Imaginons un instant qu’une quinzaine de doctorants au chômage s’emparent d’un moyen de transport aérien et, mus par des motifs politiques, s’en servent pour détruire le centre de Manhattan. Imaginons que ce faisant, ils fournissent à George Bush un prétexte pour envahir l’Afghanistan. Chez ceux qui s’opposent à la politique de Bush se dégageraient alors deux types de réactions.
Certains choisiraient une réponse qui appelle à l’imaginaire : c’est un coup de la CIA, c’est la stratégie de la tension, c’est un complot. D’autres feraient appel au symbolique : nous condamnons cet acte atroce, mais le principal responsable du terrorisme est l’impérialisme, et nous condamnons également les justifications guerrières qui vont en être tirées, etc. On pourrait objecter à ces deux démarches que leur impact sur le réel [1] est négligeable. Pourtant nous, révolutionnaires, nous obstinons à faire de la politique, c’est-à-dire agir essentiellement dans le domaine du symbolique.
La distinction entre l’imaginaire, le symbolique et le réel est un élément fondamental de la pensée du psychanalyste Jacques Lacan. Lacan n’était pas spécialement politisé mais la portée philosophique de ses concepts, qui touchent à la dialectique et à la phénoménologie [2] autant qu’à la psychologie clinique, est telle qu’il est possible de les relier et de les confronter à ceux de la philosophie politique, ce qui regarde cette revue de beaucoup plus près. Confronter Lacan, Hegel et Marx à la lumière de l’actualité, c’est le sens de l’œuvre du philosophe slovène Slavoj Žižek.
Slavoj Žižek est aujourd’hui le penseur européen le plus connu aux Etats-Unis après Jacques Derrida, sa notoriété est déjà grande dans d’autres pays européens et il pourrait trouver prochainement dans le mouvement altermondialiste et dans la gauche universitaire un écho comparable à celui qu’ont eu Toni Negri ou Miguel Benasayag. Ensuite à la différence de Toni Negri, Žižek avance des arguments en faveur d’une politisation plus intense et d’une intervention plus systématique des militants politiques dans le mouvement altermondialiste. Il popularise une interprétation originale et intéressante du léninisme, bien différente de celle critiquée par la gauche mouvementiste ou, pire, caricaturée par les historiens bourgeois. Enfin comme Toni Negri, Žižek rend le marxisme plus ‘rock n’ roll’ tout en lui étant, au moins partiellement, extérieur.
Qui est-il ? D’où vient-il ?
Slavoj Žižek est né à la fin des années quarante dans la partie slovène de la Yougoslavie. Il a participé aux mouvements d’opposition au régime stalinien, notamment dans le cadre d’un comité pour la libération de journalistes inculpés et surtout d’un groupe artistique et politique intitulé Neue Slowenische Kunst (NSK [3]), fortement marqué par la vague punk. Žižek est psychanalyste, disciple de Jacques Lacan, et responsable de recherche en philosophie à l’université de Ljubljana. Il est ainsi l’auteur d’une thèse sur Hegel réalisée à l’université Paris-VIII sous la direction de Jacques-Alain Miller, gendre et proche collaborateur de Lacan, thèse dans laquelle il confronte les concepts philosophiques développés par Lacan à l’oeuvre du fondateur de la dialectique moderne (republiée sous le titre Hegel, le plus sublime des hystériques).
Les travaux de Žižek sont essentiellement axés sur l’idéologie et l’émancipation vis-à-vis de celle-ci, et ce à trois niveaux distincts mais non séparés : esthétique (l’idéologie dans la culture de masse), politique et personnel. En cela, il est amené à reprendre et critiquer des théories élaborées par l’école de Francfort [4] sur la manière dont l’idéologie s’élabore et se véhicule en s’emparant des affects des individus. Ce faisant, il n’a pas la prétention d’élaborer un nouveau système ou une théorie totale, dans le genre d’une énième version du freudo-marxisme.
D’après l’universitaire britannique Ian Parker, auteur d’une introduction critique à la pensée de Žižek, cette démarche à trois niveaux, psychanalyse, activité politique et création artistique, tourne autour de deux questions centrales : comment sommes-nous capturés et comment pouvons-nous y échapper ? Dans un style vertigineux où se multiplient les références et les enchaînements parfois les plus saugrenus, Žižek développe sa pensée sous la forme de petits articles très denses. Les thèmes abordés et les développements sont multiples et leur traitement surprenant, renvoyant à des essais structuralistes, à des théories psychanalytiques, des films hollywoodiens, des pratiques sexuelles, des oeuvres lyriques, des publicités et même des variétés de sanitaires. Cet article ne prétend pas faire une synthèse de la pensée de Žižek ni même un tour rapide, mais tendra plutôt à mettre l’accent sur une série d’angles intéressant le débat politique.
Pour la vérité du politique contre les diversions du péripolitique
Il y a chez Žižek une détestation évidente de toutes les formes d’éludation des questions politiques. Ces éludations sont critiquées sous leur forme caractéristique de la société actuelle, marquée par le bornage étroit des perspectives historiques et la prééminence des politiques économiques libérales. Žižek s’approprie la typologie de Jacques Rancière [5] sur les différentes formes du péripolitique :
l’archipolitique établit un espace communautaire homogène dont le fonctionnement ne doit être interrogé ni de l’intérieur sous peine de marginalisation de la communauté, ni de l’extérieur.
le parapolitique réduit le conflit politique à la compétition dans l’espace de la représentation. Cela signifie pour la gauche faire le maximum de concessions pour gagner des segments de marchés électoraux : il ne faut pas faire peur à madame Michu, si la droite dit des flics alors disons plus de flics, si la droite dit plus de flics alors disons mieux de flics, etc. Cette représentation est assez prégnante dans les prétendues théories économiques qui résument la vie politique à un marché avec une offre et une demande.
le métapolitique assume le conflit politique mais uniquement comme un théâtre d’ombre. La vérité est ailleurs, dans le champ économique par exemple. Les conflits politiques sont réduits à des tempêtes dans un verre d’eau tandis que l’intervention nécessaire se concentre dans le domaine où ‘ça’ bouge vraiment : oh, tout cela ne changera pas grand-chose aux conditions de vie de la population laborieuse. La mise à distance des passions politiques s’en trouve facilitée, l’implication réduite.
l’ultrapolitique est la reformulation de la politique en termes de guerre. Il n’est pas nécessaire de renforcer ses positions, de s’arroger la légitimité pour diriger la société et de marginaliser l’adversaire mais seulement de l’écraser militairement, à l’instar des factions armées à base ethnique dans la dislocation yougoslave.
le post-politique est caractérisé par la négociation commerciale et le compromis stratégique et tente de bloquer toute universalisation des demandes particulières. Pour proposer un exemple éloquent, nous dirons que l’émission de télévision où Chirac a défendu le traité constitutionnel européen devant un panel de jeunes était une petite merveille de post-politique. Le président comme les animateurs se sont ingéniés à faire en sorte que les questions posées par les invités ne témoignent que de revendications catégorielles et ne remettent d’aucune façon en cause la logique même à l’oeuvre dans la construction européenne libérale. “Alors ne vous inquiétez pas pour vos intérêts, Monsieur l’agriculteur, je vous garantis que nous serons en meilleure position pour les défendre si le oui passe. Et vous, Madame la représentante d’une minorité ethnique, nous vous avons concédé un paragraphe rappelant votre existence, ce qui devrait, je crois, vous encourager à soutenir ce texte. Quant à vous Monsieur le religieux, merci de tenir compte des facilités que la constitution vous procure et de la soutenir ardemment dans vos prêches. D’autres questions ?”.
C’est pour ce dernier aspect que Žižek réserve ses charges les plus virulentes. Outre qu’il a signé un texte international de soutien au ‘non’ de gauche en France, il a publié plusieurs textes pourfendant le caractère post-politique, et du traité constitutionnel, et de la campagne médiatique destinée à le vendre. La promotion faite par les partisans prétendument de gauche du traité (si l’on fait abstraction des contorsions étranges de Negri) a beaucoup porté sur la charte des droits fondamentaux, soit un corpus de droits indiscutables sur les principes, pour faire passer un volet économique tout aussi indiscutable dans les faits. Une seule voie est possible, le rôle de la droite et de la gauche se cantonne à en négocier les modalités d’application, le reste est déjà acquis d’avance et ceux qui s’y opposent ne font que se fourvoyer dans l’irrationalité. Dans le contexte post-politique, l’économie est dépolitisée et son fonctionnement est soumis à des lois indiscutables. La contrepartie est que chaque groupe peut émettre des revendications à condition qu’elles se cantonnent à des préoccupations immédiates et corporatistes, et qu’elles ne prennent pas un tour universaliste qui ébranlerait la légitimité des dominants. La neutralisation du caractère politique de l’économie réduit le champ du conflit politique à un espace de négociation entre particularismes. Ainsi Žižek écrit-il que “l’opposition entre le fondamentalisme éthnique-sexiste-religieux et la tolérance multiculturelle est en définitive une fausse opposition : la neutralisation politique de l’économie est le postulat commun à ces deux extrêmes” [6]
Essayons de reformuler cette thèse de Žižek. Il existe dans les pays anglo-saxons une discipline intitulée cultural studies, qui porte sur les flux culturels et communicationnels, notamment, dans le contexte de la mondialisation. Un éminent représentant de cette discipline, le professeur Arjun Appadurai, lui-même universitaire américain d’origine indienne, a publié en 2001 un véritable best-seller mondial intitulé Modernity at large et traduit en France sous le titre moins flamboyant mais peut-être plus révélateur de Après le colonialisme [7]. On y trouve, dans un style foisonnant qui rappelle l’effervescence des multitudes dans leurs innombrables flux, l’exposé idyllique d’un multiculturalisme indolore, ayant coupé tout lien avec les guerres de colonisation et l’exploitation de la main-d’oeuvre immigrée qui l’ont fait naître.
Il est facile de louer le caractère ‘hybride’ du sujet migrant postmoderne, qui a depuis longtemps coupé ses liens avec des racines ethniques spécifiques, flottant librement entre différents cercles culturels. Deux strates socio-politiques totalement différentes sont malheureusement condensées ici : d’un côté, l’élite cosmopolite et la couche supérieure (à dominante universitaire) de la classe moyenne, disposant toujours des visas appropriés leur permettant de franchir les frontières afin de réaliser leurs affaires (financières, académiques…) et par conséquent capables d’’apprécier la différence’ ; de l’autre, le pauvre ouvrier (im)migrant chassé de son foyer par la pauvreté ou la violence (ethnique, religieuse), pour qui l’hybridité tant célébrée désigne une expérience traumatisante qu’il vit dans sa chair et qui consiste à ne jamais être en situation de normaliser et de légaliser son statut. [8]
La célébration d’un monde plus que jamais ouvert et pluriel a constitué l’argument des défenseurs de la modification du régime d’accumulation du capital connue sous le nom de mondialisation. Les restructurations et démantèlements sociaux qui l’ont accompagnée sont présentés comme un mal nécessaire mais incontournable car il est hors de question d’interroger politiquement les lois immuables de l’économie. L’idéologie béate d’une mondialisation heureuse qui se manifesterait essentiellement par le métissage et la coexistence suscite de manière symétrique des réactions fondamentalistes et chauvines, adaptées à l’espace de confrontation strictement borné qu’elle concède.
Ce raisonnement peut être illustré par le débat sur la Constitution européenne. Il semble que le stéréotype désormais fameux du ‘plombier polonais’ ait été tout autant agité par les partisans du oui que par ceux du non. La stigmatisation des travailleurs immigrés était une attitude prévisible de la part du non de droite. Mais cet argument a également été monté en épingle par les partisans du oui. Ce qu’ils voulaient défendre de cette manière n’était pas la partie économique dont il n’a même pas été jugé nécessaire qu’elle dût être défendue, mais l’Europe comme cohabitation heureuse d’identités plurielles quoique mues par les mêmes machines [9] d’accumulation du capital. Alors que les partisans du oui ne cessaient d’affirmer que leur victoire “renforcerait la position française dans l’Europe”, l’irruption d’un ‘non’ de gauche, porteur d’une repolitisation des question économique, a permis la réémergence d’un universalisme politique.
L’héritage de Lénine pour la refonte de la gauche
Il est très vivifiant qu’après l’ère du relativisme post-moderne, l’offensive idéologique Furet-Courtois [10] et les aggiornamentos à répétition de la gauche politique, il se trouve un penseur branché pour affirmer l’actualité de la pensée de Lénine. Žižek a publié à ce sujet un ouvrage intitulé Revolution at the gates. Il considère important de ne pas envisager l’activité politique de Lénine comme la simple poursuite opiniâtre et inlassable des objectifs fixés en 1902 dans Que Faire ?, mais de rappeler au contraire la rupture capitale qui s’opère en 1914. Avec le vote des crédits de guerre, la faillite de la gauche et du mouvement ouvrier est totale. Ce désastre balaie jusqu’à ce que Lénine lui-même avait accompli depuis 1902, alors qu’il avait pris comme modèle d’organisation la social-démocratie allemande, ou plutôt la représentation imaginaire qu’il avait de la social-démocratie allemande. Žižek nous invite à apprendre du Lénine de cette catastrophe, qui ne tombe pas dans ce pathos négatif qui considère que « l’acte authentique ultime est d’admettre l’échec qui révèle la vérité » [11], mais se plonge dans les nouvelles tâches urgentes de l’heure.
Entre son retour d’exil et la Révolution d’octobre, Lénine a conscience qu’il faut saisir le moment, prendre le risque de passer à l’acte. Pour cette raison, il est moqué par la direction bolchevique, qui considère que le moment n’est pas encore venu, que la révolution ne peut que se contenter d’être une révolution bourgeoise-démocratique. Le processus qui mène à la décision de la prise du pouvoir n’est pas celui de l’imposition progressive du point de vue de Lénine dans le parti, un point de vue qui aurait été tellement juste qu’il aurait fini par s’imposer de lui-même à force d’opiniâtreté, mais celui de la prise de conscience dans les comités locaux, qui remonte jusqu’à la direction du parti. C’est la prise de conscience de la contradiction qui existe entre l’extraordinaire degré de mobilisation des masses et l’absence de satisfaction de leurs revendications immédiates.
La victoire de la position de Lénine dans le parti et les décisions qui s’ensuivent ridiculisent ceux qui, comme Kautsky, voudraient recevoir une ‘garantie’ pour la révolution. Il nous faut un signe objectif que la situation est mûre, disent-ils par exemple. Ou encore : il nous faut la preuve que les masses sont d’accord et que la révolution est donc démocratique ; pourquoi l’attaque-surprise du Palais d’Hiver n’a-t-elle pas été préalablement soumise au vote dans toute la Russie ?, etc. C’est ici que la démarche particulière de Žižek apparaît : pour lui, les opportunistes qui se réfugient derrière l’écran des ‘conditions objectives’, ne font ni plus ni moins qu’attendre un signe du ‘grand Autre’. Le ‘grand Autre’ est un concept typiquement lacanien : à l’inverse du ‘petit autre’ individuel (objet petit a), le ‘grand Autre’ est l’autre institutionnel, collectif, détenteur de l’autorité et de la norme sociale·. Il ne s’agit pas pour Žižek de se lancer dans une interprétation de psychologie sociale ou dans une synthèse psychologico-politique – la direction du parti serait composée d’obsessionnels profonds – mais de dégager des traits saillants de la démarche politique de Lénine dans ce contexte donné à l’aide de concepts hérités de Lacan. L’adresse de Lénine aux comités de base permet de révéler l’état d’esprit de la classe ouvrière, non comme un facteur objectif – les conditions sont-elles mûres – mais comme un facteur subjectif : voulons-nous (nous, la classe ouvrière) prendre le pouvoir ? C’est l’implantation du parti dans la classe ouvrière qui permet d’envisager ce facteur comme subjectif : pour un groupe plus restreint et moins implanté, ce facteur ne peut être qu’objectif.
L’organisation politique conséquente est l’outil qui permet de faire apparaître la classe ouvrière comme sujet. L’exception constituée par la fenêtre qui s’ouvre entre février et octobre 1917 ne se pose plus seulement en référence à la norme mais offre ainsi une réelle occasion de subvertir la norme elle-même. De même dans les années 1920, Lénine s’attelle à la construction d’un Etat ouvrier sans classe ouvrière, où le paradoxe est que l’Etat ouvrier doit lui-même créer sa propre classe ouvrière. Il ne s’agit pas de rechercher dans des schémas préétablis ou dans les ‘conditions objectives’ une quelconque autorisation pour faire cela, mais de poursuivre immédiatement la volonté politique de voir se continuer le processus révolutionnaire mondial.
Après le succès des manifestations de Seattle en 1999, on a pu lire dans la presse que les puissants craignaient un complot marxiste. Un bulletin de l’UIMM affirmait que le mouvement altermondialiste “n’était ni plus ni moins qu’une Ve Internationale” [12]. C’est évidemment faux mais pour Žižek, “comment rendre vraie cette affirmation” est une question proprement léniniste. Les puissants sont en effet disposés à “être à l’écoute”, à prêter l’oreille aux manifestants à condition qu’ils soient dépouillés de leur dard politique, à supporter la perturbation marginale d’un nouveau Greenpeace. Les bourgeois progressistes peuvent même utiliser les mouvements pour renforcer leur position vis-à-vis des conservateurs, mais sans s’identifier jusqu’au bout avec les protestataires. La convergence qui a eu lieu à Seattle et qui se prolonge aujourd’hui dans le mouvement altermondialiste a permis quelque chose. C’est que ces mouvements ‘for a single issue’, sans lien au départ avec le ‘singulier universel’, avec la ‘totalité sociale’, ont fini par former un mouvement global, plus global encore que le capitalisme global puisqu’il intègre ceux qui en sont exclus. Une universalité concrète, beaucoup moins tolérable pour les dominants, est ainsi réalisée. Bien entendu, le mouvement reste tenté par les perspectives d’une ‘longue marche dans les institutions’ ou d’un nouvel émiettement dans les multitudes, c’est pourquoi Žižek juge nécessaire de rappeler l’importance d’une stratégie politique révolutionnaire.
Ambivalence et oscillation
L’universitaire britannique Ian Parker a proposé une critique de gauche assez pénétrante de la pensée de Žižek. Il convient à ce sujet de rappeler l’activité oppositionnelle de celui-ci dans la Yougoslavie des années 70-80. Le contexte est alors celui d’une idéologie officielle que tout le monde sait être fausse, mais qui reste le discours légitime du pouvoir. Le détachement ironique de la population par rapport à ce discours est, pour un segment de l’opposition, partie intégrante de l’ordre en place. À l’inverse, le groupe NSK va mettre en oeuvre une démarche de suridentification avec l’idéologie du régime, qui va bien au-delà d’une forme d’humour au second degré. Le but de cette suridentification, d’après Parker, est de “mettre en évidence le renversement caché du message et la charge illicite de jouissance” ce non-dit honteux du système qui lui est pourtant indispensable pour tenir debout.
La suridentification avec l’objet analysé consiste à le prendre très au sérieux pour le briser de l’intérieur.
Deux exemples illustrent le genre de coups politiques que pouvait porter la mouvance NSK. Le premier date de 1987 : le groupe IRWIN crée une affiche destinée à célébrer à la fois l’anniversaire de la naissance de Tito (décédé sept ans plus tôt) et la journée de la jeunesse. Une fois l’affiche sélectionnée et publiée, il s’avère qu’il s’agit en réalité d’une affiche nazie, ce qui mine l’adhésion formelle du peuple au régime en en révélant les ressorts esthétiques. Il s’agit de miner le fondement symbolique du régime (nous verrons plus loin en quoi le domaine du symbolique acquiert une telle importance dans l’appréciation que fait Žižek des pays de l’Est).
Un autre exemple est celui donné par un numéro d’un journal d’opposition publié peu avant une échéance électorale. Il annonce à l’avance la victoire du PC. Le journal est aussitôt saisi. En effet, annoncer la victoire du PC ne consiste pas seulement à dénoncer le caractère factice des élections, mais aussi à mettre en doute la nécessité historique absolue (revendiquée par le régime) d’une telle victoire.
L’affaire du poster montre comment cette méthode a été utilisée pour détruire la prise idéologique du stalinisme. L’affiche nazie utilisée pour la journée de la jeunesse rend flagrante la contradiction entre l’idéal d’un mouvement démocratique et populaire pour la paix et la solidarité, d’une part, et l’esthétique brutale et délétère à laquelle elle se combine d’autre part. Or, dans l’objet idéologique stalinien, ces deux éléments sont indissociables, de telle manière que la mise en évidence de leur antagonisme disloque l’objet.
Cette manière d’affaiblir la prise idéologique du stalinisme est à saluer alors que dans le même temps, la gauche non-stalinienne et antistalinienne s’est très peu penchée sur la prise idéologique que pouvait avoir le totalitarisme stalinien au niveau de l’imaginaire. Pour Ian Parker, les performances d’IRWIN, Laibach et du Cosmokinetic Cabinet [13] fascinent et gênent à la fois, et cette ambivalence interroge le public. Elle le pousse à réfléchir pour départager les éléments ‘progressistes’ et ‘réactionnaires’ de ce à quoi il assiste. S’ensuit une oscillation entre adhésion et rejet face aux contradictions du spectacle. Cette oscillation se reflète dans les écrits de Žižek.
“Quelquefois cette oscillation est cachée, et il faut faire un effort pour trouver la manière dont il étire les idées dans un sens ou dans l’autre, dont il se balance d’avant en arrière entre vouloir obstinément se poser contre quelque chose ou s’attacher tout aussi avidement à un système de pensée ou à une structure de pouvoir. C’est en ce sens précis qu’il est un stalinien consommé” [14]. Ian Parker renvoie ainsi à la politique des partis communistes staliniens d’Europe de l’Ouest, qui ont opéré des virages vertigineux tout au long de leur existence, abandonné une conception de la société politique pour une autre, sont passés des attaques féroces contre le ‘social fascisme’ pendant la première moitié des années 30 aux ‘fronts populaires’ de la seconde moitié, du sectarisme ultragauchiste à l’opportunisme de la ‘main tendue’.
Cette manière de tordre les idées est remarquable par exemple dans l’attitude de Žižek par rapport au christianisme, alors qu’il est très probablement athée. Par opposition à la spiritualité New Age et dans le prolongement de la réflexion d’Alain Badiou sur Saint Paul (décrit comme le fondateur de l’universalisme), Žižek tente de dégager dans le christianisme des éléments passionnels. Le but est de contrer la dépolitisation induite par le détachement du monde, le lâcher-prise prônés par une forme de pseudo-philosophie à la mode et bon marché [15]. Il résume cet état d’esprit ainsi : “[pour cette idéologie] au lieu de tenter de s’adapter au rythme des transformations, mieux vaut renoncer et » se laisser aller » en gardant une distance intérieure vis-à-vis de cette accélération qui ne concerne pas vraiment le noyau le plus profond de notre être”. Ce faisant, et pour appuyer son propos, Žižek prend des problématiques internes au christianisme tellement au sérieux qu’il en sème le doute sur son propre positionnemen. Ainsi prend-il à témoin le cardinal Tarcisio Bertone, qui “en mars 2005 […] sur les ondes de Radio Vatican, a fait une déclaration condamnant de la manière la plus ferme le roman Da Vinci Code, de Dan Brown, accusé de reposer sur des mensonges et de propager des enseignements erronés […]. Le ridicule de la démarche ne doit pas nous faire oublier que le contenu de sa déclaration est, au fond, correct : Da Vinci Code inscrit le christianisme dans le New Age sous la rubrique de l’équilibre entre principes masculin et féminin…”. Žižek n’est pas devenu brusquement catholique, mais se saisit ici du christianisme comme d’un point d’appui pour mettre en évidence une évolution idéologique. Ce faisant, il pousse la démarche d’identification tellement loin que son article ressemble finalement à une défense du christianisme contre le péril new age philocapitaliste, un peu comme les staliniens ont défendu, sans la moindre critique, la république bourgeoise contre le péril fasciste.
Ian Parker considère ainsi qu’il est possible de retourner à Žižek ses propres qualificatifs hérités de Lacan : l’alternance entre l’accusation hystérique contre l’Autre et la complaisance obsessionnelle envers un groupe qui semble détenir du pouvoir.
L’État, le symbolique et le politique
Il y a également quelque chose qui rappelle les staliniens dans l’attachement qu’exprime Žižek à l’égard de l’État. Il est vrai que l’effondrement de l’État yougoslave est passé par là et que l’alternative effective à l’État s’est révélée être le chaos d’une guerre fratricide. Žižek analyse en partie la guerre civile yougoslave comme le résultat d’un effondrement du symbolique laissant la place à l’irruption brutale et sanglante d’un réel refoulé, celui des passions nationalistes et ethniques et de la guerre des gangs. Il porte quelque part l’héritage de Hegel, pour qui l’État était une force historiquement progressive et unificatrice, le lieu d’un débat raisonné face à la société civile irrationnelle.
Les institutions formelles et au premier rang l’État sont envisagées par Žižek comme relevant du domaine symbolique, celui dont la reconnaissance nous préserve de la psychose et du délire.
Lorsque nous discutons avec des gens révoltés, qui parfois même luttent à nos côtés, il nous arrive de voir jaillir sans crier gare des éléments d’un discours délirant. Untel est convaincu que le virus du SIDA a été créé par Kissinger, un autre fait siennes les théories du complot de Thierry Meyssan, un autre enfin animera un site Internet mettant en garde contre la réactivation des réseaux stay-behind. Or une addition de fantasmes ne constitue ni un mouvement ni une alternative. Ainsi, si nous combattons l’ordre symbolique existant, c’est surtout avec des outils symboliques (manifestations, affichage, prises de parole), sans lequel il est laissé libre cours aux errances des imaginaires individuels. Il y a certes chez Žižek une certaine ambiguïté concernant l’attitude à adopter vis-à-vis du symbolique. Bien qu’il défende l’idée d’une lutte dans le domaine du symbolique par certains aspects, il prend par d’autres le parti d’une dislocation du symbolique par un acte libérateur, telle la démarche du personnage joué par Edward Norton dans le film Fight club [16]. Il y a également ambiguïté quant à son rapport au spontanéisme : tout en critiquant l’impasse de l’émiettement des luttes, lui-même reste évasif ou parfois carrément délirant quant aux moyens de lutter qu’il défend. Cependant, Žižek nous pousse à nous poser des questions comme : pourquoi faisons-nous de la politique pour nous émanciper ? Et : quel est le lien avec les domaines de l’esthétique et de la psychologie individuelle ? Parce que l’avenir est lourd de polémiques politiques à l’intérieur du mouvement, il est également riche des débats philosophiques les sous-tendant. C’est pourquoi Žižek mérite d’être lu.
Notes
[1] Que l’on fasse de la politique ou non, la rencontre avec le réel est suffisamment rare pour qu’on le laisse ici de côté. Cependant, au moment où cet événement s’est produit, les images de l’effondrement des Twin towers donnaient un terrible exemple de l’effet que produit cette rencontre.
[2] Étude de la perception.
[3] En allemand, “nouvel art slovène”, NSK comprend entre autres le groupe artistique IRWIN, le Cabinet Cosmokinétique et le groupe électro-industriel Laibach.
[4] L’école de Francfort fut fondée en 1924 avec la fondation de l’”Institute für Sozialforschung”, à Francfort-sur-le-Main, par décision du Ministère de l’Education, avec l’appui financier d’un négociant, Félix J.Weil, sous l’impulsion de K. A. Gerlach. C’est à partir d’un colloque consacré au marxisme (la “Première semaine de travail marxiste”, tenu en été 1922 à Ilmenau) auquel participèrent Lukacs, Pollock, Korsch, Wittfogel que naquit l’idée d’une institution permanente vouée à l’étude critique des phénomènes sociaux.
Cette école est connue pour ses illustres chercheurs Theodor W. Adorno et Max Horkheimer qui fondèrent en même temps leur Institut pour le développement des sciences sociales. À l’origine, leur projet est de faire l’analyse critique des sciences sociales dans une perspective néo-marxiste. De nouveaux disciples se joignent à eux en les personnes d’Herbert Marcuse et Walter Benjamin. Tous ont en commun un intérêt pour la philosophie de Hegel. L’école de Francfort se penche sur l’apparition de la culture de masse dans les sociétés modernes. L’institut est fermé en 1933 et pousse à l’exil. Adorno, Horkheimer et Marcuse partent aux États-Unis. (Marcuse enseignera à Berkeley, CA). Cette école se penche sur les concepts de critique comme :
au sens des Lumières : la raison pour décrypter les textes,
au sens de la philosophie idéaliste allemande : voir Kant (épistémologie),
au sens marxiste : il faut prendre conscience de la situation pour s’en libérer.
Jürgen Habermas, par un réinvestissement de la Théorie Critique, contribua à fonder ce que l’on nommera la “Seconde génération de l’École de Francfort”. Habermas n’a donc que des liens historiques ténus avec l’école de Francfort mais sa réappropriation de la Théorie critique fait de lui non seulement l’héritier de Horkheimer mais un innovateur susceptible de libérer la Théorie critique “des entraves dont elle n’avait pas su elle-même se déprendre”.
[5] Jacques Rancière, la Mésentente, 1984.
[6] Plaidoyer en faveur de l’intolérance, Climats, 2004, préface à l’édition française. Bien que la tolérance soit critiquable, on peut soupçonner que ce titre, super-pourri il faut bien le dire, avait essentiellement pour but de faire vendre l’ouvrage à Teknikart.
[7] Payot, 2001. Ce bouquin mérite d’être lu, mais c’est surtout ce qui en est retenu par les exégètes universitaires qui doit être critiqué.
[8] ‘La Tolérance répressive du Multiculturalisme’, dans Plaidoyer en faveur de l’intolérance.
[9] “L’horreur, nous dit Žižek, ce n’est pas le fantôme dans la machine mais la machine à l’œuvre derrière chaque fantôme”. Les connaisseurs apprécieront l’allusion.
[10] François Furet, Le passé d’une illusion, 1995 et Stéphane Courtois (coordonné par), Le Livre noir du communisme, 1997
[11] A cyberspace Lenin, International Socialism n°96, été 2002
[12] Dans une revue datée de septembre 2000, l’UIMM (union des industries métallurgiques et minières, colonne vertébrale du Medef) s’inquiétait “des alliances d’un autre type qui se nouent pour former un front anticapitaliste visant à lutter contre la mondialisation […] Ces organisateurs doivent être pris au sérieux. Il s’agit ni plus ni moins d’une cinquième Internationale. Ce mouvement se déroule en dehors des entreprises, mais celles-ci en subiront forcément, à terme, des retombées, et elles ne semblent guère préparées à le faire”.
[13] Le groupe électro Laibach a ainsi pris le risque de se retrouver pris à son propre piège : bien que la mouvance NSK revendique un positionnement socialiste et antifasciste, Laibach rencontre un certain succès dans le public d’extrême droite. Pourtant, d’après Parker “L’intervention ne serait pas progressiste si elle n’était pas dérangeante. Et quand je demande à des activistes de NSK, le groupe d’artistes IRWIN, par exemple, quel est le projet politique, ils se situent dans une perspective socialiste et antifasciste”.
[14] Ian Parker, Žižek : ambivalence et oscillation, article publié sur le site http://www.nskstate.com
[15] Lire à ce sujet Une Revanche de la finance mondiale, paru dans Le Monde diplomatique de mai 2005.
[16] La violence du fantasme, dans La Subjectivité à venir, Ed. Climats, 2005. Celui-ci, embourbé dans des automatismes de consommation et de compassion détachée, participe à des combats à poings nus pour retrouver la sensation d’une authentique rencontre avec ses semblables. Cette démarche finit par lui échapper et aboutit à l’émergence d’un mouvement social radical.