Un autre Québec est en marche

La politisation du conflit relatif aux frais de scolarité a franchi un nouveau cap avec la suggestion du ministre des finances d’en faire l’enjeu d’une prochaine élection. Non seulement cette suggestion est-elle irresponsable, en ce qu’elle déporte sine die le règlement du conflit, mais elle est également méprisante pour l’exercice même de la démocratie parlementaire et le devoir d’élaborer des consensus. Après avoir laissé pourrir le conflit jusqu’à un point de non retour, alors que toutes les solutions de règlement étaient disponibles dès le départ, y compris celle d’un moratoire et de la mise sur pied d’une commission sur le financement des universités qui sont évoquées après douze semaines d’inertie, le gouvernement a l’impudence de se réfugier derrière la mécanique électorale pour se dérober encore.

Où sont donc dans les cabinets de ces ministres les conseillers chargés d’évaluer l’application des politiques ? Qui peut encore avoir la mauvaise foi de blâmer le retrait des étudiants du forum de 2010, alors que le couloir de décision qui leur était prescrit leur interdisait de présenter leur conception de l’accessibilité et de formuler leurs demandes ? Dans le discours gouvernemental, rien n’est adressé aux étudiants selon le principe fondamental de la bonne volonté. Le think tank qui a décidé cette hausse, après l’avoir discutée en vase clos pendant dix ans, s’est aveuglé sur son interlocuteur, il en paie aujourd’hui lourdement le prix. La manœuvre de repli qui consiste à se laver les mains du désordre et à renvoyer la décision au choix des urnes ne fait illusion pour personne, même pour les économistes lucides appelés in extremis en renfort pour ajuster le couvercle sur une marmite qui bout un peu fort.

Il est pourtant clair que ce conflit n’est que l’épiphénomène de tout ce qui afflige une société qui marche actuellement sur l’abîme et lutte contre la dépression. Qui l’absorbe le plus durement, sinon les jeunes ? Qui se souvient des débats sur les clauses orphelines et qui parle encore de la précarité ? On ne se lève pas impunément tous les matins dans un pays dirigé par M. Harper et M. Charest. Les conséquences d’une double défaite référendaire commencent à peine d’apparaître, l’idée même de la liberté et de la souveraineté étant redécouverte, avec une ivresse dont la candeur émeut, par une génération qui n’était pas née lors de la crise d’Octobre, ni même un certain soir du printemps 1976. La vigueur d’un symbole, ce carré rouge superbement placé sur le mortier de diplômés dans une récente collation des grades, dit tout de ce que cette liberté attend de l’éducation et de la justice nécessaire pour y accéder.

La revendication étudiante a en effet entraîné au Québec une mobilisation sans précédent sur la plupart des enjeux sociaux, comme la justice sociale et la protection de l’environnement. Quelqu’un a-t-il pris la mesure de ce que signifient 300,000 personnes marchant vers le Mont-Royal pour y planter un arbre ? Cette mobilisation révèle aujourd’hui des clivages profonds, dont les lignes partagent deux conceptions opposées du bien commun : ceux qui favorisent un individualisme strict, aux yeux desquels l’éducation est un investissement individuel et une épreuve de sélection exigeant le paiement d’une juste part, et ceux qui favorisent une conception plus collective et égalitaire. Pour ces derniers, tous les motifs qui soulèvent actuellement la population contre un gouvernement corrompu et usé convergent dans le désir de vivre autrement ici et surtout de croire cela possible. Comment ne pas écouter cette demande ? Comment éviter de la traiter avec un paternalisme punitif et moralisateur ? De cet idéal qu’il est si facile de regarder avec mépris, on pouvait lire le résumé éloquent sur une bannière lors de la manifestation du 22 avril : « Un autre Québec est en marche ». Donnons à ceux qui ont le courage de l’envisager la chance de le penser. À défaut de l’avoir connu, comme nous ils l’auront au moins rêvé.

Si des élections ont lieu, c’est donc l’ensemble de ces questions qui doit être au cœur du choix des citoyens. Aux luttes étudiantes, la société doit aujourd’hui une prise de conscience aussi rare que nécessaire : accéder à la conscience que tous ces enjeux sont solidaires. La lutte contre l’exploitation incontrôlée des ressources naturelles, pour ne citer qu’un exemple, ne se comprend en effet que sur l’horizon d’une solidarité de toutes les causes citoyennes. La colère de la jeunesse est une libération pour tous ceux qui se sentent enfermés dans la fatalité des habitudes, ce ne sont pas des élections qui vont la calmer. Dans l’impasse actuelle, alors qu’il faut sauver la session de ces milliers d’étudiants, le premier devoir du gouvernement est d’entendre la revendication étudiante, de consentir comme tous les sages y invitent un moratoire pendant lequel une réflexion de fond pourra être menée en incluant tous les partenaires sociaux. Invités à la table, les étudiants examineront tout le dossier, y compris les récentes propositions de bonification des bourses et des prêts.

Ceux qui se comportent en maîtres donneurs de leçon auront sans doute l’impression que quelque chose leur échappe, ils n’ont pas tort, une autre société est en marche.

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