Claudio Katz[1], extrait d’un texte publié par Socialist Project, 27 janvier 2021
Après Trump, quelles sont les perspectives avec Biden pour gérer le désordre impérial mondial ? Quels sont les changements prévisibles dans l’ordre impérialiste jusqu’à maintenant dirigé par les États-Unis qui restent le pilier du capitalisme mondial ? Comment les turbulences internes aux États-Unis peuvent influer sur ce processus ?
L’Empire en déclin
La tentative américaine de regagner la domination mondiale est la principale caractéristique de l’impérialisme du XXIe siècle. Washington entend retrouver cette primauté face aux menaces engendrées par la mondialisation et la multipolarité. La puissance impériale a perdu son autorité et sa capacité d’intervention. Au cours des dernières décennies, elle a essayé plusieurs voies pour inverser son déclin, toutes sans succès. Les États-Unis ont perdu le contrôle de la politique internationale dont ils ont fait preuve dans le passé, mais ils conservent une grande puissance de feu. Washington cherche à regagner la suprématie dans trois domaines qui définissent la domination impériale : la gestion des ressources naturelles, l’assujettissement des peuples et la neutralisation des rivaux. Le contrôle des matières premières est essentiel pour maintenir la primauté militaire et garantir des approvisionnements qui affectent le cours de l’économie. Contenir les soulèvements populaires est essentiel pour stabiliser l’ordre capitaliste que le Pentagone a assuré pendant des décennies. Les États-Unis essaient de maintenir la force qu’ils utilisaient traditionnellement pour intervenir en Amérique latine, en Afrique, au Moyen-Orient et en Asie du Sud. Ils doivent également faire face la compétition de la Chine. Ces batailles détermineront le succès ou l’échec de la relance impériale américaine.
La centralité de la guerre
Toutes les puissances ont utilisé la violence pour dominer, sachant que le capitalisme ne pourrait pas survivre sans armée. Il est vrai que le système recourt également à la manipulation, à la tromperie et à la désinformation, mais il ne remplace pas la menace coercitive par une simple prééminence idéologique. Il associe violence et consentement et revendique un pouvoir implicite (soft power) basé sur un pouvoir explicite (hard power). Les puissances ont certainement renforcé leur pouvoir hégémonique à travers les médias. Elles développent un travail systématique de désinformation et de dissimulation de la réalité. Elles ont également perfectionné l’utilisation des institutions politiques et judiciaires de l’État pour garantir leurs privilèges. Mais dans l’ordre international, la suprématie des grandes puissances est résolue par la force militaire. Le système mondial fonctionne à travers une puissance militaire sous commandement américain.
- Depuis 1945, les États-Unis ont engagé 211 interventions dans 67 pays. Ils maintiennent actuellement 250 000 soldats stationnés dans 700 bases réparties dans 150 pays.
- Cette mégastructure de la politique américaine persiste depuis le largage des bombes atomiques à Nagasaki et Hiroshima et la mise en place de l’OTAN comme bras auxiliaire du Pentagone.
- Les trois incursions majeures de la guerre froide (la Corée en 1950-1953, le Vietnam en 1955-1975 et l’Afghanistan en 1978-1989) ont démontré l’étendue meurtrière de cette puissance.
Le contrôle des matières premières demeure un objectif déterminant dans de nombreuses opérations de guerre. Les massacres que subit le Moyen-Orient pour déterminer qui manipule le pétrole illustrent cette centralité. Cette question a fait exploser l’Irak et la Libye et influencé les incursions en Afghanistan et en Syrie. Les réserves de pétrole brut sont également le butin convoité par les généraux qui organisent le harcèlement de l’Iran et le siège du Venezuela.
L’économie politique de la guerre
Une grande partie du changement technologique a lieu dans l’orbite militaire. L’informatique, l’aéronautique et l’activité spatiale sont les épicentres de cette expérimentation. Les grands fournisseurs du Pentagone opèrent avec des sommes importantes dans un secteur où la concurrence sur les marchés a peu d’influence.
- Les 48 grandes entreprises du complexe militaro-industriel gèrent 64% de la fabrication mondiale d’armements.
- Entre 2015 et 2019, le volume de ventes a augmenté de 5,5% par rapport à la période quinquennale précédente et de 20% par rapport à la période 2005-2009.
- Les dépenses militaires mondiales ont atteint leur plus haut niveau depuis la fin de la guerre froide (1,74 billion de dollars) en 2017. Les États-Unis sont devant tous les autres États, avec la moitié des dépenses et les cinq premières entreprises de cette activité.
Des guerres d’un type nouveau
L’intervention extérieure actuelle des États-Unis recrée les anciens schémas d’action impériale. La vieille tradition de la CIA de coups d’État contre les gouvernements progressistes est réapparue dans de nombreux pays. Washington adopte également une « guerre par procuration » pour harceler les nations hostiles selon le département d’État (Chine, Russie, Iran, Corée du Nord, Venezuela). Cependant, l’échec en Irak a marqué un changement dans les modalités d’intervention. L’occupation de ce pays a été un grand échec en raison de la résistance rencontrée et de l’incohérence de l’opération elle-même. Ce fiasco a conduit au remplacement des invasions traditionnelles par une nouvelle variété de guerres hybrides. La tendance actuelle va dans le sens d’actions militaires non conventionnelles, avec un poids plus important pour les forces paraétatiques et un recours croissant à la terreur. Dans ces cas, l’action impériale prend une connotation policière de harcèlement, qui privilégie la soumission des adversaires sur la victoire pure et simple. Le contrôle du pays harcelé devient plus pertinent (ou faisable) que sa défaite, et l’agression high-tech occupe une place prééminente. Par le biais de guerres hybrides, les États-Unis tentent de contrôler leurs rivaux, sans s’engager dans des interventions guerrières régulières. Ils associent le siège économique et la provocation terroriste à la promotion de conflits ethniques, religieux ou nationaux dans les pays cibles. Ils encouragent la canalisation du mécontentement par la droite à travers les dirigeants autoritaires qui ont permis à plusieurs pays d’Europe de l’Est d’être intégrés dans l’OTAN contre la Russie.
Le scénario du chaos
La nouvelle approche impérialiste prévaut avec la diminution de l’engagement des troupes sur les champs de bataille. Les États-Unis ont perfectionné cette approche, utilisant des bombardements aériens qui détruisent des sites sans la présence directe des Marines. Ce type d’intervention s’est consolidé avec l’utilisation généralisée de drones et de satellites. Avec ces modalités, l’impérialisme du 21e siècle détruit ou balkanise les pays qui entravent la résurgence de la domination nord-américaine. La population non armée a été la principale touchée par les incursions qui ont dissous la vieille distinction entre combattants et civils. Seulement 5% des victimes de la Première Guerre mondiale étaient des civils. Ce chiffre est passé à 66% pendant la Seconde Guerre mondiale et atteint en moyenne 80 à 90% dans les conflits actuels. Les opérations soutenues par le Pentagone ont définitivement balayé toutes les normes des Conventions de La Haye (1899 et 1907), qui distinguaient les militaires des civils.
L’agression impériale impose une refonte géographique qui contraste avec les barrières rigides de la guerre froide. Ces lignes définissaient des champs de confrontation stricts et contenaient les populations dans leurs localités d’origine. Les flambées de guerre actuelles accentuent les effets de la pression d’émigration croissante vers les centres de l’hémisphère nord. La fuite converge avec la dévastation économique dans les pays de la périphérie. Ce qui s’est passé dans le monde arabe illustre cette séquence. Sous les ordres des présidents successifs, les États-Unis ont procédé à la destruction de l’Afghanistan (220 000 morts), de l’Irak (650 000 morts) et de la Syrie (250 000).
Plein feu sur la Chine
Le nouveau résident de la Maison Blanche va continuer dans la voie du néolibéralisme avec quelques touches de progressisme dans l’agenda des minorités, du féminisme et du changement climatique. Ce même mélange jouera un rôle déterminant dans l’arène étrangère. Il a déjà placé la même équipe de responsables d’Obama à des postes clés de politique étrangère. Mais il ne pourra pas simplement répéter le mondialisme multilatéral de cette administration. Avec les accords de libre-échange, Obama a favorisé un réseau d’alliances asiatiques pour entourer la Chine et un cadre d’accord avec l’Europe pour isoler la Russie. Aucun de ces accords n’a pu être finalisé avant leur enterrement brutal par le bilatéralisme mercantiliste de Trump. Par ailleurs, tentera de panser les plaies laissées par son prédécesseur, en adoptant des projets pour lutter contre le changement climatique (l’Accord de Paris). Il visera à reconstruire les relations traditionnelles avec les alliés de l’OTAN. Mais ces initiatives ne résolvent pas le grand dilemme de la stratégie vis-à-vis de la Chine. Dans ce domaine, les signes de continuité sont nombreux. Biden intensifiera la pression pour une OTAN Pacifique-Inde. L’Australie a déjà décidé de participer à des exercices navals avec le Japon et de devenir le grand porte-avions régional du Pentagone. À son tour, Taiwan a reçu de nouvelles armes aériennes et l’Inde donne des signes d’approbation au harcèlement en mer de Chine.
[1] Katz est professeur d’économie à l’Université de Buenos Aires, ainsi que chercheur au Conseil national pour la science et la technologie) et membre du Réseau des économistes de gauche.