« Plaignons le pays qui réduit au silence ses écrivains quand ils disent ce qu’ils pensent… Plaignons le pays qui jette en prison ceux qui réclament la justice, tandis que des tueurs à grande échelle, des massacreurs, des arnaqueurs organisés, des pillards, des violeurs, et tous ceux qui s’attaquent aux plus pauvres des pauvres se promènent en toute liberté. » – Arundhati Roy
18 novembre 2011, “ Information Clearing House ” (« site d’informations qu’on ne trouve pas sur CNN ou Fox News »), Assemblée de “L’Université populaire ” qui s’est tenue en l’Église commémorative de Judson, le 16 novembre 2011.
Mardi matin, la police a évacué Zucotti Park, mais aujourd’hui le peuple est de retour. La police devrait savoir que cette manifestation n’est pas une bataille pour un territoire. Nous ne luttons pas pour occuper un parc, ici ou là. Nous nous battons pour la justice. Pas seulement pour le peuple des États-Unis, mais pour tout le monde.
Ce que vous avez réussi depuis le 17 septembre, lorsque le mouvement Occupation a débuté dans tous les États-Unis, c’est d’introduire un nouvel imaginaire, un nouveau discours politique au cœur de l’Empire. Vous avez réintroduit le droit de rêver dans un système qui s’efforce de transformer les gens en des zombies qui, par l’hypnose, assimilent le consumérisme abrutissant au bonheur et à l’épanouissement.
En tant qu’écrivain, je me permets de vous dire que vous avez réussi quelque chose d’extraordinaire et que je ne saurais vous remercier comme vous le méritez.
Nous parlons de justice. Aujourd’hui, au moment où nous nous exprimons, l’armée des États-Unis mène une guerre d’occupation en Irak et en Afghanistan. Des drones étatsuniens tuent des civils au Pakistan et au-delà. Des dizaines de milliers de soldats étatsuniens, ainsi que des escadrons de la mort, pénètrent en Afrique. Si dépenser des billions de dollars pris dans vos poches pour occuper et administrer l’Irak et l’Afghanistan ne suffit pas, alors on vous vante les mérites d’une guerre contre l’Iran.
Depuis la Grande Dépression des années trente, la production d’armements, ainsi que des guerres menées à l’étranger ont été pour les États-Unis le meilleur moyen de stimuler leur économie. Tout récemment, sous la présidence d’Obama, ce pays a conclu une vente d’armes de 60 milliards de dollars avec l’Arabie saoudite – peuplé de musulmans modérés, n’est-ce pas ? Les États-Unis espèrent vendre des milliers de bombes à charge pénétrante (http://www.youtube.com/watch?v=SuniKsBxZ10) aux Émirats Arabes Unis. Les États-Unis ont vendu pour 5 milliards de dollars d’avions militaires à mon pays, l’Inde, qui compte plus de pauvres que tous les pays africains les plus pauvres réunis. Toutes ces guerres, des bombardements d’Hiroshima et Nagasaki, jusqu’au Vietnam, la Corée, l’Amérique latine, ont fait des milliers de victimes, alors qu’elles étaient toutes menées pour garantir le « mode de vie américain ».
Nous savons aujourd’hui que l’ « American way of life », ce modèle auquel le reste du monde est censé aspirer, signifie que 400 personnes possèdent la moitié de la richesse des États-Unis. En conséquence, des milliers de gens ont été expulsés de leur habitation et ont perdu leur emploi tandis que le gouvernement renflouait des banques et des grandes sociétés (à elle seule, American International Group, première société mondiale d’assurance et de services financiers, a reçu 182 milliards de dollars).
Le gouvernement indien est en adoration devant la politique économique des États-Unis. Après 20 années d’économie de marché, les 100 Indiens les plus riches possèdent un quart du PNB du pays tandis que 80% de la population vit avec moins d’un demi dollar par jour. 250000 paysans, poussés dans une spirale de mort, se sont suicidés. On appelle ça le progrès, et nous nous considérons désormais comme une superpuissance. Comme vous, nous avons tous les titres requis : des bombes atomiques et des inégalités indécentes.
La bonne nouvelle est que les gens en ont assez et ne vont pas en supporter davantage. Le mouvement Occupation a rejoint des milliers d’autres mouvements de résistance dans le monde entier. Les plus pauvres se lèvent et bloquent les grandes sociétés dans leur trajectoire. Peu d’entre nous rêvaient que vous seriez, vous le peuple des États-Unis, à nos côtés, tentant le même combat au cœur de l’Empire. Les mots me manquent pour rendre compte de l’énormité de ce que cela signifie.
Le 1% qui domine le monde affirme que nous n’avons aucune revendication. Peut-être ne savent-ils pas que notre colère, à elle seule, pourrait les anéantir. Je vous propose quelques petites choses – quelques pensées « pré-révolutionnaires » qui me sont venues à l’esprit – pour que nous réfléchissions ensemble.
Nous voulons poser un couvercle sur ce système qui produit de l’inégalité. Nous voulons plafonner l’accumulation sans limites de richesses et de biens par des individus comme par des sociétés. En tant que « couvercleux » et « plafonneux », nous exigeons :
Premièrement : la fin des propriétés croisées dans le monde des affaires. Ainsi, des marchands d’armes ne pourront pas posséder des chaînes de télévision ; des sociétés minières ne pourront pas posséder des journaux. Des compagnies privées ne pourront pas financer des universités ; des laboratoires pharmaceutiques ne pourront pas contrôler des caisses nationales de santé.
Deuxièmement : les ressources naturelles et les infrastructures indispensables (l’eau, le gaz, la santé, l’éducation) ne pourront pas être privatisées.
Troisièmement : toute personne a un droit au logement, à l’éducation et aux soins médicaux.
Quatrièmement : les enfants des riches ne pourront pas hériter de leurs parents.
Ce combat a réveillé nos imaginations. Au fil des ans, le capitalisme avait réduit l’idée de justice au concept de « droits de la personne », tandis que l’idée, le rêve d’égalité étaient devenus blasphématoires. Nous ne nous battons pas simplement pour rafistoler un système qui doit être remplacé.
En tant que « couvercleuse » et « plafonneuse », je salue votre combat.
Salaam and Zindabad.
Arundhati Roy
SOURCE : http://www.informationclearinghouse.info/article29766.htm
Arundhati Roy a obtenu le Booker prize en 1997 pour son roman Le dieu des petits riens. Parmi ses essais, on pourra lire en français : La Démocratie : notes de campagne, Éditions Gallimard, Paris, 2011.
Parmi ses articles en français : “Assiéger l’Empire” (http://www.monde-diplomatique.fr/2003/03/ROY/10013), “Les périls du tout humanitaire” (http://www.monde-diplomatique.fr/2004/10/ROY/11569), “Le monstre dans le miroir”, (http://anti.mythes.voila.net/evenements_histoire/inde/arundh…) et (http://divergences.be). Critique lucide du néo-impérialisme, des occupations militaires, des modèles violents de ‘ développement économique ’, Arundhati Roy a reçu le Sydney Peace Prize en 2004. Sa dénonciation inlassable des politiques répressives de l’État indien l’a conduite à être traitée, au choix, de séditieuse, de sécessionniste, de maoïste et de fauteuse de troubles antipatriotique.
Traduction : Bernard Gensane