Depuis plus de quarante ans, le PQ a été au centre de la vie politique québécoise. Aujourd’hui par contre, ce parti semble pressé de toutes parts. La droite nationaliste qui constitue un camp important au sein du PQ tire de son côté, soit pour exiger un «recentrage» du PQ vers la droite, soit pour menacer de s’en retirer pour former un nouveau parti «lucide», soit pour se ranger derrière les «autonomistes» du PLQ et de l’ADQ (du moins, ce qu’il en reste). Du côté de la gauche, la dissociation avec le PQ est profonde, notamment dans le mouvement syndical. Cette situation peut s’aggraver du fait qu’il existe maintenant une alternative progressiste au PQ autour de Québec solidaire.
Premières fractures
Il importe de revenir brièvement en arrière. Au départ, le Québec des années 1960 se met en mouvement. Des luttes sociales énormes s’activent contre le pouvoir répressif d’un régime pourri, celui de Maurice Duplessis. Une partie des élites de l’époque est en rupture avec le régime et de ces engagements, le Parti Libéral du Québec (PLQ) arrive au pouvoir avec la fameuse «équipe du tonnerre». Les ambitions de cette «équipe du tonnerre» sont vastes : approfondir la révolution tranquille, donc «moderniser» le système politique et le «désengluer» de l’affreuse «machine» de corruption et de népotisme qu’avaient mis en place Duplessis et ses associés, de concert avec la grande bourgeoisie anglo-canadienne qui domine à l’époque ; ériger des infrastructures «modernes» dans le domaine de l’éducation et de la santé (terriblement en retard sur le reste du Canada) ; réactiver l’économie autour de secteurs structurants, notamment l’hydro-électricité ; enfin, rétablir un dialogue avec la société, y compris avec les mouvements sociaux, notamment le syndicalisme.
Mais rapidement au tournant des années 1960, ce projet arrive à une impasse. La fameuse «équipe du tonnerre» est mise en minorité au sein du gouvernement libéral. Jean Lesage et d’autres personnalités-clés du gouvernement pensent en effet qu’il faut «mettre la pédale douce» sur les changements et ne pas «effrayer» les élites et la population. Ces fractures ont un impact dévastateur à court terme. Vidé d’une partie de son élan, le gouvernement libéral est défait en 1966 par l’Union nationale, bien que celle-ci ait obtenu moins de votes que son adversaire. Une des raisons importantes de cette défaite est l’essor d’un petit parti indépendantiste militant, le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN), composé surtout de jeunes, d’intellectuels, de syndicalistes, qui estiment que le temps était venu de mettre de l’avant une véritable alternative politique et qui vont chercher un pourcentage du vote, ce qui enlève des votes au PLQ.
Essor du PQ
La défaite crève-cœur de 1966 précipite une autre fracture. Pour les réformistes du PLQ en effet, il apparaît que, pour se développer, l’État québécois doit affirmer sa souveraineté, au minimum récupérer une partie importante des pouvoirs de l’État fédéral, plus encore et si nécessaire, «faire» un pays, quitte à maintenir avec le Canada d’étroits liens politiques et économiques (c’est ce qui devient sous l’influence de René Lévesque la «souveraineté-association». C’est donc au confluent de ces deux projets, continuer et approfondir la révolution tranquille, et construire un État québécois, que le PQ naît finalement en 1967. De facto, l’utopie de Lévesque est de recréer la «grande coalition» du début des années 1960, en allant chercher une partie des élites, notamment celles issues justement de la révolution tranquille et avides de renforcer leurs outils de transformation du pouvoir. Les ancêtres de Québec inc, dont les grands technocrates de l’État comme Jacques Parizeau, veulent en effet ériger au Québec un capitalisme «moderne», dynamique, ce qui suppose un État fort, capable d’intervenir (dans la tradition keynésienne) dans l’économie et la société.
Mais la coalition veut également inclure les classes populaires et ouvrières, les couches moyennes (enseignants, fonctionnaires, intellectuels), en attente de grandes transformations, plus ou moins dans l’optique d’une social-démocratie relativement peu définie, mais associée à des politiques pour assainir le climat social, «civiliser» les relations de travail, et effectuer des réformes dans divers domaines comme l’éducation supérieure. Jusqu’en 1976 au moment où le PQ est finalement élu, cette «grande coalition» réussit à tenir le coup. Une gauche surtout sociale est plutôt critique, mais elle décide finalement d’appuyer le PQ, qui met de l’avant des personnalités de gauche comme Robert Burns, Lise Payette, Jacques Couture, etc.
L’épreuve du pouvoir
Assez rapidement cependant, le gouvernement du PQ se retrouve dans une large mesure aux prises avec les mêmes contradictions de l’«équipe du tonnerre». Il y a effectivement un consensus pour engager de grandes réformes, mais jusqu’où cela peut-il aller ? Les élites québécoises profitent de cet État pour se faufiler au sommet d’une partie de l’économie «réellement existante», donc capitaliste. Elle n’a pas intérêt à ce que le nouveau pouvoir n’aille trop loin à gauche, d’où des tiraillements qui mènent à plusieurs départs de l’aile gauche. Par ailleurs, le projet de souveraineté est confronté par l’État canadien et les élites canadiennes, qui refusent tout compromis, avec ou sans l’«association» promise par Lévesque dans l’optique de créer une sorte de pacte Canada-Québec. De cette confrontation l’État québécois et le projet du PQ ressortent très affaiblis lors de la défaite du référendum de 1980.
Par la suite, pour se maintenir au pouvoir, René Lévesque tente un grand virage. Il s’éloigne des grands projets de transformation sociale, en confrontant durement le mouvement syndical (1982). Il préconise avec l’État fédéral un dialogue craintif, qui mène à une autre défaite importante (le rapatriement unilatéral de la constitution sans l’appui du Québec). Lorsque les conservateurs fédéraux de Brian Mulroney gagnent les élections (1985), le PQ s’engage dans la politique dite du «beau risque», en remisant le projet de souveraineté pour négocier avec Mulroney une autonomie élargie pour le Québec.
Devant cette évolution, la base populaire du PQ s’effrite. Une partie importante des électeurs péquistes désertent le bateau, et le PLQ revient au pouvoir. Dans l’opposition, le PQ post-René Lévesque se déchire. La droite (les «lucides» avant la lettre) s’impose d’abord, puis est renversée par une autre configuration regroupant les technocrates et les secteurs populaires.
Deuxième échec
On en est là en 1995 à la veille du deuxième référendum. Le PQ dirigé par Jacques Parizeau revient au pouvoir (1994), mais de justesse. Il tente de créer un vaste assemblage pour tenter le coup pour le coup, encore une fois. Il cherche à rallier les «nationalistes» mous, déçus de l’échec de Brian Mulroney à décentraliser le pouvoir fédéral (l’accord dit du Lac Meech) et est «gratifié» par l’arrivée dans le décor de Lucien Bouchard et de toute une équipe de nationalistes mous déçus, et qui a véritablement le goût du pouvoir. En bon homme d’état qu’il est, Parizeau cherche à se gagner l’appui de la gauche et des mouvements sociaux, qu’il inclut comme les «partenaires» de la souveraineté, et qui voient le projet d’un État indépendant comme une étape nécessaire dans la lutte pour la justice et la dignité.
Contre la grande coalition du oui s’érige à nouveau le camp du non, État et partis fédéraux (toutes tendances confondues), grande bourgeoisie canadienne, classes moyennes anglo-canadiennes et anglo-québécoises, soutenus par une immense machine médiatique. La bourgeoisie québécoise, Québec inc, est très ambiguë. Elle est consciente qu’elle a besoin d’un État québécois fort. Mais en même temps, elle sait que dans ce monde «globalisé», et dans le contexte de l’intégration de l’économie canadienne (et québécoise) aux Etats-Unis, il est dangereux de brasser la cage. En bref, Québec inc se tient loin de la cause du oui, en dépit des efforts et des espoirs de Parizeau. Devant tout cela, le rapport de forces est défavorable. Bien sûr, la défaite du oui est courte, mais c’est une défaite quand même. Parizeau démissionne (notamment pour ses déclarations farfelues), et est remplacé par Lucien Bouchard, qui veut «redresser» le PQ.
Entrée et sortie de Lulu
Vaincu mais non résigné, Bouchard espère reconfigurer l’équation en imposant à tout le monde, y compris aux mouvements sociaux, le virage néolibéral déjà largement entamé par le précédent gouvernement libéral. Sous couvert du «déficit zéro» et de l’assainissement des finances publiques, il réussit à imposer aux diverses factions du PQ une nouvelle orientation de droite, en faisant miroiter l’idée d’un nouveau référendum. Mais la chape de plomb imposée par Lulu ne tient pas le coup, ni d’un côté, ni de l’autre.
Pour les élites, l’idée d’un État indépendant ou semi-indépendant doit être remis aux oubliettes, peut-être pas définitivement, mais certainement à beaucoup plus tard. La priorité est d’«ajuster» l’économie et l’État du Québec aux «réalités» de la globalisation néolibérale, avec tout ce que cela comporte. Pour les classes populaires, passée l’émotion de la quasi victoire, le «normal» revient à la surface, surtout lorsque des leaders du mouvement social, comme Françoise David, décident de dire non au virage néolibéral. Réélu (avec une minorité des voix), Bouchard fait un constat d’échec et démissionne avec fracas, laissant le PQ dans une profonde paralysie.
De défaite en défaite
Bernard Landry, en bon continuateur de l’œuvre bouchardienne, tente péniblement, sans le charisme et la démagogie, de garder le cap, mais finalement le PQ est défait lors des élections générales de 2003. Encore une fois, se produit le même phénomène qui conduit à la défaite du PQ dans les années 1980. Ce n’est pas tellement que le PLQ gagne des votes, c’est plutôt que le PQ en perd, en partie par une grande progression des abstentionnistes et une certaine érosion vers la «boutique» de Mario Dumont. Landry parti, le PQ se déchire entre diverses factions très peu définies, ce qui apparaît comme une pure lutte de pouvoir.
Le PQ est défait une première fois en 2003. Puis, un navrant épisode éclate lorsque le PQ est mené par un aventurier nommé André Boisclair, d’où la retentissante défaite (2007), le parti perdant son rôle d’opposition officielle au profit d’une bande de clowns autour de Mario Dumont, conseillé «en douce» par Lucien Bouchard. Le pire coup est encore à venir cependant : «réinventé» par Pauline Marois qui espère revenir aux origines glorieuses, le PQ est de nouveau défait par le PLQ en 2009, ce qui consacre l’émiettement électoral, la confusion, et le désengagement d’une grande partie de la population, notamment au niveau des couches moyennes et populaires, à l’égard du PQ. Maigre consolation, la baloune de l’ADQ est dégonflée.
L’impasse
Pauline Marois se retrouve donc aujourd’hui devant un dilemme terrible. L’érosion de sa base est un processus profond. Certes dans notre système politique profondément anti-démocratique, un parti dans l’opposition peut toujours espérer revenir au pouvoir, si ce n’est que par quelques pourcentages de votes. On peut donc espérer que le PLQ, après trois mandats (fait assez rare dans les annales du Québec) ne résiste pas à l’usure du pouvoir. Par contre, il serait assez dangereux de miser sur ce simple jeu d’alternance.
Le premier sérieux problème qui se pose est la pression qui vient de la droite à l’intérieur du PQ même. Une droite nationaliste, qu’on identifie à certaines personnalités comme Joseph Facal, ne cesse de s’agiter. Dans les couloirs et les bureaux d’avocats, on sonde la possibilité de créer un nouveau parti. La ligne rouge n’est pas encore franchie, car l’opération est risquée et exigeante.
L’«occasion»
Il n’est pas certain que les Lucien Bouchard et d’autres du même acabit voudraient pas mettre en péril leurs juteux contrats à $450 de l’heure avec le gouvernement et les patrons pour se lancer dans une telle aventure. Mais on sent que cela leur tente. En effet, il y a comme une «occasion» avec l’implosion de l’ADQ. Mais cette «occasion» n’est pas une «voie royale». Certes l’ADQ a implosé à cause de la piètre qualité de ses acteurs et de la bouffonnerie de ses chefs, mais aussi par le caractère extrémiste de son identité et de son discours. Il est en effet bien difficile d’arracher de la tête de la majorité de la population l’idée que nos acquis sociaux sont quelque chose d’épouvantable qu’il faut absolument supprimer.
Il n’en reste pas moins qu’il peut être tentant de penser un parti nationaliste «modéré», marqué à droite (mais sans insistance), «lucide», avec un programme cohérent pour «remettre le Québec au travail» et dont le narratif serait de briser la force du mouvement syndical, de jouer sur les peurs identitaires (pour cibler les immigrants). À savoir si un tel espace peut se dégager rapidement, cela reste à voir. Il faudrait que des facteurs contingents affaiblissent encore plus le PQ (une nouvelle offensive fédérale, la continuation de la crise économique, etc.).
Risques et opportunités pour la gauche
À gauche, la grogne est visible. En réalité, Pauline Marois, une figure énormément plus sympathique que ses prédécesseurs, n’a pas de marge de manœuvre pour «réinventer» le PQ à gauche, comme l’ont rêvé les Syndicalistes pour un Québec libre (SPQ-L). Dans un sens, elle a raison de penser que cela serait un suicide, électoralement parlant, vu l’état des forces et des rapports de forces qui sont largement défavorables aux mouvements sociaux et aux forces de gauche actuellement. Elle n’a donc devant elle un choix qui n’en est pas un, soit de recentrer le parti à droite. Mais le pari pourrait être impossible devant la détermination des «lucides».
Il est certain que l’érosion du PQ peut favoriser, du moins en partie, l’essor de Québec solidaire. Cependant, il ne faut pas se faire d’illusion. La majorité des électeurs désenchantés n’ira pas vers la gauche, du moins à court terme. On peut donc prévoir que les taux d’abstention élevés vont se maintenir. On peut prévoir aussi que, avec la force des médias de plus en plus «berlusconisés» par Pierre-Karl Péladeau et l’empire Desmarais, la droite lucide draine une partie du vote péquiste, en promettant n’importe quoi et en s’affichant, vaguement s’il le faut, souverainiste.
Une «grande coalition» alternative ?
Tout en restant réalistes, il est important de prendre conscience de l’opportunité qui se présente. Québec solidaire en fin de compte pourrait être au centre d’une nouvelle «grande coalition», d’une part pour augmenter son influence, surtout si une partie importante du mouvement social s’implique activement (c’est ce qui s’est passé récemment en Allemagne), d’autre part pour regrouper tous ceux et celles qui peuvent travailler ensemble contre la droite.
Dans ce contexte, il ne faudrait pas célébrer trop naïvement la lente descente du PQ. L’échec de ce parti, voire son éventuelle dislocation, sera dur à absorber pour tout le monde, y compris pour le mouvement social. Le résultat à court terme au moins sera la consolidation de la droite, «ancienne» ou «nouvelle», avec les conséquences que l’on peut imaginer : assauts frontaux contre les droits sociaux chèrement acquis, désyndicalisation, accélération de la privatisation en tout ou en partie de l’éducation et de la santé. Il y aura également la reprise sans fin et sous tous les prétextes d’une campagne contre les immigrants, particulièrement les immigrants «visibles» (Africains, Arabes, etc.), présentés comme une «grave menace» contre notre «identité».
Également, il faudrait prévoir une attaque en règle contre la gauche, et sur tous les plans. Déjà dans les médias berlusconisés, la gauche est ciblée comme un «obstacle» à lever, au mieux, comme des «nostalgiques» dépassés par le temps.
Se préparer
Cette force de la droite doit être vue avec nuances. Nous avons déjà, au Québec et au Canada un gouvernement de droite. Mais à date, leur utopie réactionnaire a été entravée. Avec un gouvernement minoritaire ou même majoritaire, la droite ne peut pas «restructurer» à sa guise. D’une part parce que la résistance est forte. D’autre part parce que le terrain politique est fragmenté, d’où la possibilité d’un retour de l’opposition centriste (à Ottawa) ou social-libérale (à Québec).
Dans ces oppositions, à commencer par le PQ, il y a encore des «résidus» de l’ancienne coalition, «contaminés», selon la droite, par les «virus» de la social-démocratie. Certes, le courant social-démocrate au sein du PQ est bien faible, mais ce parti est encore capable de mener quelques combats contre la droite, si ce n’est que pour mieux paraître aux yeux d’une population qui commence à être lassée du discours néolibéral pur et dur à la «lucide». Bref, le jeu n’est pas fait. C’est dans ce sens qu’il faut porter attention aux remous politiques actuels. Un «nouveau» projet de droite pourrait tenter de se «faufiler» en se présentant comme «moderne», «facteur de changement» (cela a été réussi récemment en France, en Italie, au Chili et dans d’autres pays capitalistes).
Pour la gauche donc, il faut prévoir et se préparer. Nous avons un projet, qui n’est pas parfait, mais qui devient plus attrayant et compréhensible pour beaucoup de gens qui maintenant ont l’opportunité de visualiser cela sous la figure d’Amir Khadir. Nous avons des idées et nous pouvons les articuler mieux. Nous avons des racines profondes. Ici au Québec, nous avons une masse critique de gens qui sont attachés aux idéaux de justice sociale, d’une grande partie des baby-boomers de la révolution tranquille jusqu’à des masses de jeunes de sensibilité altermondialiste, écologiste et féministe d’aujourd’hui.
À l’échelle de notre vaste mouvement social et politique, nous commençons à penser les questions de politique et de pouvoir, même si, ici et là, il y a encore des hésitations, des inhibitions, une certaine pudeur (mal placée) en s’engager sur le terrain (miné) du politique. Bref nous avons beaucoup d’actifs, mais aussi des passifs que nous parviendrons à surmonter et à dépasser, avec un peu de chance, d’imagination et surtout de travail