Le Parti conservateur du Canada a une longue histoire, mais aujourd’hui sous Harper, il y a une rupture avec la tradition des Macdonald, Diefenbaker ou Mulroney. Ce tournant est peu reconnu au Canada, sauf au Québec où les gens reconnaissent son importance sur les affaires québécoises mais aussi sur l’ensemble du Canada. Pour mieux comprendre le tournant, je veux revenir sur cinq caractéristiques qui distinguent Harper de ses prédécesseurs : sa vision de la place du Québec au sein du Canada, la constitution du Canada, ses valeurs sociales, son adhérence au militarisme, ainsi que sa compréhension et sa pratique de la démocratie. En conclusion, je veux discuter l’impact de tout cela sur le Canada.
Stephen Harper et la nation québécoise
Pour Harper et en général pour la pensée néoconservatrice, les questions fiscales et sociales se trouvent au premier plan. Mais pour des raisons politiques et économiques, le Québec occupe aussi une place particulière. Pour comprendre cela, il faut examiner l’impact du nationalisme québécois sur les Canadiens anglophones dans les années 1960. Le refus du Québec d’adhérer à la notion d’« un » Canada et, inversement, son adoption du concept de « deux nations », en a offensé plus d’un au sein du Canada anglais. Les craintes d’une révolution violente (du moins, c’était ainsi que cela était perçu) et la menace tangible d’une séparation, ainsi que les deux référendums, ont également contribué à nourrir ce traumatisme collectif.
Stephen Harper, fils d’un cadre d’une compagnie pétrolière, a grandi en Ontario. Il avait douze ans au moment de la crise du FLQ en 1970 et vingt-deux ans à l’époque du premier référendum, lorsqu’il quitta l’Ontario pour l’Alberta. C’est dans cette province que ses idées politiques se sont cristallisées, combinant de vieux éléments de conservatisme et de populisme avec des perspectives néolibérales et libertariennes qui prenaient forme à cette époque aux États-Unis et au Royaume-Uni.
Ces idées et ces croyances, auxquelles il tient toujours, sont d’une importance particulière pour le Québec.
Le « vieux » Parti conservateur (anglophone et centré autour de l’Ontario) était hostile à la fois au fait français au Canada en général et aux aspirations des francophones du Québec en particulier. Il était attaché à la notion d’un Canada plutôt qu’à l’idée d’une double identité canadienne et rejetait complètement l’idée de « deux nations ». En surface, le « nouveau » Parti conservateur de Harper semble plus tolérant à l’égard de la spécificité du Québec. À l’automne 2006, les conservateurs de Harper ont fait adopter par la Chambre des communes une motion reconnaissant le fait « que les Québécois forment une nation à l’intérieur d’un Canada uni. » Cette politique peut sembler étrange, surtout si on considère le fait que le Parti réformiste, cofondé à l’origine par Harper, était totalement hostile à l’accord du lac Meech, et plus spécifiquement envers sa clause de « société distincte ». Il faut dire qu’il y avait dans cette manœuvre un calcul politique puisque Harper a ainsi torpillé une motion que s’apprêtait à proposer le Bloc Québécois sur la nation québécoise, sans cependant faire la référence à un « Canada uni ». Ce faisant, Harper a pensé qu’il était également de maintenir la mince couche d’appuis dont il disposait au Québec, d’autant plus que cette motion, en substance, ne signifiait absolument rien. La formulation de « nation québécoise » apporte une reconnaissance symbolique (mais non constitutionnelle) de la nation québécoise tout en refusant au territoire du Québec le statut de nation (avec les implications politiques), et accorde du même coup un pouvoir politique considérable à l’État canadien.
C’est ainsi qu’en 2006, les conservateurs de Harper ont espéré faire une avancée électorale modeste mais tout de même importante au Québec. Gagner quelques députés conservateurs au Québec aurait donné à Harper un filet de sécurité dans le but de former un gouvernement majoritaire. En 2011, il est devenu évident que ce filet de sécurité n’était plus nécessaire, considérant la majorité que le Parti conservateur a pu remporter grâce à une coalition de l’ouest du Canada et de l’Ontario.
Maintenir le Québec dans sa « boîte » est une vieille stratégie du Parti conservateur. Mais le vieux Parti savait au moins qu’il devait tenir compte des préoccupations du Québec. Présentement toutefois, ce n’est plus le cas. Le gouvernement conservateur croit que le nationalisme québécois est mort, mais reste tout de même ambivalent face à la menace de la séparation du Québec.
Cette ambivalence est profondément enracinée dans le Parti réformiste à l’origine de la création du nouveau » Parti conservateur. Les réformistes étaient peu intéressés par ce qu’ils appelaient les « vieilles » politiques du centre du Canada, surtout cette idée qu’il fallait accommoder le Québec. Une grande partie de la pensée du Parti au sujet de Québec a été résumée dans un livre paru en 1986 : « Patriot Games[i] » de Peter Brimelow. Cet ouvrage a eu une grande influence parmi les nouveaux conservateurs. Selon la thèse de l’ouvrage, le conflit fondamental qui définit la réalité politique canadienne est l’opposition entre les francophones et les anglophones, entre le Québec et le reste du Canada. Le Parti libéral a manipulé les intérêts politiques du Québec ainsi que ceux du reste du pays afin de rester au pouvoir pour la plus grande partie du vingtième siècle. Ainsi, le Québec se dirige lentement vers l’indépendance et, en son temps, le Canada anglais trouvera lui aussi sa voie, refusant de se plier aux demandes du Québec. Les deux nations suivront donc leur propre chemin, le Canada anglais rejoignant probablement les Etats-Unis.
Dans sa biographie de Harper, le chroniqueur William Johnson explique que l’essai de Brimelow a fortement influencé sa pensée. Dans une allocution prononcée en juin 1997 à l’occasion d’une rencontre du Conseil de la politique nationale (un groupe de réflexion de droite des Etats-Unis) Harper déclarait que le Canada était « essentiellement un pays anglophone, aussi anglophone que la partie nord des États-Unis[ii] ». Mais la pensée de Harper au sujet du Québec est également inspirée d’autres considérations philosophiques et politiques, dont sa stricte interprétation de la constitution.
Une constitution immuable
De nombreux experts constitutionnels font valoir que la constitution canadienne, contrairement à la constitution américaine, est sujette aux compromis. Elle est caractérisée par une certaine fluidité qui a permis à l’État de s’adapter à deux guerres mondiales, à des changements économiques majeurs ainsi qu’à des transformations sociales importantes. Mais pour Harper, la division des pouvoirs décidée en 1867 est intouchable. Certes, c’est aussi un point de vue partagé par des Québécois qui se réfèrent à cette constitution pour rejeter les intrusions fédérales dans les domaines de juridiction provinciale, et ce depuis la Commission Tremblay des années 1950. De plus, la décentralisation présente un certain attrait chez les autres provinces, surtout dans l’ouest.
L’adulation du gouvernement Harper pour les clauses constitutionnelles de 1867 est ancrée dans d’autres calculs, cependant. Tout d’abord, il faut reconnaître que l’AANB de 1867 a été conçu pour isoler le Québec du reste du Canada. L’expansion du Canada à l’Ouest (et au Nord) avait pour but de consolider le caractère essentiellement britannique du pays. Deuxièmement, l’adhésion à la constitution de 1867 coïncide avec la volonté du gouvernement Harper de décentraliser le pouvoir. Harper dans un discours de 1994 pour la Coalition nationales des citoyens affirmait que pour lui, le plus important était de diminuer le rôle des gouvernements, quelque soit le statut constitutionnel. Aujourd’hui encore, Harper considère la décentralisation comme un moyen de démanteler l’État providence et d’autres programmes fédéraux (santé, éducation et sécurité sociale), ce qui doit se faire en diminuant progressivement le rôle de l’État fédéral quitte à restituer certains pouvoirs aux provinces. Non seulement est-ce conforme à la constitution affirment les conservateurs, mais cela conduira à un meilleur contrôle citoyen sur les programmes qui les touchent. En réalité, la décentralisation est plus susceptible de liguer les provinces les unes contre les autres afin d’abaisser les taux d’imposition et de réduire les programmes publics. Ce sont en fait les entreprises qui sont le plus susceptibles d’obtenir un plus grand contrôle (une conséquence qui fait évidemment l’affaire de Harper).
Le conservatisme moderne et les valeurs sociales
Selon un dicton bien connu, toute personne qui se souvient des années 1960 n’y était pas. Dans l’esprit des conservateurs, les années 1960 ont été une époque où se sont affaiblis l’ordre moral et social, la stabilité des familles stables et hétérosexuelles, et l’acceptation par les femmes de leur rôle traditionnel. Depuis pensent-ils, le Canada est atteint d’un affaiblissement moral qui valorise une liberté débridée et le désordre. Le Québec, dans cette vision du monde, est la source de cet affaiblissement. Il est vrai que selon plusieurs enquêtes, c’est au Québec où on est le plus libéral sur les questions de la sexualité, de l’égalité des sexes, du droit à l’avortement et de la cohabitation. De même, en matière de criminalité, le Québec est le moins favorable à l’agenda conservateur de la loi et de l’ordre, tout en étant le plus favorable à l’adoption de garanties contre les dommages environnementaux potentiels engendrés par l’industrie moderne.
Évidemment, il existe des éléments conservateurs (même très conservateurs) au sein du Québec, tout comme il existe des éléments libéraux et même socialistes dans l’ouest, y compris en Alberta. Néanmoins, il semble évident que c’est le Québec qui a fait évolué le Canada dans un sens plus progressiste (contrairement aux États-Unis où ce sont les régions les plus conservatrices, notamment au sud, qui ont eu le plus d’influence).
Pour le gouvernement Harper, les idées libérales du Québec sur les questions sociales constituent des motifs suffisants pour diminuer l’influence de la province sur le reste du Canada. Dans une démarche étapiste le gouvernement Harper, via le financement et divers programmes politiques, veut diriger le reste du Canada vers la droite, dans la même lignée que l’actuel Parti républicain aux États-Unis.
Changer la place du Canada dans le monde
Pour les conservateurs, c’est l’opposition au Québec contre la guerre en 2003 qui a empêché le Canada de se joindre aux États-Unis dans son entreprise désastreuse en Irak. C’est vrai, mais c’est exagéré, compte tenu qu’il existait également une forte opposition à la guerre dans d’autres régions du Canada. Il faut également constater que le gouvernement canadien a quant même appuyé les États-Unis via le déploiement de forces militaires dans le Golfe et à travers diverses opérations de soutien logistique en Irak, mais surtout en Afghanistan. Néanmoins, il est vrai que l’attitude négative des Québécois à l’égard de l’invasion de l’Irak a joué un rôle décisif dans la posture du gouvernement qui a décidé que les militaires canadiens ne participeraient pas aux combats. Le Québec a payé cher cette opposition. La presse états-unienne de droite, notamment, mais aussi les médias de droite au Canada notamment dans l’ouest s’en sont données à cœur joie dans le « Québec bashing ». Entre-temps, l’élite économique canadienne a proclamé son appui à la guerre et le Parti conservateur dont Stephen Harper venait de prendre le contrôle a dénoncé le gouvernement libéral de Jean Chrétien[iii]. Pour Harper, cet appui aux États-Unis était fondamental, au-delà d’affinités culturelles ou de considérations économiques. La guerre, estime-t-il, reflète la nature humaine et la masculinité. Le Canada ne doit pas être « faible », mais « musclé ». Il s’agit de combattre le mal, et non de « protéger la paix ». Ainsi émerge un nouveau nationalisme canadien, lié aux prouesses guerrières, à la guerre de 1812, aux défilés militaires, comme on le voit aux États-Unis.
Une certaine conception de la démocratie
Historiquement, le conservatisme a eu une relation difficile avec l’idée de démocratie. Après tout, on retrouve au cœur du conservatisme la notion de hiérarchie et de supposées inégalités « naturelles ». En revanche, une véritable démocratie exige une égalité fondamentale. Par conséquent, les conservateurs ont un rapport gêné avec la démocratie, craignant le pouvoir collectif du peuple.
Durant les dernières années cependant, le conservatisme s’est redéfini. Les conservateurs ont réussi en Amérique du Nord, à ancrer dans l’esprit du public la notion que le gouvernement est une réalité externe et oppressive. La diminution des impôts promue par les Conservateurs a dans un sens sorti le gouvernement de la vie des gens. La société en fin de compte, dans cette l’optique conservatrice, est composée d’abord et avant tout d’individus, une sorte d’espèce distincte qui ne doit rien ni au passé ni à l’avenir, un isolé social en compétition pour des ressources qui se font de plus en plus rares. Pour les conservateurs modernes, c’est l’ordre normal des choses. Pour les conservateurs sociaux, la lutte de l’individu (sans l’aide de l’État) a une valeur morale, tandis que, pour les conservateurs économiques, les individus isolés sont des travailleurs plus dociles que ceux qui se considèrent comme faisant partie d’une communauté.
La vision de la démocratie du gouvernement Harper est de façon similaire construite autour du principe d’une société composée d’individualités dépendantes du marché et contrôlées par un État limité socialement, mais très autoritaire. Depuis 2006 au moment de la mise en place d’un gouvernement minoritaire, Harper s’est mis à l’œuvre pour attaquer les institutions publiques indépendantes (dont la SRC, la Cour suprême, Élections Canada, les commissions des droits de l’homme, Statistiques Canada). Il a perturbé le travail des commissions parlementaires. Il s’est engagé dans la dissimulation systématique de l’information à l’examen parlementaire. Il a utilisé le pouvoir de l’État pour sanctionner ses adversaires, comme il l’a fait récemment en représentant des environnementalistes comme des ennemis publics. Il a utilisé deux fois la prorogation, la première fois pour éviter la défaite à la Chambre des communes, la deuxième afin d’éviter la censure. Depuis, ce gouvernement a enfreint les règles régissant les dépenses électorales. La liste des affronts à la démocratie est très longue, persistante et accablante, comme l’explique le journaliste du Globe and Mail Lawrence Martin[iv]. Le plus inquiétant, cependant, est l’odeur de l’autoritarisme qui émane du gouvernement Harper. Le militarisme et l’autoritarisme ne font pas bon ménage avec la démocratie.
Qui est menacé ?
Devant cette évolution, que faire ? À certains égards, des Québécois pourraient accepter le rôle que le gouvernement Harper veut leur assigner, c’est-à-dire de rester dans une « boîte » ou peut-être même de compléter la rupture avec Canada, comme plusieurs au sein du gouvernement Harper l’envisagent. Cependant, cette éventualité pourrait être une tragédie pour les QuébécoisEs comme pour les CanadienNEs. Plus que jamais, le Canada a besoin que le Québec promeuve et fasse valoir ses valeurs sociales tout en collaborant avec les progressistes canadiens. C’est la seule façon de construire une solution de rechange réaliste et positive face à l’agenda de Harper. Comme c’est souvent le cas historiquement, les communautés doivent survivre ensemble ou risquer de s’effondrer.
Trevor W. Harrison
Traduction : Josée-Raphaele Brodeur
Notes
[i] Peter Brimelow’s Patriot Games, Toronto: Key Porter Books, 1986.
[ii] William Johnson, Stephen Harper and the Future of Canada, Toronto : McClelland and Stewart, 2009
[iii] “Nous soutenons l’effort de guerre des États-Unis et nous devons être à leurs côtés, The Montreal Gazette, 2 avril 2003.
[iv] Lawrence Martin, Harperland: The Politics of Control, Toronto: Penguin, 2011