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Le marxisme en pratique : pour un dialogue entre Luxemburg et Gramsci

Yohann Douet, Contretemps, 1 avril 2021
À propos de Rosa Luxemburg, Antonio Gramsci actuels, Marie-Claire Caloz Tschopp, Antoine Chollet and Romain Felli (éd.), Paris, Kimé, 2018
Rosa Luxemburg et Antonio Gramsci ont beaucoup en commun[1]. D’un point de vue historique, ils ont co-fondé les partis communistes en Allemagne et en Italie, et ils en ont été les figures tutélaires tant en raison de leurs vies, qui ont été héroïques, que de leurs morts, causées par la répression bourgeoise et fasciste. D’un point de vue théorique, ils représentent tous les deux un marxisme ouvert et créatif, mais également lié d’une manière intrinsèque à la lutte des classes – ce en quoi ils échappent à ce que Perry Anderson a appelé « marxisme occidental[2] », à savoir un marxisme innovant théoriquement mais détaché de la praxis politique. C’est parce qu’ils ont beaucoup en commun qu’il est particulièrement intéressant de les confronter, et de déterminer clairement ce qui les oppose.
L’ouvrage dirigé par Marie-Claire Caloz-Tschopp, Antoine Chollet et Romain Felli, Rosa Luxemburg, Antonio Gramsci actuels, reprend un ensemble de textes consacrés aux deux théoriciens révolutionnaires. Il se présente comme un hommage à André Tosel, auteur d’une œuvre dont l’importance pour les recherches gramsciennes, et pour la pensée marxiste en général, ne saurait être surestimée[3], et qui nous a quitté en mars 2017. L’ouvrage tire son origine d’un séminaire organisé par Marie-Claire Caloz-Tschopp et André Tosel, et les contributions rassemblées sont trop nombreuses et différentes pour pouvoir être résumées[4]. Cet article explorera trois grands axes selon lesquels une comparaison entre Luxemburg et Gramsci peut être établie, et qui recoupent le propos d’une grande partie des textes du volume : l’histoire du capitalisme et des sociétés bourgeoises ; la stratégie révolutionnaire ; la méthode théorique.
Sur les transformations historiques du capitalisme : impérialisme et hégémonie
Pour désigner leurs contributions théoriques, André Tosel parle de la « découverte » faite par Luxemburg, et de la « perle » que l’on trouve chez Gramsci[5]. Luxemburg a découvert, dans son chef d’œuvre d’économique politique, L’Accumulation du capital (1913), que la reproduction du capitalisme n‘est possible que « si le capitalisme trouve à l’extérieur de lui-même des sociétés non capitalistes qui peuvent entrer dans le circuit » de l’accumulation (p. 72). Le capitalisme requiert des sources de matières premières, une force de travail et une demande économique venant de zones non-capitalistes – raison pour laquelle l’impérialisme est une conséquence nécessaire du capitalisme. Pour se reproduire, il doit s’étendre, c’est-à-dire repousser ses frontières toujours plus loin en s’appropriant de nouveaux territoires et de nouvelles populations. L’accumulation primitive n’est pas un acte originel, elle doit être sans cesse réitérée. Il faut donc s’attendre, une fois le monde entier subsumé par la logique capitaliste, à une crise dévastatrice[6]. La violence impérialiste se déchaînera alors également dans les métropoles des centres capitalistes.
C’est ce que M-C. Caloz-Tschopp appelle l’« effet boomerang »[7]. Le monde, dans son intégralité, sera soumis à la barbarie – à moins que les révolutionnaires ne l’emportent. Cette idée, que Luxemburg a énoncé cette idée en 1915 avec la célèbre formule « socialisme ou rechute dans la barbarie »[8], se trouvait sous sa plume dès la fin des années 1890[9]. L’« effet boomerang » n’est du reste pas une simple prévision historique : il est déjà actif à l’époque où Luxemburg écrit, l’impérialisme produisant ses effets catastrophiques même en Europe, comme le montre la Première Guerre mondiale[10]. En réalité, comme le rappelle M-C. Caloz-Tschopp (p. 115), pour Luxemburg la « catastrophe » est le « mode d’existence » du capitalisme. Luxemburg écrit ainsi :
« Le trait caractéristique de l’impérialisme en tant que lutte concurrentielle suprême pour l’hégémonie mondiale capitaliste n’est pas seulement l’énergie et l’universalité de l’expansion – signe spécifique que la boucle de l’évolution commence à se refermer – mais le fait que la lutte décisive pour l’expansion rebondit des régions qui étaient l’objet de sa convoitise vers les métropoles. Ainsi l’impérialisme ramène la catastrophe, comme mode d’existence, de la périphérie de son champ d’action à son point de départ. Après avoir livré pendant quatre siècles l’existence et la civilisation de tous les peuples non capitalistes d’Asie, d’Afrique, d’Amérique et d’Australie à des convulsions incessantes et au dépérissement en masse, l’expansion capitaliste précipite aujourd’hui les peuples civilisés de l’Europe elle-même dans une suite de catastrophes dont le résultat final ne peut être que la ruine de la civilisation ou l’avènement de la production socialiste »[11].
La « perle » qu’A. Tosel trouve chez Gramsci se rapporte également aux transformations historiques du capitalisme, mais en des termes très différents. Il s’agit du « principe d’assimilation », lié à la politique hégémonique de la bourgeoisie et à ses métamorphoses (p. 72). Pour A. Tosel, ce principe définirait la modernité en tant que telle : au sein des sociétés européennes, la dynamique de la lutte des classes a été en mesure,  jusqu’à un certain point, de détruire la logique sociale rigide et traditionnelle qui prévalait jusqu’alors. Les anciennes classes dominantes étaient « conservatrices », et se voyaient elles-mêmes comme des « castes fermées »[12]. À l’inverse, au début de sa période de domination et d’hégémonie – en particulier après 1789, puisque Gramsci voit la Révolution française comme « le pivot » de l’histoire moderne, comme dit A. Tosel (p. 73) – « la classe bourgeoise se définit elle-même comme un organisme en continuel mouvement, capable d’absorber, en l’assimilant à son niveau culturel et économique, toute la société »[13]. Mais, à un certain moment (la date de 1871, celle de la Commune, pouvant être utilisée comme marque symbolique de ce renversement[14]), « il se produit un arrêt », parce que « la classe bourgeoise est “saturée” » : « non seulement elle ne s’élargit pas, mais elle se désagrège ; non seulement elle n’assimile pas de nouveaux éléments, mais elle perd une partie d’elle-même »[15]. Les classes subalternes tendent à développer leur activité et à obtenir plus de participation, mais les classes dominantes ne peuvent pas l’accepter. Pour cette raison, elles ont recours soit à la force étatique afin de réprimer les luttes des subalternes vers l’émancipation, soit à de nouvelles « formes d’assimilation », c’est-à-dire à des formes d’assimilation « fausses » ou « perverses » dans la mesure où leur but est de rendre les subalternes passifs (p. 76). Bien entendu, elles peuvent combiner ces deux stratégies – et c’est ce qu’elles font la plupart du temps. La nouvelle voie prise par la bourgeoise afin de reproduire sa domination, ou, en d’autres termes, la nouvelle modalité de son activité hégémonique, est nettement différente de la mobilisation des forces populaires qu’avaient réalisé d’une manière typique les Jacobins. Elle correspond, comme dit Gramsci, à une « révolution passive » : la classe dominante maintient les masses populaires dans la passivité et entreprend elle-même certaines des transformations sociales requises par la situation historique (ces transformations étant requises notamment pour qu’elle puisse maintenir sa domination).
Ainsi, la découverte de Luxemburg et la perle de Gramsci nous donne deux aperçus très différents sur l’histoire des sociétés capitalistes modernes. Gardant ces éléments à l’esprit, il faut maintenant en venir aux enjeux stratégiques et organisationnels, que chacun des deux théoriciens révolutionnaires a traités d’une manière originale et spécifique.
Sur la stratégie révolutionnaire : les masses et le parti
Rappelons tout d’abord, afin d’éviter des débats qui n’ont pas lieu d’être, quelques évidences. Rosa Luxemburg et Antonio Gramsci ont tous deux été des penseurs révolutionnaires et des dirigeants du mouvement ouvrier. Bien que cela soit parfois oublié ou mal compris, le parti était pour Luxemburg comme pour Gramsci « l’horizon indépassable de leur temps », comme le dit Jean-Numa Ducange (p. 141)[16]. Bien entendu, Luxemburg a été en conflit avec les dirigeants du SPD et de l’Internationale en raison de son internationalisme inébranlable (avant comme pendant la guerre), et du primat qu’elle accordait à l’activité des masses (par exemple lorsqu’elle a défendu la stratégie de grève de masse au cours du débat qui a suivi la Révolution russe de 1905, en particulier avec Grève de masse, parti et syndicats, 1906)[17]. Gramsci a également critiqué férocement la direction du PSI (dont il a été membre jusqu’à la fondation du PCI en janvier 1921), dont la bureaucratisation et le réformisme (souvent inavoué) ont à ses yeux été la principale cause de la défaite des ouvriers de Turin lors du mouvement des conseils du biennio rosso (les « deux années rouges » 1919-1920). Et plus tard, après 1926, il remettra en cause la ligne sectaire du Komintern dans la mesure où elle constituait un obstacle à une authentique politique de masse antifasciste.
Du fait de leur engagement révolutionnaire et de leurs marxismes antidogmatiques, vivants et ouverts, Frigga Haug – reprenant une expression de Peter Weiss – parle d’une « ligne Luxemburg-Gramsci », et en fait le fil directeur de son étude[18]. Et, en raison de leur grande sensibilité à l’activité autonome des masses subalternes, M. Löwy peut écrire que, même si seul Gramsci utilise cette expression, ils ont tous les deux développé une « philosophie de la praxis » – la catégorie de praxis faisant référence à « l’unité dialectique entre l’objectif et le subjectif, la médiation par laquelle la classe en soi devient pour soi » (p. 237)[19].
Löwy remarque que, tandis que pour Lénine, « rédacteur du journal Iskra [étincelle], l’étincelle révolutionnaire est apportée par l’avant-garde politique organisée, du dehors vers l’intérieur des luttes spontanées du prolétariat », pour Luxemburg, « l’étincelle de la conscience et de la volonté révolutionnaire s’allume dans le combat, dans l’action de masses », même si le parti prépare et joue un rôle nécessaire dans ce processus (p. 236). Elle explique sa conception dialectique du développement de la conscience de classe dans sa réponse polémique à Que faire ? :
« Ce n’est qu’au cours de la lutte que l’armée du prolétariat se recrute et qu’elle prend conscience des buts de cette lutte. L’organisation, les progrès de la conscience et le combat ne sont pas des phases particulières, séparées dans le temps et mécaniquement, comme dans le mouvement blanquiste, mais au contraire des aspects divers d’un seul et même processus »[20].
Dans ses luttes, la classe s’éduque elle-même : pour renvoyer à ce processus, Luxemburg utilise notamment la notion de « Selbstbetätigung » (activité autonome, ou auto-activation).
Si l’on devait situer Gramsci – du moins le Gramsci des Cahiers de prison – entre Lénine et Luxemburg, il serait nettement plus proche du premier. Luxemburg voit le parti d’abord comme une expression organique de la classe, alors que Gramsci, comme Lénine, insiste sur la forme d’organisation spécifique qu’est le parti[21]. Il présente le parti comme le « Prince moderne » qui doit diriger le processus révolutionnaire, ce qui signifie que la formation d’un véritable Prince moderne est l’un des problèmes que les révolutionnaires doivent résoudre pour que la révolution puisse triompher[22]. Comme le défend A. Tosel dans sa seconde contribution à l’ouvrage[23], Gramsci s’efforce d’établir un « cercle » vertueux, de pédagogie réciproque, entre la spontanéité et le « sentiment » des masses d’un côté, et l’intellectualité collective du parti, « interprète des rapports sociaux », de l’autre (p. 100-101). Mais, bien que Gramsci aille plus loin que Lénine dans la théorisation de la dialectique entre spontanéité et direction consciente, il se concentre comme lui sur le rôle dirigeant du parti. C’est pourquoi ses Cahiers de prison nous offrent des réflexions précieuses sur les organisations et stratégies révolutionnaires, mais ne développent peut-être pas suffisamment des questions fondamentales telles que les libertés politiques et la démocratie socialiste, contrairement à Luxemburg. Ce constat qui vaut pour les textes écrits en prison par Gramsci doit être nuancé si l’on prend en compte ses écrits de l’époque de L’Ordine nuovo et du biennio rosso, où il avait consacré des réflexions très poussées aux formes de l’auto-organisation et de la démocratie concrète comme les conseils ouvriers[24].
Sur la méthode théorique : abstractions et médiations
Les différences analytiques et stratégiques entre Luxemburg et Gramsci que l’on a évoquées sont liées à la différence entre leurs méthodes théoriques. Comme l’écrit Guido Liguori, on peut discerner chez Luxemburg une manière de penser abstraite (sans que cela soit péjoratif), qui se porte immédiatement vers ce qui est le plus général – qu’il s’agisse des principes politiques les plus importants, ou du niveau le plus fondamental de la réalité[25]. Au contraire, Gramsci s’intéresse davantage aux médiations, et s’arrête sur des situations socio-historiques concrètes.
En reprenant les termes d’A. Tosel, on peut dire que Luxemburg « découvre » la logique économique du capitalisme impérialiste à l’œuvre à l’échelle mondiale, alors que la « perle » théorique de Gramsci (le principe d’assimilation lié à la notion d’hégémonie et de révolution passive) met avant tout en jeu une analyse politico-idéologique au niveau national, tout en affirmant que la structure économique est fondamentale. Ainsi, à propos de l’échelle pertinente de l’analyse et de l’action politiques, Gramsci écrit que « le développement va en direction de l’internationalisme, mais le point de départ est “national”, et c’est de ce point de départ qu’il faut partir. Mais la perspective est internationale et ne peut être que telle »[26]. Autrement dit, le caractère international du prolétariat ne peut pas se traduire immédiatement mais requiert – dialectiquement – des médiations nationales. C’est la raison pour laquelle la pensée de Gramsci est probablement moins utile que celle de Luxemburg pour saisir la logique impérialiste dans toute sa pureté, mais plus pertinente pour comprendre des phénomènes concrets complexes comme la nation et le nationalisme, le racisme ou la spatialité[27].
L’opposition entre la stratégie politique de Luxemburg et celle de Gramsci est elle aussi liée à la question des médiations. Même si Gramsci est trop sévère envers Luxemburg et ne rend pas justice à la subtilité de sa pensée, il était conscient de cette différence entre leurs visions. Il écrit ainsi que « Rosa », à cause de « la sorte de préjugé “économiciste” et spontanéiste qui était le sien », a « négligé les éléments “volontaristes” et organisationnels » dans son analyse de la révolution de 1905. D’après lui, Grève de masse, parti et syndicats est « l’une des illustrations les plus importantes de la théorie de la guerre de mouvement appliquée à l’art politique » :
« L’élément économique immédiat (crise, etc.) est considéré comme l’équivalent de l’artillerie de campagne qui, dans une guerre, ouvre une brèche dans la défense ennemie, une brèche suffisante pour que ses propres troupes puissent s’y engouffrer et remporter un succès définitif (stratégique) ou du moins un succès important dans la perspective de la ligne stratégique »[28].
Aux yeux de Gramsci, Luxemburg considèrerait les événements politiques comme une expression presque directe des facteurs économiques. Pour lui, cette vision doit être catégoriquement rejetée, tout particulièrement à « l’Ouest », c’est-à-dire dans les pays capitalistes avancés. Et il estime nécessaire de s’arrêter sur les médiations en jeu : les révolutionnaires doivent mener une guerre de position, s’efforcer de construire des organisations et des partis de masse – le parti étant la médiation par excellence – et lutter sur le terrain politico-idéologique, ces luttes et activités convergeant vers la conquête de l’hégémonie. Bien entendu, le diagnostic de Gramsci sur l’économicisme, le spontanéisme et la grève de masse chez Luxemburg est trop unilatéral et réducteur[29]. Mais il a vu clairement que la pensée de Luxemburg ne se porte pas d’abord sur les médiations politiques, alors qu’à ses yeux la politique doit précisément être conçue comme – pour employer une expression de Daniel Bensaïd – un « art des médiations ».
C’est donc plutôt chez Gramsci que l’on pourra chercher les ressources théoriques nous permettant d’appréhender les dimensions idéologico-culturelles de la réalité historique. Ses conceptions s’avèrent ainsi utiles pour comprendre les transformations intellectuelles et subjectives liées au capitalisme contemporain[30]. De même, A. Tosel peut utiliser la notion de « révolution passive » pour analyser le néo-libéralisme (p. 77) : en mettant continuellement en œuvre des « innovations » techniques et organisationnelles, et en instrumentalisant les demandes d’autonomie des subalternes, le néo-libéralisme reconduit leur passivité. Pour cette raison, les groupes subalternes ont besoin, d’après lui, d’une « révolution anti-passive », qui leur permettrait de redevenir actifs[31]. La forme exacte de ce processus reste à déterminer, mais l’on sait que construire des organisations de masse liées aux groupes subalternes par un « cercle vertueux » en est un élément constitutif ; et l’on sait qu’un tel « parti élargi » (p. 101), capable de mener une « lutte de classes élargie » (p. 55), mettant en jeu émancipation intellectuelle et démocratisation politique articulées à des objectifs économiques, devra être particulièrement vigilant vis-à-vis de toute dérive autoritaire pouvant rappeler celle des partis stalinisés du XXe siècle.
Alors que l’attention aux médiations de Gramsci explique l’intérêt de son œuvre pour nous, l’actualité de Luxemburg est indissociable de sa manière de penser abstraite. Elle a ainsi été en mesure de formuler dans tout son tranchant une alternative épocale comme « socialisme ou barbarie », dotée d’une pertinence nouvelle de nos jours. Elle a appréhendé les contradictions impérialistes du capitalisme mondial dans toute leur radicalité, et a su faire droit à la possibilité d’événements ou processus politiques imprévus, non-linéaires et spontanés exprimant ces contradictions. Pour cette raison, sa pensée peut nous aider à comprendre des explosions inattendues de la lutte des classes comme lors des révolutions arabes[32] ou – quelles que soient les différences entre les situations – avec le mouvement des Gilets jaunes.
Enfin, la préoccupation de Luxemburg pour les principes politiques fondamentaux l’a conduit à saisir dans toute sa force le lien entre démocratie et socialisme[33]. Tout en saluant la Révolution d’Octobre comme un pas en avant de la lutte révolutionnaire du prolétariat, elle a critiqué l’autoritarisme des mesures prises par les bolcheviks dans la mesure où elles constituent des obstacles à la réalisation d’une authentique dictature du prolétariat. En mars 1918, à propos de ces mesures, elle écrit un texte qui mérite d’être cité longuement :
« La pratique du socialisme exige toute une transformation intellectuelle dans les masses dégradées par des siècles de domination bourgeoise. Instincts sociaux à la place des instincts égoïstes, initiative des masses à la place de l’inertie, idéalisme, qui fait passer par-dessus toutes les souffrances, etc. Personne ne le sait mieux, ne le montre avec plus de force, ne le répète avec plus d’obstination que Lénine. Seulement il se trompe complètement sur les moyens : décrets, puissance dictatoriale des directeurs d’usines, punitions draconiennes, règne de la terreur, autant de moyens qui empêchent cette renaissance. La seule voie qui y conduise, c’est l’école même de la vie publique, la démocratie la plus large et la plus illimitée, l’opinion publique. C’est justement la terreur qui démoralise. Tout cela ôté, que reste-t-il ? Lénine et Trotsky ont mis à la place des corps représentatifs issus d’élections générales les soviets comme la seule représentation véritable des masses ouvrières. Mais en étouffant la vie politique dans tout le pays, il est fatal que la vie dans les soviets eux-mêmes soit de plus en plus paralysée. Sans élections générales, sans liberté illimitée de la presse et de réunion, sans lutte libre entre les opinions, la vie se meurt dans toutes les institutions publiques, elle devient une vie apparente, où la bureaucratie reste le seul élément actif. C’est une loi à laquelle nul ne peut se soustraire. La vie publique entre peu à peu en sommeil. Quelques douzaines de chefs d’une énergie inlassable et d’un idéalisme sans borne dirigent le gouvernement, et, parmi eux, ceux qui gouvernent en réalité, ce sont une douzaine de têtes éminentes, tandis qu’une élite de la classe ouvrière est convoquée de temps à autre à des réunions, pour applaudir aux discours des chefs, voter à l’unanimité les résolutions qu’on lui présente, au fond par conséquent un gouvernement de coterie – une dictature, il est vrai, non celle du prolétariat, mais celle d’une poignée de politiciens, c’est-à-dire une dictature au sens bourgeois, au sens de la domination jacobine (le recul des congrès des soviets de trois mois à six mois !) »[34].
Conclusion
Ce recueil offre un large panel d’études sur les pensées de Luxemburg et de Gramsci, et les rapprochements que l’on peut établir entre elles. On l’a dit, le livre est issu d’un séminaire, et chaque texte explore son propre thème, selon sa propre problématique. Cela implique nécessairement certaines répétitions, et une faible unité entre les contributions au volume. Néanmoins, chaque contribution est en elle-même rigoureuse et éclairante. L’actualité des œuvres de Gramsci et de Luxemburg ne faisant aucun doute, on ne peut qu’espérer que l’effort de confrontation initié dans cet ouvrage soit repris, par les auteurs qui y ont contribué ou par d’autres, et le soit peut-être d’une manière plus systématique.
Notes
[1] Je remercie Ulysse Lojkine pour ses suggestions et ses critiques qui m’ont été très utiles.
[2] Perry Anderson, Sur le marxisme occidental, Paris, Maspero, 1977.
[3] L’année précédant sa mort, André Tosel a publié son ouvrage le plus abouti sur Gramsci : Étudier Gramsci. Pour une critique continue de la révolution passive capitaliste, Paris, Kimé, 2016. C’est le résultat de près de cinquante ans de réflexion sur la pensée du révolutionnaire italien.
[4]  L’ouvrage est constitué de plus de 20 textes. Deux traitent de la pensée et du travail d’André Tosel (la préface d’Étienne Balibar et une recension d’Étudier Gramsci par Isabelle Garo) ; certains textes portent à la fois sur Gramsci et Luxemburg (Umberto Bandiera, Jean-Numa Ducange, Frigga Haug, Federico Oliveri, l’un des deux articles d’André Tosel), d’autres principalement sur Luxemburg (Marie-Claire Caloz-Tschopp, Zaïd Ben Saïd Cherni, Bob Jessop, Ilaria Possenti, Claudie Weil) et d’autres principalement sur Gramsci (Younès Ahouga, Andrea Eggli, Fabio Frosini, Francesca Izzo, Stefan Kipfer, Pierre Musso, Raphaël Ramuz, Jean Robelin, et un autre essai d’André Tosel). Enfin, on trouve une recension du livre de Saul Benjamin (Gramsci en Argentine, théoricien politique argentin) par Andrea Eggli. Je donne la table des matières du livre en annexe.
[5] André Tosel, « Rosa Luxemburg, Antonio Gramsci : face aux promesses et ambiguïtés de la démocratie ».
[6] Même si l’idée d’« effondrement » (Zusammenbruch) est souvent utilisée pour décrire la théorie de Luxemburg, cette conception sera surtout développée après sa mort, notamment par Henryk Grossman : La loi de l’accumulation et de l’effondrement du système capitaliste  (1929).
[7] Marie-Claire Caloz-Tschopp, « Rosa Luxemburg : la découverte de l’effet boomerang de l’impérialisme et la liberté ».
[8] Voir La crise de la social-démocratie, écrit en prison en 1915 et publié en 1916 sous le pseudonyme Junius. Michael Löwy écrit dans sa contribution à l’ouvrage que le « mot d’ordre “socialisme ou barbarie” [est] un tournant dans l’histoire de la pensée marxiste » dans la mesure où il renvoie à une alternative épocale, et suggère que l’histoire doit être conçue comme partiellement contingente. C’est aussi un tournant dans la pensée de Luxemburg, puisque, avant la Première Guerre mondiale, « parallèlement à [son] volontarisme activiste » était encore manifeste dans ses écrits « l’optimisme déterministe (économique) de la théorie du Zusammenbruch, l’écroulement du capitalisme victime de ses contradictions » (Michael Löwy, « L’étincelle s’allume dans l’action. La philosophie de la praxis dans la pensée de Rosa Luxemburg », p. 239 ; texte également disponible en ligne sur Contretemps).
[9] Voir par exemple « Verschiebungen in der Weltpolitik (Displacements in World Policy) », Leipziger Volkszeitung, n° 59, 13 mars 1899, in Gesammelte Werke, vol. 1/1, p. 361–365. Dans cet article, elle écrit explicitement que l’impérialisme était sur le point d’atteindre ses limites. Voir Guillaume Fondu et Ulysse Lojkine, « Impérialisme et accumulation du capital. L’apport de Rosa Luxemburg »Contretemps.
[10] Sur la question de la barbarie impérialiste, voir la contribution d’Ilaria Possenti, « Rosa Luxemburg lue par Hannah Arendt ».
[11] Rosa Luxemburg, L’Accumulation du capital – Critique des critiques (février 1915).
[12] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Gallimard, 1978-1996, Cahier 8, §2, p. 255.
[13] Idem.
[14] Notons qu’il s’agit également de la date de l’achèvement de l’unité nationale allemande, après celle de l’unité nationale italienne en 1870, cette dernière étant bien entendu particulièrement importante aux yeux de Gramsci.
[15] Idem.
[16] Jean-Numa Ducange, « Portrait croisé de deux traditions marxistes ».
[17] Dans le volume, voir en particulier le texte d’Umberto Bandiera « Syndicat et action politique chez Rosa Luxemburg et Antonio Gramsci ».
[18] Frigga Haug, « La ligne Luxemburg-Gramsci ». Pour d’autres études mettant une œuvre une interprétation de ce type, voir Die « Linie Luxemburg – Gramsci » : Zur Aktualität und Historizität marxistischen Denkens, Argument-Sonderband AS 159, Berlin/Hamburg, 1989, et Jan Rehmann, « Philosophy of Praxis, Ideology-Critique, and the Relevance of a “Luxemburg-Gramsci Line” », Historical Materialism, 2014, n° 22 (2), p. 99-116.
[19] Michael Löwy, « L’étincelle s’allume dans l’action. La philosophie de la praxis dans la pensée de Rosa Luxemburg » (texte disponible en ligne sur Contretemps).
[20] Rosa Luxemburg, Questions d’organisation de la social-démocratie russe (1904).
[21] Sur cette opposition entre Luxemburg et une conception de Lénine (au côté de laquelle on peut inscrire Gramsci et Trotsky), on peut se reporter à cet entretien de Daniel Bensaïd. Sur la notion de « forme », voir la contribution de Raphaël Ramuz dans l’ouvrage, « Gramsci, la forme-valeur et le parti ».
[22] Pour une conception du parti révolutionnaire chez Gramsci comme problème pratique à résoudre, je me permets de renvoyer à Yohann douet, « Gramsci et le problème du parti »Contretemps. Le problème du parti consiste à établir des rapports dialectiques entre la direction du parti et sa base d’une part, et entre le parti dans son ensemble et les masses d’autre part ; il s’agit, autrement dit, de parvenir à combiner adéquatement démocratie et discipline.
[23] André Tosel, « Qu’est-ce qui m’a attiré vers Gramsci ? ».
[24] Voir Federico Oliveri, « Pour un modèle critique de la révolution. Gramsci, Luxemburg et l’expérience des conseils ».
[25] Guido Liguori, « Luxemburg e Gramsci: convergenze e divergenze di due pensatori rivoluzionari », Critica Marxista, 2020/1, p. 36
[26] Antonio Gramsci, Cahiers de prisonop. cit., Cahier 14, §68, p. 84.
[27] Voir respectivement les contributions de Fabio Frosini (« Nation-peuple-rhétorique, les dilemmes du fascisme et la question de la démocratie dans les Cahiers de prison »), Stefan Kipfer (« Quel Gramsci décolonial ? Plaidoyer pour une piste Gramsci-Fanon ») et Younès Ahouga (« L’analyse spatiale de Gramsci et les contradictions inhérentes au capitalisme mondialisé »).
[28] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, Cahier 13, §24, p. 410. Gramsci développe ensuite sa lecture de Luxemburg : dans sa pensée, l’élément économique immédiat « était conçu en effet comme ayant un double effet : 1) ouvrir une brèche dans la défense de l’ennemi, après avoir semé chez lui la confusion et lui avoir fait perdre confiance en lui-même et en son avenir ; 2) organiser de façon foudroyante ses propres troupes, créer les cadres, ou du moins placer de façon foudroyante les cadres existants (élaborés jusque-là par le processus historique général) à leur poste d’encadrement des troupes disséminées ; 3) créer de façon foudroyante la concentration idéologique sur l’identité du but à atteindre. C’était là une forme rigide de déterminisme économique, aggravée par l’idée que les effets seraient extrêmement rapides dans le temps et dans l’espace ; aussi était-ce bel et bien un mysticisme historique, l’attente d’une sorte de fulguration miraculeuse » (idem).
[29] À ce propos, voir Daniel Egan, « Rosa Luxemburg and the Mass Strike: Rethinking Gramsci’s Critique », art. cit., et Alex Levant, « Rethinking Spontaneity beyond Classical Marxism : Re-Reading Luxemburg through Benjamin, Gramsci and Thompson », Critique, 2012, n° 40 (3), p. 367-387.
[30] Voir, dans l’ouvrage : Pierre Musso, « Actualité des concepts gramsciens pour une critique du néo-industrialisme », et Jean Robelin, « Qui sont aujourd’hui les intellectuels organiques ? ».
[31] Sur ce point, voir la contribution d’Isabelle Garo, « André Tosel, lecteur de Gramsci et penseur du présent ». L’expression de « révolution anti-passive » vient initialement de Christine Buci-Glucksmann (voir par exemple « Eurocommunisme, transition et pratiques politiques », in Pierre Birnbaum et Jean-Marie Vincent (dir.), Critique des pratiques de la politique, Paris, Galilée, 1978, p. 103-120).
[32] Voir Zaïd Ben Saïd Cherni, « L’actualité de la pensée de Rosa Luxemburg au prisme de la révolution tunisienne de 2011 ».
[33] Voir, dans l’ouvrage, Antoine Chollet, « Rosa Luxemburg, démocrate parce que socialiste », et Claudie Weil, « Rosa Luxemburg féministe ? ». Voir également Alexeï Gusev, « Rosa Luxemburg et la démocratie socialiste. Un jalon essentiel dans l’histoire de la pensée marxiste », et Michael Löwy, « La critique de la démocratie bourgeoise chez Rosa Luxemburg ».
[34] Rosa Luxemburg, La Révolution russeIV. La dissolution de l’assemblée constituante.

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