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Le gouvernement antiféministe de Bolsonaro

Danielle Coenga-Oliveira. Candidate au doctorat en science politique et études féministes Université du Québec à Montréal.

En 2018, après une campagne politique tendue et marquée par l’emprisonnement de l’ex-président Lula da Silva et l’accroissement d’un antipetisme flagrant, Jair Bolsonaro fut élu le président du Brésil. Connu pour ses discours haineux envers les femmes, les personnes noires, racisées et les personnes lesbiennes, gaies, bisexuelles, transsexuelles, queers, intersexuées (LGBTQI+), Bolsonaro a mobilisé des discours contre « l’idéologie de genre » comme moteur de sa propagande électorale et la disqualification de cette supposée idéologie comme une promesse de campagne. Si en 2018, les attaques de Bolsonaro contre le « genre » et contre des propositions féministes d’égalité, de reconnaissance et de garantie de droits étaient surtout circonscrites dans le cadre du rassemblement des votes, en 2019, celles-ci deviennent centrales dans les politiques du gouvernement (Kalil, 2020 ; ABIA et al., 2021).

« Anti-genre » et antiféministes

Le stratagème « idéologie de genre » et « théorie de genre » remonte au cadre religieux du Vatican pour s’opposer aux revendications féministes et LGBTQI+ dans le contexte de la IV Conférence mondiale sur les femmes des Nations unies, à Beijing (1995). Dans une campagne de désinformation et de déformation du concept de genre (qui, dans une perspective féministe, remet en cause l’idée de hiérarchie naturelle entre les sexes), des auteurs religieux défendaient l’ordre moral, la hiérarchie naturelle entre les femmes et les hommes et la famille hétéronormative comme l’unique configuration familiale et comme pilier des sociétés (Garbagnoli et Prearo, 2017).

Aujourd’hui, il est un consensus dans le champ d’études des campagnes et des mouvements « anti-genre » que les discours contre le « genre » sont hétérogènes et que, comme Frankenstein (Paternotte, 2020), ils ont déjà pris vie au-delà de son créateur, le Vatican. Ils sont appropriés et mobilisés par des groupes politiques et sociaux dont les objectifs sont bien différents qu’opposés – comme des religieux catholiques, évangéliques, des militaires, des partisans de la droite, mais aussi de la gauche politique. Au Brésil, cette stratégie politique conservatrice, voire réactionnaire, occupe la scène politique et, après 2019, devient un projet de l’État.

Ministère de la femme, de la famille et des droits humains : un centralisateur des politiques « anti-genre »

Au Brésil, l’existence d’acteurs et d’actrices antiféministes dans l’État n’est pas un phénomène récent et cela n’est pas apparu après le nouveau gouvernement. Néanmoins, la mise en place d’agences publiques et de mécanismes étatiques pour faire blocage à l’accès et à la reconnaissance des droits des femmes et des personnes LGBTQI+ n’apparait comme un projet politique d’État qu’avec le gouvernement bolsonariste.

Le Ministère de la femme, de la famille et des droits humains (MFFDH) occupe une place importante dans ce projet. Ce ministère est la nouvelle version de ce qu’était le Ministère des droits humains dans le gouvernement de Temer (2016-2018) et le Ministère des femmes, de l’égalité raciale et des droits humains pendant l’administration de Dilma Rousseff (2015). Dirigé par la pasteure évangélique Damares Alvez, la seule femme des 22 ministères lors de l’inauguration du gouvernement Bolsonaro, ce n’est pas par hasard que cet organisme intègre la famille dans son nom. Dans la même voie que Bolsonaro, la ministre Alves a comme projet politique le combat à « l’idéologie du genre », la défense de la famille chrétienne et l’établissement, selon elle, d’une « nouvelle ère » des normes hétéronormatives de genre au Brésil, selon lesquelles « les garçons portent du bleu et les filles du rose » .

Le discours religieux de la représentante politique se traduit dans des actions directes pour la mise en place de politiques publiques qui, sous prétexte de défendre la famille et les droits des enfants, mettent à l’écart les demandes relatives à l’avancement des droits des femmes, des personnes LGBTQI+ et des propositions d’égalité raciale et de genre. Le nouveau rapport sur les politiques « anti-genre » au Brésil (ABIA, 2021), l’effacement volontaire du terme genre, féminicide, homophobie et transphobie du manuel pour une taxonomie des droits humains et des politiques publiques; la création d’un Secrétariat national de la famille pour promouvoir et protéger les valeurs de la famille coordonnée par Angela Gandra (avocate, fille de Ives Gandra membre de l’Opus Dei et connue par des positionnements ultracatholiques anti-genre et anti-avortement) ; la nomination de l’Association nationale de juristes évangéliques comme des responsables de la reformulation du Plan national des droits humains ; les actions pour approuver des lois qui défendent les droits de l’enfant à naître et qui interdissent l’avortement même dans le cas de viol sont quelques actions pratiques du MFFDH pour institutionnaliser un antiféminisme d’État au Brésil.

Il est donc possible d’affirmer que le changement de nom du ministère et la mise des femmes au singulier ne sont pas sans raison. Si les actions et les politiques mises en place par cet organisme sont explicitement antiféministes, il n’est néanmoins pas possible d’affirmer qu’elles sont contre les femmes. Un État antiféministe n’est pas nécessairement un État anti-femmes. Les discours, les actions et les politiques antiféministes ne visent pas toutes les femmes. Ils sont dirigés contre les femmes qui luttent pour sortir du rôle traditionnel qui restreint les femmes au rôle de mère, d’épouse, de femme à la maison. Ils sont plutôt contre la reconnaissance des femmes comme égales et contre des projets politiques féministes d’émancipation et d’autonomie des corps féminins, de remise en question de l’hétéronormativité et de l’amplification des configurations familiales au-delà du modèle traditionnel mythique de la famille brésilienne.

Au-delà du pouvoir exécutif : les alliances religieuses dans le Congrès national

Si le pouvoir exécutif est la scène privilégiée d’analyse, les politiques anti-genre n’y sont pas une exclusivité. Les rapports de l’organisation non gouvernementale féministe CFEMEA de 2020 et de 2021 attirent l’attention sur l’intense travail du pouvoir législatif, en consonance avec le pouvoir exécutif, pour empêcher l’avancement des droits des femmes et des personnes LGBTQI+ et pour suspendre des droits déjà acquis. Les actions qui bloquent l’accès des femmes aux services d’avortement garantis par la loi, pour criminaliser les femmes et les professionnels de santé qui ont recours aux services d’interruption de grossesse et pour définir juridiquement le début de la vie dès la conception, occupent un espace important dans les actions des groupes conservateurs à l’intérieur du Congrès national.

Aussi, un survol sur des activités des député·e·s de la Chambre nationale, dans la période de 2019 et 2021, permet d’identifier 15 projets de loi contre « l’idéologie de genre » (qui en totalisent 24 depuis 2014). Avec un langage peu précis selon lequel « l’idéologie de genre » (IG) est affirmée comme éducation aux droits sexuels, reproductifs et LGBTQI+, ces projets visent à la criminalisation des personnes qui travaillent sur cette thématique, à la prohibition de « l’IG » dans le cadre de l’éducation, à la non-exposition des enfants aux questions liées à la sexualité et à l’éducation sexuelle et à la restriction des droits des personnes transsexuelles. Il importe de souligner que ces projets furent présentés par six partis[1] politiques alliés du gouvernement fédéral, dont la plupart sont des parlementaires lié·e·s ou répresentante·s des groupes religieux catholiques et pentecôtistes.

En ce sens, au Brésil l’alliance religieuse entre néo-pentecôtistes et catholiques est un élément central dans l’analyse des actions antiféministes et « anti-genre » menées par des représentant·e·s politiques. Ainsi, l’effet de l’occupation du parlement par des leaders religieux n’est pas négligeable. Aujourd’hui, le Front parlementaire évangélique compte 194 (des 581) député·e·s et le Front catholique regroupe 206 représentant·e·s des intérêts religieux à l’intérieur du Congrès national. L’alliance entre ces groupes d’intérêts divers et parfois divergents forme un fort allié du gouvernement Bolsonaro et une grande menace aux droits des femmes, des personnes LGBTQI+, des personnes noires et racisées et des groupes sociaux marginalisés.

La dispute des concepts et l’appropriation des discours des droits humains

Lors de la campagne présidentielle de 2018 et dans la première année du nouveau gouvernement, il n’était pas rare d’entendre des critiques du président et de ses partisans contre les droits humains. Dans le contexte d’extrême polarisation politique, la défense, la promotion et l’éducation des droits humains (dans lesquels les droits des femmes, des personnes LGBTQI+ et les questions de genre et sexualité sont inclus) étaient immédiatement liées aux intérêts de la gauche. Cependant, depuis 2020, la posture tant du gouvernement exécutif que du législatif ont changé de ton. Une analyse rapide des discours parlementaires et des projets de loi permettent de voir que ces représentants politiques s’approprient des discours des DH pour faire passer leurs projets antiféministes.

En fait, le projet politique antiféministe du gouvernement actuel s’appropriant des discours des mouvements sociaux pour l’égalité et contre les discriminations, dissimule des termes qui remettent en question les logiques de hiérarchisation sociale et renverse, de l’intérieur de l’État, la démocratie.

Danielle Coenga-Oliveira

coenga_oliveira.danielle@courrier.uqam.ca


Références bibliographique

Biroli, F., Machado, M. D. D. C. et Vaggione, J. M. (dir.). (2020). Gênero, neoconservadorismo e democracia: Disputas e retrocessos na América Latina. Boitempo.

Garbagnoli, S. et Prearo, M. (2017). La croisade anti-genre: du Vatican aux manifs pour tous. Textuel.

Kuhar, R. et Paternotte, D. (dir.). (2018). Campagnes anti-genre en Europe: des mobilisations contre l’égalité. Presses universitaires de Lyon.


Notes

[1] Des 25 député·e·s signataires des 15 projets de loi, 17 sont du Parti social-libéral (celui auquel Bolsonaro était vinculé lors des élections présidentielles de 2018).

 

 

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