Au tournant des années 1960, le syndicalisme québécois se réveille d’une longue torpeur. Grosso modo, les structures syndicales connaissent alors des transformations spectaculaires.
Le verrou saute peu à peu
Jusqu’à ces changements, le syndicalisme au Québec reste sous la coupe des dominants. Il y a d’abord la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (plus tard la CSN), et dont le mandat principal est de lutter contre la gauche ! L’idéologie qui y prévaut est un mélange de corporatisme, de nationalisme catholique-canadien-français et une forte dose d’antisocialisme et d’anticommunisme. Mais ici et là, des travailleurs et des travailleuses se révoltent, comme à Asbestos en 1949 et où Duplessis ordonne à sa police de «casser des bras». Fait à noter, la hiérarchie catholique, toujours du côté du pouvoir, se divise. La grève est perdue, mais l’idée d’un syndicalisme de résistance refait surface. C’est un peu la même chose qui se passe du côté de la Fédération provinciale du travail du Québec (ancêtre de la FTQ). Sous influence états-unienne, les dirigeants des «unions» comme on les appelle alors sont plus occupés à faire la chasse aux militants que de combattre les patrons. Mais des militants et des militantes s’insurgent, comme Madeleine Parent qui se bat contre le cardinal Léger et les patrons des usines de textiles où prévalent les salaires de misère. Les enseignants commencent à briser le carcan imposé par le système. Les membres de l’Alliance des professeurs catholiques de Montréal, s’engagent en 1949 dans une grève illégale, à l’instigation de jeunes militants comme Raymond Laliberté.
Le vent se lève
En 1959, un affrontement médiatisé a lieu avec les réalisateurs de Radio-Canada, dont un fameux René Lévesque. La révolution pas-si-tranquille est à la fois un mouvement «par en bas», qui vient de la base et de la révolte, et aussi par «en haut» (des élites modernisatrices). L’«équipe du tonnerre» (Parti Libéral) qui arrive au pouvoir à Québec veut renforcer un secteur public obsolète et inefficace, ce qui implique la reconnaissance du droit de négocier pour les employés de l’état et même le droit de grève. La fenêtre est grande ouverte et des militants de la CSN surtout, comme Marcel Pépin, en profitent pour organiser des milliers de fonctionnaires. Parallèlement, les enseignants se dotent d’un véritable syndicat. Même la FTQ, encore sous la coupe de ses «labor boss», connaît une certaine mutation, notamment par l’essor du SFCP qui syndique des travailleurs du secteur municipal entre autres. À la fin de la décennie, on sent que quelque chose se passe. Marcel Pépin surtout parle d’une nécessaire action politique des travailleurs, un «deuxième front» nécessaire pour que les droits des travailleurs soient respectés. Le PQ qui vient de prendre forme attire également beaucoup de militants syndicaux, dont Robert Burns, Francine Lalonde et plusieurs autres.
L’aventure du FRAP
Des regroupements se produisent aussi plus à gauche, dans le sillon du PSQ, du MLP, du FLP et d’une myriade d’initiatives locales. À l’été 1970 à Montréal émerge l’idée d’un regroupement politique au niveau municipal, le FRAP, qui adopte un langage assez radical :
La population s’organise elle-même. Elle construit elle-même son propre pouvoir par des coopératives, des comités de citoyens, des comités d’action politique. Elle conteste. Elle manifeste. Elle réclame. Elle se donne à elle-même des instruments de lutte. La démocratie, c’est essentiellement le peuple solidement organisé, organisé par lui-même, et qui envoie ses propres délégués à lui, non pas pour le « gouverner » mais pour exécuter ce qu’il décide (allocution de Pierre Vadeboncoeur à la séance inaugurale du congrès du FRAP, 28 août 1970).
Le FRAP compte surtout sur des militants et des militantes du mouvement syndical et populaire qui s’organisent dans plusieurs quartiers de Montréal et qui créent, avec des féministes et des étudiants des «comités d’action politique» qui se veulent être des outils d’éducation et d’organisation. Également, le FRAP se lance dans l’arène électorale pour les élections municipales prévues pour octobre 1970. Paul Cliche, alors permanent de la CSN, est le candidat à la mairie.
Les syndicats face aux «évènements»
Comme tout le monde, les syndicalistes sont surpris de ce qui survient au début d’octobre 1970. Le Manifeste du FLQ bien sûr plaît, surtout son ton frondeur et son appel aux travailleurs et travailleuses : «Travailleurs de la production, des mines et des forêts ; travailleurs des services, enseignants et étudiants, chômeurs, prenez ce qui vous appartient, votre travail, votre détermination et votre liberté». Des radicaux comme Michel Chartrand montent au créneau, appelant à des actions syndicales en appui aux revendications du FLQ. La direction des trois centrales syndicales, tout en prenant ses distances par rapport aux enlèvements, appelle à une négociation. Puis survient la répression. Parmi les 500 arrêtés, plusieurs dizaines de travailleurs et travailleuses, qui n’ont rien à faire avec le FLQ, mais qui sont connus comme des syndicalistes actifs. Devant cela, les syndicats dénoncent bien sûr la Loi des mesures de guerre. Dans les semaines qui suivent, le mouvement syndical avec d’autres mouvements populaires et des personnalités comme le directeur du Devoir de l’époque Claude Ryan, font pression sur les gouvernements.
À l’assaut du ciel
Le choc de la répression, on s’en rend compte rétroactivement, aide le mouvement social à se définir et à prendre confiance. Dès le printemps et l’automne 1971, des grèves importantes éclatent. Le SCFP mène les luttes des travailleurs des universités (UQAM et UdM. Ça remue parmi les profs (grève de l’UQAM à l’automne 1971). Face au géant monopolistique La Presse, une coalition inédite se met en place avec des syndicats FTQ et CSN. Dès la fin de l’année, des pourparlers sont engagés pour constituer un grand front commun du secteur public réunissait la CSN, la FTQ et la CEQ. En février 1972, une méga assemblée a lieu au Forum de Montréal. Les membres de la base se sentent sûrs de leurs forces. Autour du mouvement syndical orbite une ribambelle de «comités d’action», de «forums syndicaux», d’initiatives d’éducation et de formation de toutes sortes. Des centaines, et plus tard, des milliers de jeunes travailleurs et travailleuses sont impliquées. À l’initiative de la CSN surtout, une campagne est menée : «Nous le monde ordinaire». Les employéEs du secteur public sont présentés non pas seulement comme des gens qui demandent des sous, mais qui défendent le bien public, et dont les conditions, si elles s’améliorent, auront un effet d’entraînement sur tout le monde. 200 000 travailleurs enclenchent au printemps un mouvement de grève qui bientôt déborde.
Le Front commun de 1972 et ses suites
Des contingents énormes de piqueteurs se retrouvent dans la rue. Devant cela, le gouvernement de Robert Bourassa somme la direction de cesser la grève. À sa grande surprise, Marcel Pepin, Louis Laberge (président de la FTQ) et Yvon Charbonneau (président de la CEQ) tiennent tête et sont condamnés à la prison. Par la suite, le mouvement s’étend encore. Des villes entières sont paralysées. Un mouvement sans précédent au Québec (et aussi au Canada) fait trembler les dominants. Au bout de la ligne, c’est une grande victoire, et pas seulement symbolique (les principales revendications seront acquises quelques mois et années plus tard). Les syndicats deviennent alors le centre de gravité du mouvement social. Divers manifestes sont publiés, dans une optique carrément anti capitaliste, tel «Ne comptons que sur nos propres moyens» (CSN), «L’État, rouage de notre exploitation» (FTQ), et «L’école au service de la classe dominante» (CEQ). En 1973, la fronde syndicale s’étend au secteur privé, via de puissantes grèves lors desquelles les syndicats forcent l’augmentation de salaires en dehors des clauses prévues par les conventions collectives. De jeunes militants de la FTQ occupent (1975) l’usine de United Aircraft (aujourd’hui Pratt & Whitney) à Longueuil, où sévit un conflit de travail violent, et demande l’interdiction des scabs. . D’autres grèves dures marquent cette période : Firestone à Joliette, Commonwealht Plywood à Lachute, Robin Hood à Montréal. Ces grèves ont toutes comme caractéristiques de mobiliser un large appui populaire et militant et d’être marquées par de violents affrontements avec les forces policières et des milices patronales, souvent armées. Tantôt les dominés gagnent, parfois les dominants l’emportent. Mais peu importait l’issue de la lutte, un courant de révolte traversait tout le mouvement syndical : il fallait «oser lutte».
Héritages contrastés
En 1976 au moment de l’élection du PQ, la grande majorité des syndicalistes se réjouit. D’ailleurs, une des premières lois adoptées sous le gouvernement péquiste est justement d’interdire les scabs. L’aile gauche affiche carrément sa «sympathie pour les travailleurs». Peu à peu cependant, cette convergence s’effiloche. Après la défaite du référendum en 1980, le PQ vire à droite. En 1982, René Lévesque impose une loi matraque qui réduit drastiquement les salaires et les conditions de travail dans le secteur public. Les dominants commencent à reprendre l’initiative, notamment par une série de contre-réformes du régime de négociation dans le secteur public qui réduit considérablement la portée du droit de grève. Entre-temps, le militantisme syndical s’essouffle, en partie par des divisions internes au sein du mouvement syndical, en partie par une certaine fatigue qui traverse le monde militant après une décennie de luttes époustouflantes. La FTQ se rapproche du PQ et s’engage corps et âme dans le syndicalisme «responsable» et les fonds d’investissement. La CSN, qui tient le coup pour un temps, connaît plusieurs déceptions et défaites, notamment lors de la grève du Manoir Richelieu (1987) et elle-aussi se recentre autour de revendications moins audacieuses. La «convergence» entre les syndicats et le PQ connaît son point culminant en 1995 lorsque Lucien Bouchard impose son déficit zéro, relayé par la direction de la FTQ et de la CSN comme un «mal nécessaire». Peu de temps après cependant, les revendications populaires sont portées par d’autres acteurs, la Fédération des femmes du Québec (FFQ) notamment, et une vaste coalition contre le projet d’intégration des Amériques mené par Washington et Ottawa. Lors de la Marche des femmes (1995 et 2000) et du Sommet des peuples (2001), les syndicalistes sont au rendez-vous. Depuis, un débat traverse le mouvement syndical. De quel côté aller ? Faut-il participer à la mise en place d’une vaste coalition populaire pour confronter l’État et développer une alternative ? Faut-il recentrer l’action syndicale autour des luttes pour améliorer les conventions collectives et presser l’État à revenir à des politiques keynésiennes dans une perpective de «développement durable» du capitalisme ? Ces deux perspectives sont-elles conciliables ? Ce débat est complexe et vaste, mais cela, c’est une autre histoire.
Les NCS organisent le 30 octobre prochain un colloque, 40 ans après Octobre 1970. Les détails sont sur le site des NCS : https://www.cahiersdusocialisme.org/2010/10/09/octobre-1970/