorité universelle ou planétaire, demeurent totalement énigmatiques[3].
Le retour du politique
Pour moi la révolte en cours aux États-Unis des citoyens Noirs contre les violences policières et les crimes impunis (couverts par l’État) dont ils sont les victimes, à la suite du meurtre de George Floyd, à laquelle le mouvement « Black Lives Matter » a fourni son langage et son impulsion, n’a rien d’un événement local. Ce n’est pas seulement un des mouvements sociaux les plus significatifs de la période actuelle, avec de profondes racines dans l’histoire américaine, c’est un événement qui vient en temps réel modifier toute notre compréhension de la crise sanitaire et de ses implications pour la cité.
Dans mon langage, ce mouvement a le caractère d’une insurrection : soulèvement en masse de citoyens ordinaires contre un ordre social insupportable enraciné dans les institutions et les représentations, pour exiger des changements radicaux (« spirituels » aussi bien que « matériels ») dans la constitution de la société. Ils n’acceptent plus de voir, de génération en génération, certains citoyens soumis par le système et la « gouvernementalité » dominante à l’arbitraire, au mépris et à la violence des autres. Bien sûr cette insurrection peut échouer à atteindre tous ses objectifs, qui se précisent au fur et à mesure, elle peut être l’objet d’une brutale répression : cela dépendra entre autres des conditions que va créer le développement de la crise elle-même. Mais sa puissance a fait voler en éclat des représentations et des pratiques invétérées. Il est certain qu’il y aura un avant et un après 2020 dans l’histoire de la civilisation américaine (qui influence le monde entier). C’est pourquoi, les participants du mouvement sont des « insurgés », au sens historique et politique du terme.
Plusieurs aspects doivent immédiatement nous frapper. Le premier, c’est le caractère essentiellement non-violent de ce mouvement (on ne peut considérer pas comme faisant partie du mouvement, qui les a massivement désavouées, quelques brutalités au cours des manifestations, en réponse à celles de la police, et surtout pas comme telles les « pillages » et les destructions de propriété matérielle, qu’il est obscène de comparer à des violences contre des personnes). Ce mouvement civique effectue aussi une démonstration de civilité, parce que son but est de contrer par d’autres moyens la violence systémique qu’incarnent les actions meurtrières des forces de police contre les Noirs et plus généralement les personnes de couleur.
Suivant les analyses de Bernard Harcourt[4], nous pouvons ici rappeler que la militarisation de la police américaine a franchi de nouveaux degrés dans la dernière période. C’est pourquoi les appels des manifestants à « dissoudre » les unités de police racistes (désormais formulés dans le vocabulaire de l’abolition qui renvoie à la lutte historique contre l’esclavage) visent aussi plus généralement les structures d’extrême violence qui font corps avec les inégalités et les discriminations dans toute la société. Mon hypothèse est que cette politique de civilité ou d’anti-violence est l’une des plus révolutionnaires qui soient dans le monde d’aujourd’hui, où la violence structurelle est omniprésente.
Mais d’autres traits du mouvement ont une portée révolutionnaire. Il s’agit bien d’une « révolution culturelle », qui par beaucoup d’aspects fait penser à la vague des années 60 à travers le monde (« 68 »), en ce sens que (à l’égal du féminisme) elle force nos sociétés à réexaminer leur histoire, indissociable de l’esclavage et de la colonisation, en remettant en question les grands récits et les symboles officiels, les références éducatives, et la légitimité des hiérarchies et des rapports de pouvoir « établis ». On passe de là tout naturellement à la dimension populaire (je ne dis pas « populiste ») du mouvement : l’insurrection vise spécifiquement l’oppression raciale, son fer de lance est donc tout naturellement la jeunesse afro-américaine qui ne la supporte plus, mais elle réunit et mobilise des Blancs autant que des non-Blancs, en fait des individus de toutes couleurs et d’un grand nombre de conditions sociales. Elle fait surgir un peuple.
Et (autre élément d’analogie avec 68) elle s’avère « contagieuse » au-delà des frontières américaines, soulevant partout l’enthousiasme et provoquant l’émulation dans d’autres régions du monde où existent des situations semblables, avec leurs spécificités historiques (je pense évidemment à l’exemple français, où le cas d’Adama Traoré a été mis symboliquement en parallèle avec celui de George Floyd, ce que certains ont jugé abusif, mais qui me paraît légitime si on respecte les proportions). On dira que tout cela n’est pas faux, mais que le rapport avec la pandémie résulte en fait d’une coïncidence : le conflit racial aux États-Unis (et ailleurs) a d’autres causes bien plus anciennes, et la pandémie tout au plus a fourni une occasion dont le caractère dramatique a aidé à lui conférer une plus grande résonance morale et politique. Les Noirs américains se sont trouvés en quelque sorte, de façon visible, « entre deux morts». je crois qu’on peut identifier une corrélation plus étroite. Et j’en donnerai deux preuves :
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Premièrement, la simultanéité de la crise et de l’insurrection est révélatrice d’une structure anthropologique profondede la crise elle-même. On a vu tout de suite ce fait massif (vérifié par l’analyse statistique et sociologique) que la crise sanitaire souligne et accentue toutes sortes d’inégalités économiques, territoriales, professionnelles, et singulièrement les inégalités de genre et de race (qui ne sont pas indépendantes les unes des autres, mais « intersectent » systématiquement). La pandémie crée les conditions nécessaires pour que se « fédèrent » des mouvements de contestation du système ou que se nouent entre eux des « chaînes d’équivalence ». Cela tient au fait que la contagiosité et la létalité du virus dépend de « comorbidités » socialement déterminées, qui renvoient aux conditions de vie précaires, à la pauvreté, à l’exercice de certains métiers, à la relégation urbaine. Et cela tient au fait que les mesures prophylactiques imposées à la population pour « contenir » et « neutraliser » la virulence du coronavirus ne s’appliquent pas de la même façon à tous les groupes. Elles tendent même à ajouter de nouvelles formes de discrimination « conjoncturelle » aux discriminations « structurelles ». Qui est forcé de continuer à travailler et à s’exposer ? Les aides-soignants, les éboueurs, les cuisiniers, les livreurs, les agents de nettoyage, dont une grande partie appartiennent aux minorités discriminées. Qui habite dans des logements exigus et insalubres où le virus circule mieux ? Les mêmes évidemment. On sait que le taux de mortalité des Noirs américains au coronavirus est de trois à quatre fois celui du reste de la population. Sous nos yeux, différents types et degrés d’inégalité sociale se transforment en « vies précaires » (Judith Butler), venant subdiviser la condition humaine dans son rapport à la maladie, à la mort et à la survie.
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Deuxièmement, à l’occasion de la crise sanitaire, ce processus révèle unegouvernementalité déficiente en matière de santé publique (et d’autres services sociaux. L’impression générale est que, chez nous du moins, ceci trouve son origine dans les politiques néolibérales et la transformation du capitalisme lui-même qu’elles ont engendrée après le « moment 68 », puisque leur objectif était de démanteler là où ils existent les systèmes de sécurité sociale et les services sociaux, et d’empêcher leur développement là où ils sont inexistants ou embryonnaires, afin de maximaliser un « capital humain » à la fois hyper-individualisé et hyperconcurrentiel.