Le municipalisme contre l’État

Dépasser un vieux dilemme

La question de l’État taraude le mouvement socialiste depuis le XIXe siècle, lorsque les marxistes et les bakouninistes s’affrontaient au sein de l’Association internationale des travailleurs à propos du rôle de la conquête du pouvoir politique au sein de la stratégie révolutionnaire. Plus récemment, cette question a refait surface à la suite de l’effondrement des régimes soviétiques, de la crise de la social-démocratie et de la diffusion des idées de John Holloway – « changer le monde sans prendre le pouvoir ». Aujourd’hui, les tendances socialistes et anarchistes s’entre-déchirent sur cet épineux dilemme : doit-on prendre le pouvoir pour renverser le système et accélérer la transition postcapitaliste, ou faut-il d’abord abolir l’État afin d’éliminer toute forme de domination ?

Nous partons de la question suivante : au lieu de vouloir conquérir l’État ou de s’y opposer machinalement, ne serait-il pas préférable de forger de nouvelles institutions politiques contre l’État ? Quelle serait la forme d’un système politique qui ne serait pas basé sur l’État-nation, ni sur sa simple négation ? Comment dépasser la dichotomie qui oppose le gouvernement représentatif des monarchies constitutionnelles et des républiques bourgeoises et l’affirmation dogmatique d’une démocratie purement horizontale ? C’est ici qu’apparaît une institution négligée : la municipalité. Le « municipalisme » est le nom d’une théorie et d’une pratique qui font de la municipalité (ou de la commune) le cœur d’une transformation démocratique de la vie sociale, économique et politique. Cette idée condense une riche tradition politique présente dans plusieurs pays du monde et à différentes époques historiques : cité athénienne, communes médiévales italiennes, Commune de Paris, town meetings de la Nouvelle-Angleterre, municipalisme libertaire (M. Bookchin), autogouvernance locale des grama panchayats (Kerala), communalisme kurde au Rojava, etc. En quoi ces différentes variantes du municipalisme remettent-elles en question les hypothèses fondatrices du socialisme ?

Au-delà du socialisme ?

Si nous simplifions, la conception traditionnelle du socialisme repose sur trois prémisses principales : le primat de la sphère de production, la planification économique comme alternative à la propriété privée et la conquête du pouvoir d’État comme clé de voûte de la stratégie révolutionnaire. Si le municipalisme intègre la lutte des classes et un ensemble de concepts marxistes dans son analyse, cette perspective cherche à remplacer la triade travail-planification-État par les trois principes : milieux-communs-communes. Ce projet de transformation sociale reprend des intuitions formulées par les écosocialistes et le mouvement pour la décroissance en essayant de formuler une nouvelle synthèse que nous pourrions nommer « transition basée sur les commun(e)s ». Au-delà du thème passionnant des communs[2], nous verrons en quoi les milieux de vie et les villes reviennent à l’avant-plan des luttes sociales aujourd’hui.

Premièrement, notons que la perspective socialiste est essentiellement fondée sur l’antagonisme entre le capital et le travail, ou sur ce que Marx appelle plus précisément la contradiction entre les rapports de production (propriété privée, salariat) et les forces de production : travail vivant, moyens de production, etc. La révolution industrielle a effectivement mis de l’avant le rôle clé du mouvement ouvrier, l’importance fondamentale de la sphère économique et du lieu de travail comme terrain d’exploitation et de résistance. Les différentes tendances du socialisme (communistes, conseillistes, anarchistes, partisans des coopératives, syndicalistes révolutionnaires et autogestionnaires) ont milité en faveur de l’émancipation du travail, c’est-à-dire du contrôle des travailleurs et des travailleuses sur les moyens de production, que ce soit par la planification, les conseils ouvriers, les syndicats ou les coopératives. Au-delà des divergences importantes quant aux modalités du « contrôle ouvrier » de la production, il n’en demeure pas moins que la sphère de la « reproduction sociale » a été largement négligée.

Or, depuis les années 1970, les nouveaux mouvements sociaux ont repolitisé différents enjeux qui débordent de la sphère étroite du travail salarié pour inclure la sphère intime (travail domestique non payé, rapports sociaux de sexe et de genre), la communauté, la consommation, la ville et l’environnement. D’où l’importance première des milieux de vie, de la vie quotidienne, des espaces urbains et ruraux comme foyers de luttes sociales, de résistances et d’expérimentations. Pourquoi ce déplacement conceptuel est-il nécessaire ? D’une part, les transformations du capitalisme à l’heure de la mondialisation, de la révolution numérique et du postfordisme provoquent un déclin de la classe ouvrière, une flexibilisation du travail et une série de reconfigurations qui font disparaître la centralité de l’usine ou du lieu de travail comme espace premier de l’oppression et de la lutte de classes. L’exploitation persiste toujours (les dépressions et les épuisements professionnels témoignent des méfaits de l’idéologie de la performance et des conditions de travail stressantes), mais la thèse voulant qu’un ensemble de travailleurs et de travailleuses possède un intérêt objectif et la capacité subjective de s’organiser en tant que classe pour faire la révolution prolétarienne est devenue une idée désuète pour définir les tâches historiques d’une transformation au XXIe siècle.

Selon le théoricien néomarxiste James O’ Connor, il y a une seconde contradiction du capitalisme qui oppose les rapports de production capitalistes aux conditions de production[3] envisagées de manière plus générale. Celles-ci n’incluent pas seulement l’environnement et les ressources naturelles comme l’eau, la terre, l’énergie et l’atmosphère, mais le système d’éducation, les infrastructures de transport, les espaces publics et d’autres services qui ne sont pas directement produits par le capital. Ces conditions de production sont essentielles dans le processus d’accumulation du capital, mais les externalités négatives (pollution, surexploitation, marchandisations et privatisations engendrées par les impératifs de croissance et de rentabilité) menacent directement ces conditions d’existence. Les changements climatiques et la crise écologique représentent sans doute l’expression la plus criante de cette seconde contradiction.

En examinant les luttes sociales des dernières années (mouvement étudiant, Idle no more, luttes contre les gaz de schiste et les projets d’oléoduc), on se rend compte que ces différentes formes de résistance sont toutes liées à la défense des services publics, des territoires et des milieux de vie. Le terrain premier de la lutte des classes n’est pas d’abord la sphère productive, mais les lieux où les gens vivent, habitent, étudient et se rencontrent. Le terme milieux désigne l’ensemble de ces espaces, à la fois matériels et sociaux, physiques et culturels, où les gens tissent des liens avec les autres et leur environnement pour reproduire leurs conditions d’existence et la vie commune d’une société. Le concept de milieu, beaucoup plus général que celui de travail (qu’il peut inclure par ailleurs, comme dans l’expression « milieu de travail »), regroupe l’ensemble des activités sociales (productives ou improductives, scientifiques, artistiques, politiques et relationnelles) qui peuvent faire l’objet d’une marchandisation ou d’une réappropriation collective.

Cette notion permet d’aborder un ensemble d’enjeux sociaux de première importance : accaparement des terres, privatisation de l’espace public, profilage racial, brutalité policière, sécurité alimentaire, logement, mobilité, justice environnementale, etc. C’est pourquoi nous dirons que l’objet de l’émancipation n’est pas seulement le travail (bien que celui-ci demeure un enjeu fondamental), mais la réappropriation démocratique des milieux de vie, c’est-à-dire la possibilité de prendre part aux décisions collectives sur l’ensemble des enjeux qui affectent nos conditions d’existence.

Penser en dehors du cadre étroit de l’usine, du syndicat et du « mouvement ouvrier » permet de renouveler la critique du capitalisme, de reformuler les articulations entre le néolibéralisme globalisé et les processus inégaux d’urbanisation, de même que les résistances et revendications en faveur du « droit à la ville ». Selon le géographe critique David Harvey, les marxistes ont trop souvent mis l’accent sur le lieu de travail comme espace de production de la valeur, alors que, dans le volume II du Capital, Marx met en évidence le rôle tout aussi central de la réalisation de la valeur, que ce soit par la circulation financière ou la consommation, lesquelles se concentrent aujourd’hui principalement dans les grandes villes[4]. Certes, cela ne veut pas dire que l’exploitation disparaît magiquement, mais qu’il faut porter une attention particulière à la ville comme lieu central de l’accumulation capitaliste, de contradictions et de luttes sociales prenant des formes variées : droit au logement, protection des espaces verts, occupations, luttes contre les grands événements sportifs ou les expulsions, etc. Dans un contexte d’inégalités sociales extrêmes, le simple fait de vouloir détruire le parc Gezi dans le quartier Taksim à Istanbul ou d’augmenter le tarif des billets de bus à Porto Alegre au Brésil ont déclenché de véritables insurrections, telle une allumette dans une poudrière. Ainsi, David Harvey souligne que la question urbaine devient un foyer central de la contestation sociale :

L’adoption du droit à la ville comme slogan opératoire et comme idéal politique […] serait un premier pas vers l’unification de ces luttes. Il est impératif de travailler à la démocratisation du droit à la ville et à la construction d’un large mouvement social pour que les dépossédés puissent reprendre le contrôle de cette ville dont ils sont exclus depuis si longtemps, et pour que puissent s’instituer de nouveaux modes de contrôle des surplus du capital qui façonnent les processus d’urbanisation. Lefebvre avait raison de souligner que la révolution sera urbaine, au sens large du terme, ou ne sera pas[5] .

Or, comment créer de nouveaux modes de contrôle des surplus et des institutions politiques permettant aux gens de reprendre en main leurs conditions d’existence ?

La communauté politique contre l’État

Les expérimentations municipalistes sont basées sur les principes d’autogouvernement, de démocratisation et de décentralisation qui permettent aux habitants et aux habitantes de gérer directement les affaires publiques. Le municipalisme repose sur la participation citoyenne directe et la relocalisation des décisions collectives graduellement accaparées par un gouvernement centralisé. Cette perspective permet de distinguer clairement deux idées qui ont été souvent confondues, à savoir la communauté politique et l’État.

Selon Murray Bookchin, il faut distinguer le « champ social » correspondant au domaine privé (qui inclut la sphère domestique, la communauté et la vie économique), le champ politique comme espace public de délibération et de décision collective, et l’État en tant qu’appareil professionnel de contrainte dirigé par les politiciens, la bureaucratie, la police, l’armée, etc.

C’est seulement quand la contrainte est institutionnalisée sous la forme d’un contrôle social professionnel, systématique et organisé – c’est-à-dire lorsque des individus sont arrachés à la vie normale d’une communauté non seulement pour administrer celle-ci, mais encore pour le faire avec le soutien d’un monopole de la violence – que l’on peut parler d’État au sens propre. […] Aujourd’hui encore, nous avons tendance à confondre allègrement « art de gouverner » (statecraft), politique et société, alors que ces notions devraient être soigneusement distinguées les unes des autres. […] Les Athéniens ont inventé la politique : l’administration directe des affaires publiques par l’ensemble d’une communauté[6].

C’est dans ce sens que Fernand Dumont parlait d’un projet de souveraineté du Québec visant à « l’édification d’une communauté politique et non d’un État-nation[7] ». Sans tomber dans la critique facile des fonctionnaires et de la bureaucratie d’État, le sociologue souligne la déresponsabilisation des institutions et le manque d’imputabilité des dirigeants qui découlent du gigantisme institutionnel :

La situation actuelle frise la caricature : un ministre est censé être le seul responsable devant l’Assemblée nationale de toute mesure arrêtée dans son ministère, c’est-à-dire dans un organisme le plus souvent énorme où des décisions multiples sont prises chaque jour et dont un grand nombre échappent non seulement à sa vigilance mais à sa compétence. Ce principe de responsabilité exclusive pouvait avoir quelque fondement au temps ancien où la taille de l’État était réduite, mais il ne subsiste aujourd’hui que par une fiction abusive. Il en résulte un filtrage de l’information et une opacité des décisions[8].

Dans un contexte où les élites et l’État travaillent main dans la main pour déposséder les citoyennes et les citoyens des outils et des lieux de décision permettant de réguler collectivement leurs conditions d’existence, un recadrage des enjeux et du discours émancipateur s’avère une tâche aussi essentielle qu’urgente. L’hypothèse consiste à dépasser la dichotomie gauche/droite et le clivage souverainiste/fédéraliste par un antagonisme plus fondamental, opposant démocratie et oligarchie, pouvoir citoyen et domination de la caste. La « question sociale » qui s’attaque aux contradictions du système économique, tout comme la « question nationale » qui cherche à surmonter les contradictions du régime politique, ne sont pas pour autant résolues ou écartées ; elles sont resituées à l’intérieur de la « question démocratique » qui a pour principe central non pas la justice sociale ou l’indépendance nationale, mais la souveraineté populaire.

Ce déplacement de l’antagonisme politique vers la position verticale – « ceux d’en haut » contre « ceux d’en bas », l’oligarchie contre la démocratie – reformule de manière simplifiée la lutte des classes dans un discours populiste (ou plutôt populaire) à la manière du slogan d’Occupy : « Nous sommes les 99 % ». Cette frontière politique permet également de surmonter le clivage géographique et idéologique entre Montréal et les régions, lequel amène une profonde division de l’espace public. En effet, on oppose souvent une métropole progressiste, inclusive et ouverte aux autres régions qui seraient plus arriérées et conservatrices. La gauche cosmopolite et « bien-pensante » concentrée dans les quartiers centraux de Montréal (associée aux mouvements sociaux et aux initiatives citoyennes) s’opposerait ainsi à la droite qui représente les intérêts du « peuple », des travailleurs et des travailleuses, de la classe moyenne et des « gens ordinaires » qui n’ont pas le loisir ou le luxe de se balader à vélo et de manger bio. Cette caricature, qui schématise une certaine polarisation symbolique des termes « gauche » et « droite » dans l’imaginaire québécois, est pernicieuse parce qu’elle sépare les forces citoyennes et les classes populaires au lieu de les unir dans une lutte commune contre les élites. De cette façon, Montréal devient un lieu privilégié qui monopolise l’espace public québécois, et l’adversaire du « vrai monde » qui habite en banlieue ou en région.

Par contre, l’antagonisme entre le « haut » et le « bas » permet de déplacer le centre du pouvoir là où il se situe réellement, dans l’État centralisateur et oligarchique contrôlé par les élites, les lobbys et les intérêts privés. Face à cet État parasitaire, « au-dessus » de la société, se trouvent les communautés locales, villages, villes, régions et territoires qui doivent être dirigés par ceux et celles qui les habitent, et non par une minorité. À l’heure des mesures d’austérité qui s’accompagnent d’un démantèlement des institutions de développement local et régional et d’une importante centralisation des pouvoirs dans les mains de l’État, des industries extractives et des multinationales, le terrain municipal paraît tout indiqué pour construire un nouveau mouvement politique visant à démocratiser radicalement les institutions afin de redonner le pouvoir aux communautés concernées. Pourquoi ne pas créer un « front municipal », un réseau de « villes rebelles » qui pourraient s’opposer à la domination des États et esquisser les grandes lignes d’un nouveau système politique basé sur les communes, les communautés et les milieux de vie ?

L’antagonisme qui oppose centralisation et décentralisation semble davantage partagé que le débat obscur entre la droite et la gauche, lequel comprend une foule de subtilités inaccessibles pour le commun des mortels. Autrement dit, il est plus facile et intuitif de s’opposer à la concentration du pouvoir à la tête du gouvernement et des grandes corporations et de vouloir décentraliser les décisions vers les communautés locales, que de définir le néolibéralisme et de justifier une bonne réforme de la fiscalité pour financer les services publics. L’idée du municipalisme est assez simple, claire et porteuse d’une véritable transformation démocratique ; il s’agit d’instituer une nouvelle communauté politique qui ne soit pas dominée par l’État, mais fondée sur l’autogouvernement populaire.

Revisiter la Commune de Paris

Il faut pour cela formuler une mise en garde : le municipalisme ne consiste pas à vouloir s’emparer des municipalités dans leur forme actuelle et à les administrer avec un programme de « bonne gouvernance » d’orientation progressiste. Cela est d’autant plus important au Québec où les municipalités ont des compétences et des ressources limitées, tout en demeurant de simples créatures de l’État provincial du point de vue constitutionnel. L’avertissement de Marx concernant l’usage du pouvoir étatique dans son fameux texte La Guerre civile en France vaut donc a fortiori à l’échelle municipale.

La classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre tel quel l’appareil d’État et de le faire fonctionner pour son propre compte. Le pouvoir centralisé de l’État, avec ses organes, partout présents : armée permanente, police, bureaucratie, clergé et magistrature, organes façonnés selon un plan de division systématique et hiérarchique du travail, date de l’époque de la monarchie absolue, où il servait à la société bourgeoise naissante d’arme puissante dans ses luttes contre le féodalisme[9].

Face à la fausse alternative entre la gestion naïve de l’appareil étatique du courant social-démocrate et le refus complet du pouvoir institutionnel de la mouvance anarchiste, la perspective municipaliste propose de créer de nouvelles institutions politiques contre l’État. Comme le note le communard Arthur Arnould :

[Après janvier 1871] Paris n’avait plus de gouvernement. Les hommes de l’Hôtel de Ville étaient pris à Bordeaux ; l’armée était peu estimée et sans armes ; les généraux universellement méprisés. Aucune police dans les rues. […] Nous n’avions qu’un pouvoir anonyme, représenté par M. Tout le monde. […] Paris avait donc appris le mépris absolu des deux seules formes de gouvernementales qui eussent été jusqu’alors en présence dans notre pays : La monarchie et la République oligarchique ou bourgeoise. […] La Commune de Paris […] fut l’avènement d’un principe, l’affirmation d’une politique. En un mot, elle ne fut pas seulement une révolution de plus, elle fut une révolution nouvelle, portant dans les plis de son drapeau tout un programme général et caractéristique. Et son drapeau était celui de la République universelle[10].

L’expression énigmatique de « République universelle » indique un changement de paradigme. Il ne s’agit pas d’une négation abstraite de l’État réellement existant, mais du dépassement positif de la monarchie constitutionnelle et de la République oligarchique par l’incarnation concrète de l’idéal républicain qui vise l’instauration d’une souveraineté populaire et du pouvoir citoyen dans toutes les sphères de la société. La Commune n’est donc pas le contraire de la République, mais la vraie République contre l’État. Marx épouse cette perspective dans son analyse de la Commune de Paris :

L’antithèse directe de l’Empire fut la Commune. Si le prolétariat de Paris avait fait la révolution de Février au cri de « Vive la République sociale », ce cri n’exprimait guère qu’une vague aspiration à une République qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même. La Commune fut la forme positive de cette République[11].

Néanmoins, une République sociale et internationaliste n’implique pas le rejet expéditif de la nation. La Commune permet de faire la synthèse du local et du global sans médiation. Comme le souligne encore Marx, cette expérimentation collective n’était pas destinée à rester localisée sur un territoire restreint, le « municipalisme dans une seule ville » étant une idée absurde. Bien au contraire, la Commune est « une forme politique tout à fait susceptible d’expansion ». À ce titre, il est intéressant d’imaginer ce qu’aurait pu devenir la Commune de Paris si elle n’avait pas été écrasée de façon précoce avant d’avoir exprimé son plein potentiel. Marx écrit :

La Commune devait être la forme politique même des plus petits hameaux de campagne […]. L’unité de la nation ne devait pas être brisée, mais au contraire organisée par la Constitution communale ; elle devait devenir une réalité par la destruction du pouvoir d’État qui prétendait être l’incarnation de cette unité, mais voulait être indépendant de la nation même, et supérieur à elle, alors qu’il n’en était qu’une excroissance parasitaire[12].

La perspective municipaliste n’a de sens qu’à travers l’horizon du « peuple constitué en communes », à travers la création d’une République sociale sans précédent, une Commune des communes. C’est pourquoi la transition basée sur les commun(e)s ne vise pas à conquérir le pouvoir d’État, mais à amorcer une transformation radicale « par le bas ». Elle représente non pas la négation, mais la résolution optimale de la question nationale. L’objectif de se doter d’un « État complet » a été le leurre dans lequel s’est fourvoyé le mouvement souverainiste et la gauche depuis ses débuts, cet appareil séparé et supérieur à la nation n’étant qu’une fausse unité empêchant celle-ci de se gouverner. Alors que l’État-nation se contente d’une souveraineté nationale formelle qui laisse le peuple à la marge des lieux de décision, la Commune rend possible une véritable souveraineté populaire qui permet à l’ensemble des gens d’exercer leur liberté.

Pour un municipalisme d’ici

Comment transposer ce paradigme municipaliste dans le contexte québécois ? La stratégie consiste à mettre en place un « réseau d’action municipale », lequel ne serait pas un parti, mais plutôt un mouvement politique, une plateforme citoyenne, créative et collaborative. Loin de se limiter à une seule ville, une plateforme participative permettrait de mettre en réseau une foule d’assemblées citoyennes, d’échanger des initiatives, enjeux, revendications et expériences entre de multiples municipalités, permettant ainsi de dépasser le clivage stérile entre Montréal et les régions. Le but serait de favoriser l’auto-organisation citoyenne, l’action politique municipale, ainsi que la création d’alliances à l’échelle locale, régionale, nationale et internationale.

Il serait possible d’envisager une stratégie novatrice pour les élections municipales de 2017. L’objectif n’est pas de créer un parti avec un programme politique détaillé, unique et centralisé, mais plutôt d’appuyer des candidatures citoyennes et populaires partageant les principes de participation citoyenne directe, de démocratisation des institutions, de décentralisation des pouvoirs, de solidarité intermunicipale, d’égalité sociale et de transition écologique. Des candidatures indépendantes dans les petites municipalités, ou encore de nouveaux partis progressistes avec des plateformes locales élaborées par et pour les citoyens et les citoyennes, pourraient ainsi créer une brèche dans le système politique municipal. En fin de compte, l’objectif est d’éviter que l’élection redevienne un « piège à cons », avec l’accaparement du pouvoir par une minorité.

Pour cela, on peut s’inspirer des « plateformes de convergence municipale » qui ont mené à la création de nouvelles formations politiques comme Barcelona en Comú ou Ahora Madrid en Espagne, par l’articulation de partis de gauche, de mouvements sociaux, d’associations, de comités citoyens et de candidatures indépendantes en fonction des conjonctures locales. Ces organisations hybrides (dépassant la dichotomie entre partis et mouvements sociaux), tout comme les Candidatures d’unité populaire (CUP) en Catalogne, ont créé un code d’éthique strict pour toute personne convoitant une charge publique : limitation du nombre de mandats, révocabilité, obligation de consulter en permanence les assemblées citoyennes et forums en ligne, transparence radicale de l’agenda des rencontres et des décisions prises, limitation du revenu à trois fois le salaire minimum, etc. Si un certain degré de délégation de pouvoir est inévitable, l’important est « d’encastrer la représentation » dans des formes de démocratie directe afin que l’intégrité de la personne élue ne soit plus une vaine déclaration de foi, mais une réalité pratique. À l’instar du mouvement zapatiste au Chiapas, il s’agit d’appliquer le principe de « commander en obéissant », où le peuple commande et le gouvernement obéit.

Face à la corruption municipale endémique, rien de mieux qu’un renouvellement radical des pratiques politiques par la résurgence des assemblées citoyennes locales, la transparence démocratique et le mandat impératif comme antidotes au cynisme, à l’abstentionnisme et à l’apathie.

Le municipalisme permet de renverser la perspective orthodoxe de la souveraineté populaire, qui est actuellement rattachée à l’échelle nationale par l’idée d’un processus constituant visant à rédiger la constitution du Québec. Pour Québec solidaire, Option nationale ou Roméo Bouchard qui font la promotion de l’Assemblée constituante pour refonder l’État, cette logique « marche sur la tête ; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable[13]». Ainsi, pourquoi ne pas amorcer directement de multiples processus constituants au niveau municipal ? Les citoyens et les citoyennes pourraient commencer dès maintenant à se réapproprier leurs institutions politiques en rédigeant collectivement une « constitution communale » afin de définir les principes, valeurs, pouvoirs, responsabilités et institutions de leur communauté territoriale.

La municipalité passerait ainsi du statut de simple appareil administratif de l’État à l’échelle locale à celui d’une véritable communauté politique fondée sur l’autogouvernement. En paraphrasant Marx qui célébrait « la forme enfin trouvée de l’émancipation », le municipalisme pourrait devenir le tremplin d’une transformation démocratique à plus large échelle. « La Constitution communale aurait restitué au corps social toutes les forces jusqu’alors absorbées par l’État parasite qui se nourrit sur la société et en paralyse le libre mouvement. Par ce seul fait, elle eût été le point de départ de la régénération [du Québec][14]

  1. Jonathan Durand Folco[1] est professeur à l’École d’innovation sociale de l’Université Saint-Paul à Ottawa.

     

  2. Voir l’article de Jonathan Durand Folco, « Repenser l’autogestion : une transition basée sur les commun(e)s », Possibles, vol. 40, n° 2, automne 2016.
  3. James O’ Connor, Natural Causes. Essays in Ecological Marxism, New York, Guilford Press, 1997.
  4. David Harvey, « Consolidating Power », Roar Magazine, n° 0, 2015, p. 272.
  5. David Harvey, Le capitalisme contre le droit à la ville. Néolibéralisme, urbanisation, résistances, Paris, Éditions Amsterdam, 2011, p. 32-33.
  6. Murray Bookchin, Une société à refaire. Vers une écologie de la liberté, Montréal, Écosociété, 2010, p. 104-108.
  7. Fernand Dumont, Raisons communes, Montréal, Boréal, 1997, p. 219.
  8. Ibid., p. 202-203.
  9. Karl Marx, La Guerre civile en France (La Commune de Paris), 1871, Les classiques des sciences sociales, p. 45-46, <classiques.uqac.ca/classiques/Marx_karl/guerre_civile_france/guerre_civile_france.html>.
  10. Kristin Ross, L’imaginaire de la Commune, Paris, La fabrique, 2015, p. 28-29.
  11. Marx, La Guerre civile en France, op. cit., p. 47.
  12. Ibid., p. 49.
  13. Karl Marx, Le Capital, livre I, Postface à la deuxième édition allemande, 1875, Les classiques des sciences sociales, p. 4, <classiques.uqac.ca/classiques/Marx_karl/capital/capital_livre_1/capital_livre_1_1/fichiers_MIA/Capital_1_Postface.pdf>.
  14. Marx, La Guerre civile en France, op. cit., p. 50.

     

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