Le droit à la ville

Par David Harvey

Retraçant deux cent ans d’histoire de l’urbanisme, David Harvey met au jour le lien fondamental existant entre ville et capitalisme : de Haussmann à la crise des subprimes, de Robert Moses aux expropriations de Mumbai, la ville a toujours été le lieu naturel de réinvestissement du surproduit, et, par conséquent, le premier terrain des luttes politiques entre le capital et les classes laborieuses, avec pour enjeu le « droit à la ville » et à ses ressources.

Un droit précieux et négligé

Les idéaux des droits humains sont aujourd’hui passés au centre de la scène éthique et politique. On dépense une grande énergie politique à défendre la place de ces droits dans la construction d’un monde meilleur. Pour la plupart, les concepts en circulation sont individualistes et fondés sur la propriété, et à ce titre, ils ne remettent nullement en question les fondements du néolibéralisme, l’hégémonie des logiques marchandes ou les formes juridiques et d’action de l’État. Après tout, dans le monde où nous vivons, les droits de la propriété privée et du taux de profit priment sur tous les autres. Il est pourtant des moments où l’idéal des droits humains prend une tournure collective, lorsque par exemple les droits des travailleurs, des femmes, des gays et des minorités passent au premier plan (héritage du mouvement des travailleurs et du mouvement pour les droits civiques aux États-Unis, qui fut de nature collective et de portée mondiale). Ces luttes pour les droits collectifs ont, à l’occasion, porté leurs fruits (si bien qu’aujourd’hui une femme et un Noir peuvent devenir des candidats sérieux dans la course à la Maison blanche). Mais c’est un autre genre de droit collectif que je voudrais examiner ici : le droit à la ville. Cette question me paraît importante d’une part en raison de l’actuel regain d’intérêt pour les idées qu’Henri Lefebvre développa sur ce sujet, et d’autre part parce que différents mouvements sociaux se sont récemment constitués autour de la revendication d’un droit à la ville.

Que peut bien vouloir dire « droit à la ville » ? Comme le disait jadis le sociologue urbain Robert Park, la ville constitue « la tentative la plus constante, et dans l’ensemble la plus réussie, faite par l’homme pour refaire le monde dans lequel il vit conformément à son désir le plus cher. Mais, si la ville est le monde que l’homme a créé, elle est aussi le monde dans lequel il est dorénavant condamné à vivre. Ainsi, indirectement, et sans percevoir clairement la nature de son entreprise, en faisant la ville, l’homme s’est refait lui-même . »

Si Park a raison, alors la question « quelle ville voulons-nous ? » est indissociable d’une multitude d’autres questions : quel genre de personnes voulons-nous être ? Quelles relations sociales poursuivons-nous ? Quels rapports à la nature défendons-nous ? Quelle vie quotidienne désirons-nous ? Quelles technologies jugeons-nous appropriées ? Quelles valeurs esthétiques défendons-nous ? Le droit à la ville ne se réduit donc pas à un droit d’accès individuel aux ressources incarnées par la ville : c’est un droit à nous changer nous-mêmes en changeant la ville de façon à la rendre plus conforme à notre désir le plus cher. Mais c’est en outre un droit collectif plus qu’individuel, puisque, pour changer la ville, il faut nécessairement exercer un pouvoir collectif sur les processus d’urbanisation. La liberté de nous faire et de nous refaire en façonnant nos villes est à mon sens l’un de nos droits humains les plus précieux mais aussi les plus négligés. Mais puisque, comme l’affirme Park, nous n’avons jusqu’ici pas perçu clairement la nature de notre entreprise, il nous faut d’abord réfléchir à la manière dont, au cours de l’histoire, nous avons sans cesse été façonnés par un processus urbain animé par de puissantes forces sociales. Au cours des cent dernières années, à cause du rythme effréné de l’urbanisation, à cause de l’échelle immense sur laquelle elle s’est développée, nous avons été refaçonnés plusieurs fois de fond en comble sans même savoir pourquoi, comment, ni au nom de quoi. Cela a-t-il contribué au bien-être des hommes ? Cela a-t-il fait de nous des êtres meilleurs, ou au contraire, cela nous a-t-il laissés là, pantelants dans un monde d’anomie et d’aliénation, de colère et de frustration ? Sommes-nous devenus de simples monades ballottées de droite et de gauche dans l’océan urbain ?

Capitalisme et urbanisation

Au XIXe siècle, ces questions ont été au centre de nombreuses analyses, notamment celles d’Engels et de Simmel, qui ont proposé des critiques pénétrantes des nouvelles « personnalités urbaines » apparues en réaction à la rapidité de l’urbanisation . À notre époque, il n’est pas difficile d’énumérer les formes de mécontentement et d’angoisse suscitées par des transformations urbaines dont la rapidité n’a cessé de s’accroître. Et pourtant, il semble que nous n’ayons nulle envie de procéder à une critique systématique de ces phénomènes. Que faire, par exemple, de l’immense concentration de richesses, de privilèges et de consommation dans presque toutes les villes du monde, au beau milieu d’un « bidonville global » en pleine explosion ?

Revendiquer le droit à la ville tel que je l’entends ici, c’est prétendre à un pouvoir de façonnement fondamental et radical sur les processus d’urbanisation, c’est-à-dire sur les manières dont nos villes sont sans cesse transformées. Dès leur origine, les villes se sont bâties grâce aux concentrations géographiques et sociales de surproduit. L’urbanisation a donc toujours été, en un sens, un phénomène de classe, puisque, d’une part, il faut bien que les surplus soient extraits de quelque part et de quelqu’un (le plus souvent, d’une paysannerie opprimée), et que, d’autre part, seul un petit nombre contrôle généralement l’utilisation des surplus. Cette situation générale se perpétue sous le capitalisme, mais dans ce système, elle est intimement liée à la quête perpétuelle de plus-value qui constitue le moteur de sa dynamique. Pour produire de la plus-value, les capitalistes doivent créer du surproduit. Puisque l’urbanisation dépend de la mobilisation du surproduit, un lien interne apparaît entre le développement du capitalisme et l’urbanisation.

Examinons de plus près l’action des capitalistes. Ils commencent la journée avec une certaine somme d’argent et la finissent avec une somme plus grande. Le lendemain, au réveil, il leur faut décider de ce qu’ils vont faire de l’argent supplémentaire qu’ils ont gagné la veille. Les voilà face à un dilemme faustien : ou ils réinvestissent cette somme pour gagner plus d’argent encore, ou ils dilapident leur surplus dans leurs plaisirs. Mais, acculés par les lois de la concurrence, ils sont contraints de réinvestir, parce que s’ils ne le font pas, d’autres s’en chargeront. Pour demeurer un capitaliste, il faut donc réinvestir des surplus afin d’en créer plus encore. Les capitalistes qui réussissent créent habituellement suffisamment de surplus à la fois pour réinvestir dans l’expansion et à la fois pour satisfaire leur appétit de jouissance. De ce réinvestissement perpétuel résulte une expansion de la production excédentaire à un taux composé – d’où l’accroissement de toutes les courbes de croissance logistique (argent, capital, production, population), processus auquel correspond la croissance logistique de l’urbanisation sous le capitalisme.

Les politiques du capitalisme sont affectées par le besoin perpétuel de trouver des terrains profitables à la production et à l’absorption des surplus de capital. Le capitaliste se heurte donc à un certain nombre de barrières qui font obstacle à une expansion tranquille et continue. S’il existe une pénurie de force de travail et que les salaires sont trop élevés, alors il faut soit discipliner la force de travail (la création de chômage par l’innovation technologique ou l’attaque contre le pouvoir d’une classe ouvrière organisée constituent deux des principales méthodes pour discipliner la force de travail), soit trouver de nouveaux travailleurs (en jouant sur l’immigration, l’exportation de capitaux ou la prolétarisation d’éléments de la population jusqu’alors indépendants). Il faut également trouver de nouveaux moyens de production en général et de nouvelles ressources naturelles en particulier. De fortes pressions s’exercent sur l’environnement naturel qui doit fournir les matières premières nécessaires tout en absorbant les déchets inévitablement produits. Il est également nécessaire d’ouvrir des terrains d’extraction de matières premières (c’est souvent l’objectif des entreprises impérialistes et néocoloniales). Les lois de la concurrence obligent les capitalistes à constamment développer de nouvelles technologies et de nouvelles formes d’organisation, car plus la productivité sera élevée, et plus il leur sera possible d’éliminer les concurrents qui emploient des méthodes moins efficaces. Les innovations suscitent de nouveaux désirs et de nouveaux besoins, réduisent le taux de rotation du capital en l’accélérant et élargissent l’horizon géographique dans lequel le capitaliste peut librement chercher de la main-d’oeuvre supplémentaire, une plus grande quantité de matières premières, et ainsi de suite. Si le pouvoir d’achat disponible sur un marché ne suffit pas, alors il faut trouver de nouveaux marchés, en développant le commerce extérieur, en promouvant de nouveaux produits et styles de vie, en créant de nouveaux instruments de crédit ou en recourant à la dette pour développer les dépenses publiques et privées. Si, au final, le taux de profit demeure trop bas, la régulation étatique de l’« intolérable concurrence », la monopolisation (fusions et acquisitions) et l’exportation de capitaux vers de nouvelles contrées permettront de trouver des solutions.

Si une seule de ces barrières à la circulation et à l’expansion continues du capital devient impossible à contourner, l’accumulation de capital se trouve bloquée : les capitalistes sont confrontés à une crise, car ils ne peuvent plus trouver de biais profitables pour réinvestir le capital. L’accumulation de capital stagne ou s’arrête, le capital est dévalué (perdu) et parfois physiquement détruit. Les surplus de marchandises peuvent être de la même manière dévalués ou détruits, la capacité productive et les actifs peuvent perdre de leur valeur et demeurer inutilisés et, en cas d’inflation, l’argent lui-même peut subir une dévaluation. Et bien évidemment, lorsqu’une crise survient, le travail se trouve aussi dévalué, en raison du chômage de masse. Comment la nécessité de contourner ces barrières et d’étendre le champ des activités capitalistes profitables a-t-elle pu constituer le moteur de l’urbanisation capitaliste ? Je poserai que, à l’instar d’autres phénomènes comme les dépenses militaires, l’urbanisation a joué un rôle particulièrement actif dans l’absorption du surproduit que, dans leur quête de plus-value, les capitalistes n’ont de cesse de créer.

La « ville lumière » et New York : les avaleuses de surproduit

Prenons tout d’abord l’exemple de Paris sous le Second Empire. En 1848 survint l’une des premières crises clairement marquées par la coexistence de surplus inutilisé de capital et de surplus de forces de travail. Cette crise eut une ampleur européenne, mais sont impact fut particulièrement violent à Paris, où elle déboucha sur une révolution avortée menée par les travailleurs au chômage et les utopistes bourgeois, qui voyaient dans une république sociale l’antidote à la cupidité capitaliste ainsi qu’aux inégalités qui avaient marqué la monarchie de Juillet. La bourgeoisie républicaine fut impitoyable envers les révolutionnaires, mais elle s’avéra incapable de résoudre la crise, et porta au pouvoir Louis Napoléon (neveu de Bonaparte) qui, après son coup d’État de 1851, se proclama empereur l’année suivante. Afin d’assurer sa survie politique, cet empereur autoritaire réprima durement les mouvements politiques alternatifs ; mais, comme il savait qu’il lui fallait aussi s’occuper du problème des surplus de capital, il lança un vaste programme d’investissement dans les infrastructures, aussi bien en métropole qu’à l’étranger. À l’étranger : construction de voies ferrées dans l’Europe entière et jusqu’en Orient ou soutien à de grands travaux comme ceux du canal de Suez. En métropole: consolidation du réseau ferroviaire, construction de ports, assainissement des marais, et ainsi de suite. Mais surtout, cette politique entraîna la reconfiguration de l’infrastructure de Paris, lorsqu’en 1853, Bonaparte appela Haussmann à Paris pour le charger des travaux publics.

Haussmann savait très bien que sa mission était de contribuer à résoudre par le biais de l’urbanisation le problème des surplus de capital et de travail. La reconstruction de Paris absorba pour l’époque d’énormes quantités de force de travail et de capital, et constitua, de pair avec l’annihilation autoritaire des aspirations des travailleurs parisiens, un instrument fondamental de stabilisation sociale. Haussmann s’inspira des plans utopiques (fouriéristes et saint-simoniens) de reconstruction de la ville qui avaient été débattus dans les années 1840, à une importante différence près : il leur fit subir un changement d’échelle. Ainsi, lorsque l’architecte Hittorf lui présenta ses plans pour un nouveau boulevard, Haussmann les lui jeta au visage, en disant : « pas assez large… Votre boulevard fait 40 mètres et je voudrais qu’il en fasse 120. » Haussmann concevait la ville à une échelle plus large, annexant les boulevards et redessinant des quartiers entiers (comme les Halles) plutôt que des petites portions du tissu urbain. Il transforma la ville de fond en comble. Il lui fallait donc créer de nouvelles institutions financières et de nouveaux instruments de crédit, lesquels furent bâtis sur des principes saint-simoniens (le crédit mobilier et le crédit immobilier). Dans les faits, il contribua à résoudre le problème d’écoulement des surplus de capital en mettant sur pied un système keynésien avant la lettre, fondé sur une amélioration de l’infrastructure urbaine financée par la dette.

Ce système fonctionna parfaitement pendant une quinzaine d’années, entraînant non seulement une transformation des infrastructures urbaines, mais encore la construction d’un nouveau mode de vie urbain et l’émergence d’un nouveau genre de personnalité urbaine. Paris devint la « ville lumière », le grand centre de la consommation, du tourisme et des plaisirs : cafés, grands magasins, industrie de la mode, grandes expositions, tout cela transforma profondément le mode de vie urbain tout en permettant d’absorber d’énormes surplus dans un consumérisme frivole et outrancier (ce qui n’était pas sans choquer les traditionalistes et les travailleurs les plus démunis). Mais 1868 marqua l’effondrement de ce système financier hyperdéveloppé et hyperspéculatif, ainsi que celui des structures de crédit sur lequel il reposait. Haussmann fut destitué, Napoléon III, désespéré, déclara la guerre à l’Allemagne de Bismarck et la perdit, et, dans le vide qui s’ensuivit survint la Commune de Paris, l’un des plus grands épisodes révolutionnaires de toute l’histoire urbaine capitaliste. La Commune naquit pour partie d’une nostalgie du monde urbain détruit par Haussmann (échos de la révolution de 1848) et du désir de revanche de ceux que les travaux de Haussmann avaient dépossédés de leur ville. Mais la Commune fut aussi l’expression de modernités socialistes alternatives (par opposition à la modernité promue par le capitalisme monopolistique), où l’idéal d’un contrôle hiérarchique centralisé (le courant jacobin) s’opposait à la vision anarchiste d’une organisation populaire décentralisée (les proudhoniens). Ce qui conduisit, en 1872, dans le sillage de la débâcle de la Commune, à la regrettable rupture entre marxistes et anarchistes qui continue, aujourd’hui encore, de grever toutes les formes d’opposition de gauche au capitalisme .

Mais faisons un saut dans le temps et l’espace, et projetons-nous maintenant aux États-Unis en 1942. Le problème d’écoulement des surplus de capital, qui avait paru si insoluble dans les années 1930 (ainsi que le chômage qui l’accompagnait) fut temporairement résolu par l’énorme mobilisation en vue de l’effort de guerre. Mais tout le monde redoutait ce qui se passerait une fois la guerre terminée. Politiquement, la situation était dangereuse. Le gouvernement fédéral dirigeait de fait une économie nationalisée, il était un allié de l’Union soviétique, et de puissants mouvements sociaux de tendance socialiste avaient émergé au cours des années 1930. Nous connaissons tous l’issue de cette situation : le maccarthysme et la Guerre froide (dont les signes étaient déjà nettement perceptibles en 1942). Comme sous Napoléon III, les classes dominantes en appelèrent à la plus sévère répression politique. Mais qu’en fut-il du problème d’écoulement des surplus de capital ?

En 1942, une évaluation approfondie de l’entreprise de Haussmann parut dans une revue d’architecture. L’article exposait son oeuvre en détail, tentait d’analyser ses erreurs tout en cherchant à préserver sa renommée : Haussmann était l’un des plus grands urbanistes de tous les temps. L’auteur de ce texte n’était autre que Robert Moses, qui, après la seconde guerre mondiale, fut pour New York ce que Haussmann avait été pour Paris . Moses, en un mot, fit lui aussi subir un changement d’échelle à l’appréhension du processus urbain : grâce au système des autoroutes et des transformations infrastructurelles (financées par la dette), grâce à la suburbanisation et à la reconfiguration totale, non pas seulement de la ville, mais de l’ensemble de la région métropolitaine, il put absorber le surproduit, et du même coup contribuer à résoudre le problème d’absorption des surplus de capital. Pour ce faire, il lui fallait exploiter de nouvelles institutions financières et de nouveaux dispositifs fiscaux (les aides à l’accès à la propriété) qui permirent de libérer le crédit nécessaire au financement par la dette de l’expansion urbaine.

À l’échelle de la nation, car le même schéma (autre changement d’échelle) fut appliqué dans tous les grands centres métropolitains des États-Unis, ce processus joua un rôle crucial dans la stabilisation du capitalisme mondial d’après-guerre (période où les États-Unis pouvaient se permettre d’impulser la dynamique économique de l’ensemble des pays non communistes grâce à l’augmentation des déficits commerciaux). La suburbanisation des États-Unis n’était pas une simple affaire d’infrastructures nouvelles : comme le Paris du Second Empire, elle entraîna une transformation radicale des styles de vie, et les nouveaux produits – logements, réfrigérateurs, air conditionné, achat de deux voitures par foyer, hausse colossale de la consommation de pétrole – eurent une grande part dans l’absorption des surplus.

Mais la suburbanisation eut aussi un impact sur le paysage politique : l’aide à l’accès à la propriété pour les classes moyennes entraîna un déclin de l’action communautaire au profit d’une défense des valeurs de la propriété et des identités individualisées (ainsi que le basculement du vote banlieusard vers un républicanisme conservateur). Quoi qu’il en soit, on prétendait que des propriétaires accablés de dettes étaient moins susceptibles de faire grève. Ce projet permit certes d’absorber les surplus et d’assurer une certaine stabilité sociale, mais il eut pour conséquence de vider les centre-villes et d’engendrer ce qui fut appelé une « crise urbaine », c’est-à-dire, dans de nombreuses villes des États-Unis, des révoltes des minorités (surtout afro-américaines) privées de l’accès à cette nouvelle prospérité. Cette situation dura jusqu’à la fin des années 1960, moment où un autre type de crise commença à se déployer. Moses (comme Haussmann avant lui) tomba en disgrâce, ses solutions étant désormais perçues comme inadéquates et inacceptables. Les révoltes dans les grandes villes suffisaient à le prouver. Les traditionalistes rallièrent Jane Jacobs, qui, pour contrer le modernisme brutal des projets de Moses, proposait une esthétique «de quartier». Mais c’était trop tard, les banlieues étaient là et les transformations radicales de style de vie dont ils étaient la manifestation eurent toutes sortes de conséquences sociales, conduisant par exemple les féministes à faire de ces lieux et du mode de vie qu’ils incarnaient l’objet fondamental de leur critique. De plus, si l’haussmanisation de Paris permet d’expliquer en partie la dynamique de la Commune, on peut considérer que l’absence d’âme de la vie des banlieues américaines a joué un rôle essentiel dans les grands mouvements de 1968 aux Etats-Unis : les étudiants blancs de classe moyenne entrèrent dans une phase de révolte, cherchèrent à nouer des alliances avec les groupes marginalisés en lutte pour les droits civiques dans les villes centrales et s’unirent contre l’impérialisme états-unien dans un mouvement qui visait à bâtir un autre monde, donc, aussi, une autre expérience urbaine.

À Paris, le mouvement pour empêcher la construction de la voie express de la rive gauche ainsi que la colonisation du centre par d’envahissants immeubles géants, dont la place d’Italie et la tour Montparnasse étaient les paradigmes, ne fut pas sans impact sur la dynamique générale de la révolte de 1968. C’est dans ce contexte que Lefebvre écrivit un texte prophétique, dans lequel il déclarait, d’une part, que le processus urbain était essentiel à la survie du capitalisme, donc qu’il deviendrait un point de focalisation crucial de la lutte politique et de la lutte des classes, et, d’autre part, que ce processus effaçait progressivement les distinctions entre ville et campagne en produisant des espaces intégrés sur l’ensemble du territoire national, sinon même au-delà . Le droit à la ville serait donc le droit à diriger un processus urbain dont la domination ne cesserait de s’étendre aux campagnes (de l’agro-industrie aux résidences secondaires, en passant par le tourisme rural).

Mais, parallèlement à la révolte de 1968, pour partie nostalgie de la ville perdue, pour partie tentative de construire un nouveau genre d’expérience urbaine, survint une crise financière des institutions de crédit qui avaient constitué le moteur du boom immobilier des décennies précédentes. Cette crise s’amplifia à la fin des années 1960 et culmina dans une crise mondiale qui affecta l’ensemble du système capitaliste, d’abord avec l’éclatement de la bulle immobilière mondiale de 1973, puis avec la banqueroute de la ville de New York en 1975. Comme de multiples fois auparavant, la question était de savoir comment sauver le capitalisme de ses propres contradictions. Le processus urbain allait là encore jouer un rôle de premier plan. Comme l’a bien montré Bill Tabb, la résolution de la crise des finances new-yorkaises ouvrit la voie à la construction d’une réponse néolibérale aux problèmes de la perpétuation du pouvoir de classe et du renouvellement d’une capacité d’absorption des surplus nécessaire à la survie du capitalisme .

Mais faisons un nouveau saut jusqu’à la conjoncture dans laquelle nous sommes. Si le capitalisme international a joué aux montagnes russes (crises et effondrements régionaux : Asie de l’Est et du Sud-Est en 1997-1998, Russie en 1998, Argentine en 2001, etc.), il a jusqu’ici évité un effondrement mondial, alors même qu’il souffre d’un problème chronique d’écoulement des surplus de capital. Quel rôle a joué l’urbanisation dans la stabilisation de cette situation ? Aux États-Unis, il est évident que le marché immobilier a considérablement contribué à stabiliser l’économie, particulièrement depuis l’an 2000 (après l’éclatement de la bulle des nouvelles technologies de la fin des années 1990), bien qu’il ait aussi été une composante active de l’expansion des années 1990. Le marché immobilier a absorbé directement une grande part des surplus de capital dans de nouvelles constructions (logements bâtis dans les centre-villes comme dans les banlieues, constructions de nouveaux bureaux) tandis que l’inflation rapide des prix de l’immobilier, soutenue par une vague délirante de refinancement hypothécaire à des taux d’intérêt historiquement bas, stimulait le marché états-unien des biens de consommation et des services. C’est en partie l’expansion urbaine des États-Unis qui a permis de stabiliser le marché mondial, alors que le pays affiche des déficits commerciaux gigantesques à l’égard du reste du monde, empruntant environ deux milliards de dollars par jour pour soutenir son insatiable consumérisme et la guerre financée par la dette qu’il mène en Afghanistan et en Irak.

Vers une urbanisation mondiale

Mais le processus urbain a subi un autre changement d’échelle : pour le dire en un mot, il est devenu mondial. On ne peut donc pas se concentrer uniquement sur les États-Unis. Des booms immobiliers similaires, en Grande-Bretagne, en Espagne et dans de nombreux autres pays, ont permis d’alimenter la dynamique capitaliste. L’urbanisation de la Chine au cours des vingt dernières années a été de nature différente (très fortement focalisée sur la construction d’infrastructures), mais bien plus importante que celle des États-Unis. Son rythme s’est énormément accéléré après la courte récession de 1997, à tel point que, depuis 2000, la Chine absorbe près de la moitié de la production mondiale de ciment. Depuis une vingtaine d’années, la Chine compte plus d’une centaine de villes dépassant le million d’habitants, et de petits villages comme Shenzhen sont devenus d’énormes métropoles de 6 à 10 millions d’habitants. De gigantesques programmes de construction d’infrastructures, comme des projets de barrages et d’autoroutes – là encore, financés par la dette –, sont en train de transformer le paysage le fond en comble . Tout cela a eu des conséquences importantes sur l’économie mondiale et l’absorption des surplus de capital : le Chili est en plein boom du fait de la demande en cuivre, l’Australie prospère, et même le Brésil et l’Argentine commencent à se refaire une santé économique, en partie grâce à la forte demande chinoise en matières premières.

L’urbanisation de la Chine est-elle dès lors principalement responsable de la stabilité du capitalisme mondial ? Oui, dans une certaine mesure. Car la Chine n’est que l’épicentre d’un processus d’urbanisation devenu aujourd’hui mondial, en partie grâce à l’incroyable intégration globale des marchés financiers qui jouent de leur flexibilité pour financer grâce à la dette des mégaprojets urbains, de Dubaï à São Paulo, de Mumbai à Hong Kong en passant par Londres. La banque centrale chinoise, par exemple, possède une part active sur le marché secondaire du prêt hypothécaire aux États-Unis, tandis que Goldman Sachs est fortement impliquée sur le marché immobilier en plein essor de Mumbai, et que des capitaux de Hong Kong sont investis à Baltimore. Il n’est pas une seule zone urbaine du monde qui ne connaisse un boom de la construction, alors qu’arrive un afflux massif d’immigrés pauvres qui crée dans le même temps un bidonville global. Le boom dans le secteur de la construction est particulièrement visible à Mexico, Santiago du Chili, Mumbai, Johannesburg, Séoul, Taipei, Moscou et dans toute l’Europe (l’Espagne étant le cas le plus spectaculaire), ainsi que dans les villes des principaux pays capitalistes comme Londres, Los Angeles, San Diego et New York (où des projets urbains sont développés sur une échelle plus gigantesque encore qu’auparavant, et où – signe qui en dit long sur l’époque – une exposition récente cherchait à réhabiliter Moses comme artisan de l’essor de la ville, et non plus, comme l’avait fait Robert Caro en 1974, à le discréditer comme le responsable de son déclin ). On a aussi vu apparaître, au Moyen-Orient, à Dubaï ou Abou Dhabi, des projets de méga-urbanisation ahurissants, et à certains égards criminels et absurdes, qui permettent d’éponger les surplus engendrés par la richesse pétrolière de la façon la plus tape-à-l’oeil, socialement injuste et environnementalement irresponsable (une piste de ski intérieure, par exemple). Nous sommes ici face à un autre changement d’échelle, qui rend difficile à percevoir le fait que ce qui se passe aujourd’hui sur le plan mondial est dans son principe similaire aux mutations que, au moins pendant un temps, Haussmann a su imposer de main de maître sous le Second Empire.

Comme tous ceux qui l’ont précédé, ce boom mondial de l’urbanisation repose sur la construction de nouvelles institutions financières et de nouveaux dispositifs destinés à organiser le crédit nécessaire pour le soutenir. Les innovations financières mises en place au cours des années 1980, en particulier la titrisation et la vente de prêts hypothécaires locaux à des investisseurs du monde entier, ainsi que la création de nouvelles institutions financières destinées à soutenir les CDO , ont joué un rôle essentiel. Ce système présentait quantité d’avantages : il étalait les risques et permettait aux surplus de fonds d’épargne d’accéder plus facilement aux surplus de demande immobilière, mais en outre, en vertu de ses interconnexions, il faisait baisser les taux d’intérêt globaux (tout en générant un considérable pactole pour les intermédiaires financiers responsables de ces merveilles). Mais étaler les risques, ce n’est pas les éliminer. Et de plus, le fait que le risque puisse être étalé sur une si grande échelle encourage localement l’adoption de conduites encore plus risquées. À défaut d’instances adéquates d’évaluation des risques, le marché du prêt hypothécaire est devenu incontrôlable, et la situation dans laquelle se sont trouvés les frères Pereire en 1867-1868, ou la ville de New York pour sa gestion délirante au début des années 1970, prend aujourd’hui la forme d’une crise dite des « subprimes » et du marché immobilier. La crise se concentre pour commencer dans et autour des villes états-uniennes, et frappe très lourdement les Africains-Américains à bas revenus et les mères célibataires vivant en centre-ville. Elle affecte aussi ceux qui, incapables de payer les prix exorbitants du logement dans les centres urbains, surtout dans le Sud-Ouest du pays, ont été forcés de migrer vers la semi-périphérie des zones métropolitaines pour acheter à des taux d’abord bas des maisons dans des lotissements bâtis par des spéculateurs, et qui se trouvent aujourd’hui confrontés à l’augmentation des coûts de transport du fait de la hausse des prix du pétrole en même temps qu’à l’explosion du taux de remboursement de leur prêt consécutive à celle des taux du marché. Cette crise, qui sur le plan local possède un impact pervers sur la vie et les infrastructures urbaines, menace également l’architecture même du système financier mondial car elle pourrait déclencher une récession de grande ampleur. Les parallélismes avec les années 1970 sont à tout le moins curieux (la politique de prêt facile adoptée par la Réserve fédérale en 2007-2008 entraînera presque à coup sûr des tendances inflationnistes, voire stagflationnistes, qui deviendront incontrôlables dans un avenir pas si lointain – exactement comme l’ont fait de semblables manoeuvres dans les années 1970).

Mais la situation actuelle est bien plus complexe, et la question reste ouverte de savoir si un effondrement de l’économie américaine peut être compensé ailleurs (notamment par la Chine, bien que même là l’urbanisation semble connaître un ralentissement). Mais le système est aussi bien plus fortement interconnecté qu’il ne l’a jamais été . Lorsqu’il déraille, le commerce informatisé instantané menace de créer une grande divergence sur le marché (il produit déjà une volatilité incroyable sur le marché actions) qui produira à son tour une crise massive qui obligera à repenser totalement le fonctionnement du capital financier et des marchés monétaires, y compris dans leurs rapports aux processus d’urbanisation.

Des villes et des vies en mutation

Comme toutes les phases qui l’ont précédée, cette toute récente expansion du processus urbain a suscité d’énormes mutations de style de vie. La qualité de vie urbaine, de même que la ville elle-même, est désormais une marchandise réservée aux plus fortunés, dans un monde où le consumérisme, le tourisme, les industries de la culture et de la connaissance sont devenus des aspects majeurs de l’économie politique urbaine. Le penchant postmoderniste pour la formation de niches, tant dans les choix de style de vie urbain que dans les habitudes de consommation et les formes culturelles, pare l’expérience urbaine contemporaine de l’aura de la liberté de choix – à condition que vous ayez de l’argent. Centres commerciaux, multiplexes et grandes chaînes prolifèrent, de même que les fast-foods, les marchés vendant des produits artisanaux, les petites boutiques, tout cela contribuant à ce que Sharon Zukin a joliment appelé la « pacification par le capuccino ». Les lotissements les plus incohérents, les plus monotones, les plus fades, trouvent à présent leur antidote dans un mouvement de « nouvel urbanisme » qui nous vend de la communauté et du style de vie, produits grâce auxquels les promoteurs prétendent réaliser les rêves urbains. Dans ce monde, l’éthique néolibérale de l’individualisme possessif et son corrélat, la fin du soutien politique à toute forme d’action collective, pourraient devenir le modèle de socialisation de la personnalité humaine . La défense des valeurs de la propriété revêt un si grand intérêt politique que, comme le note Mike Davis, les associations de propriétaires dans l’État de Californie sont devenues des bastions de la réaction, sinon même des fascismes fragmentés de quartier .

Mais les villes où nous vivons sont aussi de plus en plus divisées, fragmentées et conflictuelles. Notre vision du monde et des possibles varie selon le côté de la barrière duquel nous nous trouvons et selon le type de consommation auquel nous avons accès. Au cours des dernières décennies, le tournant néolibéral a rendu aux élites riches leur pouvoir de classe . Par exemple, depuis la conversion du Mexique au néolibéralisme, quatorze milliardaires sont apparus dans le pays, qui peut même se prévaloir de compter parmi ses habitants l’homme le plus riche du monde, Carlos Slim, alors qu’au cours de la même période, les revenus des pauvres ont soit stagné, soit diminué. Ces processus sont irrémédiablement gravés dans les formes spatiales de nos villes, qui ont toujours plus tendance à se muer en agrégats de fragments fortifiés, de ghettos dorés et d’espaces publics privatisés constamment maintenus sous surveillance. Dans le monde en développement, tout particulièrement, la ville «se scinde en différentes parties séparées, et de multiples « « micro-États » semblent s’y former. Des quartiers riches, dotés de toutes sortes de services (écoles exclusives, terrains de golf, cours de tennis, police privée patrouillant 24 heures sur 24), s’entrelacent avec des campements illégaux : pour eux, qui sont privés de système sanitaire, l’eau n’est disponible qu’aux fontaines publiques, et seuls les quelques privilégiés qui savent la pirater ont accès à l’électricité ; les rues se transforment en flots de boue dès qu’il pleut, et l’habitat partagé est la règle. Chaque fragment paraît vivre et fonctionner en totale autonomie, en s’accrochant de toutes ses forces à ce qu’il a pu obtenir dans son combat quotidien pour la survie.»

Dans ces conditions, les idéaux d’identité, de citoyenneté et d’appartenance urbaines, déjà menacés par le malaise grandissant suscité par l’éthique néolibérale, sont encore plus difficiles à soutenir. La privatisation de la redistribution par l’activité criminelle menace la sécurité individuelle tout en poussant la population à en appeler la répression policière. La seule idée que la ville puisse fonctionner comme corps politique collectif, comme lieu dans lequel et duquel pourraient émaner des mouvements sociaux progressistes, paraît perdre toute plausibilité. Et pourtant, il existe des mouvements sociaux urbains qui cherchent à vaincre les isolations et à refaçonner la ville selon une image sociale différente de celle donnée par les forces des promoteurs soutenus par la finance, du grand capital et d’un appareil d’État local de plus en plus gagné à l’esprit d’entreprise.

Mais l’absorption de surplus par la transformation urbaine possède un aspect plus sombre encore : il s’agit des brutales phases de restructuration urbaine par «destruction créative», laquelle présente toujours une dimension de classe puisque ce sont habituellement les pauvres, les défavorisés et tous ceux qui sont tenus en marge du pouvoir politique qui pâtissent le plus de ce type de processus.

Les prophéties d’Engels

La création du nouveau monde urbain sur les ruines de l’ancien suppose la violence. C’est ainsi que Haussmann saccagea les anciens quartiers pauvres de Paris, usant de l’expropriation au nom de ce qu’il appelait le bien public. Il planifia l’éradication d’une bonne part de la classe ouvrière et des éléments rebelles du centre de Paris, où ils constituaient une menace pour l’ordre public et le pouvoir politique. Il créa une forme urbaine dans les quartiers où le pouvoir croyait (à tort, comme on l’a vu en 1871) que la surveillance et le contrôle militaire suffiraient à endiguer facilement les mouvements révolutionnaires. Mais, comme le soulignait Engels en 1872 : « En réalité, la bourgeoisie n’a qu’une méthode pour résoudre la question du logement à sa manière – ce qui veut dire : la résoudre de telle façon que la solution engendre toujours à nouveau la question. Cette méthode porte un nom, celui de «Haussmann». Par là j’entends ici non pas seulement la manière spécifiquement bonapartiste du Haussmann parisien de percer de longues artères droites et larges à travers les quartiers ouvriers aux rues étroites, et de les border de chaque côté de grandes et luxueuses constructions ; le but poursuivi – outre leur utilité stratégique, les combats de barricades étant rendus plus difficiles –, était la constitution d’un prolétariat du bâtiment, spécifiquement bonapartiste, dépendant du gouvernement, et la transformation de la ville en une cité de luxe. J’entends ici par «Haussmann» la pratique qui s’est généralisée d’ouvrir des brèches dans les arrondissements ouvriers, surtout dans ceux situés au centre de nos grandes villes, que ceci réponde à un souci de la santé publique, à un désir d’embellissement, à une demande de grands locaux commerciaux dans le centre, ou aux exigences de la circulation – pose d’installations ferroviaires, rues, etc. Quel qu’en soit le motif, le résultat est partout le même : les ruelles et les impasses les plus scandaleuses disparaissent et la bourgeoisie se glorifie hautement de cet immense succès – mais ruelles et impasses resurgissent aussitôt ailleurs et souvent dans le voisinage immédiat. […] Les foyers d’épidémies, les caves les plus immondes, dans lesquelles nuit après nuit le mode de production capitaliste enferme nos travailleurs, ne sont pas éliminés, mais seulement… déplacés ! La même nécessité économique les fait naître ici comme là . »

Il fallut en fait plus de cent ans pour parachever l’embourgeoisement du centre de Paris, avec les conséquences que l’on a vues récemment – soulèvement et chaos dans ces banlieues isolées où sont pris au piège immigrés marginalisés, jeunes et ouvriers au chômage. Malheureusement, les processus décrits par Engels n’ont cessé de se répéter tout au long de l’histoire urbaine capitaliste. Robert Moses « passa le Bronx au hachoir» (pour reprendre sa formule tristement célèbre) ; les lamentations des groupes et mouvements de quartier n’en finissaient pas de se faire entendre, pour finalement s’agréger autour de la rhétorique de Jane Jacobs, contre l’inimaginable destruction d’un précieux tissu urbain, et celle de communautés entières de résidents qui possédaient des réseaux d’intégration sociale établis depuis longtemps . Mais à New York comme à Paris, l’endiguement des expropriations brutales menées sous la houlette de l’État a entraîné un processus de transformation infiniment plus sournois, passant par la disciplinarisation financière des gouvernements urbains démocratiques, des marchés fonciers, de la spéculation immobilière, et par une exploitation permettant de générer le taux de retour le plus élevé possible sur l’«usage supérieur et optimal » des terrains. Encore une fois, Engels n’avait que trop bien compris ce processus : « L’extension des grandes villes modernes confère au terrain, dans certains quartiers, surtout dans ceux situés au centre, une valeur artificielle, croissant parfois dans d’énormes proportions ; les constructions qui y sont édifiées, au lieu de rehausser cette valeur, l’abaissent plutôt, parce qu’elles ne répondent plus aux conditions nouvelles ; on les démolit donc et on les remplace par d’autres. Ceci a lieu surtout pour les logements ouvriers qui sont situés au centre et dont le loyer, même dans les maisons surpeuplées, ne peut jamais ou du moins qu’avec une extrême lenteur, dépasser un certain maximum. On les démolit et à leur place on construit des boutiques, de grands magasins, des bâtiments publics . » Il est déprimant de lire ces phrases, quand on pense que ce texte écrit en 1872 peut s’appliquer directement à la gentrification de Harlem ou aux processus urbains qui ont actuellement cours dans de vastes parties de l’Asie (Delhi, Séoul, Mumbai). Un processus de déplacement et de ce que j’appelle l’« accumulation par dépossession » se trouve également au coeur du processus urbain capitaliste .

Prenons le cas de Mumbai, où, selon les chiffres officiels, six millions de personnes habitent des taudis installés sur des terrains pour lesquels ils ne possèdent aucun titre de propriété (ces lieux sont représentés par des blancs sur toutes les cartes de la ville). Avec la tentative de faire de Mumbai un centre financier susceptible de rivaliser avec Shanghaï, le boom immobilier s’est accéléré, conférant aux yeux des spéculateurs une valeur croissante aux terrains occupés par les habitants des bidonvilles. La valeur du terrain sur lequel est implanté l’un des plus grands bidonvilles de Mumbai, Dharavi, a atteint deux milliards de dollars, et les pressions pour le vider (au nom de prétextes environnementaux et sociaux destinés à dissimuler cette entreprise d’appropriation sauvage) se font chaque jour plus fortes. Avec le soutien de l’État, les puissances financières entendent utiliser la force pour faire place nette, prenant dans certains cas possession d’un terrain occupé par ses habitants depuis plus d’une génération. L’accumulation de capital sur le foncier grâce à l’activité immobilière connaît un boom et les terrains sont acquis pour une bouchée de pain. Les populations déplacées obtiendront-elles une quelconque compensation? Les plus chanceux auront un petit quelque chose. Mais alors même que la constitution indienne précise que l’État est dans l’obligation de protéger la vie et le bien-être de l’ensemble de ses citoyens, quelle que soit leur caste ou leur classe, mais aussi de garantir leur droit à un toit, la Cour suprême a émis des jugements qui font fi de cette exigence constitutionnelle. Puisque les habitants des bidonvilles sont des occupants illégaux, et que beaucoup d’entre eux ne peuvent prouver qu’ils résident depuis longtemps sur le même terrain, ils n’ont droit à aucune compensation. Selon la Cour suprême, leur concéder ce droit équivaudrait à récompenser des pickpockets pour leurs forfaits. Les habitants des bidonvilles n’ont donc guère d’autre choix que de résister et se battre, ou de prendre leurs maigres possessions et déménager vers les bords d’autoroute ou partout où il pourront trouver un peu d’espace . On trouve de semblables exemples de dépossession (dans des versions moins brutales et plus légalistes) aux États-Unis, où abondent les abus du droit d’expropriation dans le but de déplacer, au nom d’un « usage supérieur et optimal » des terrains (pour bâtir des complexes immobiliers ou des centres commerciaux), ceux qui habitent de longue date des logements tout à fait décents. Les républicains portèrent l’affaire devant la Cour suprême, où les juges libéraux déclarèrent qu’il était tout à fait conforme à la constitution que les juridictions locales agissent ainsi pour dégager des recettes foncières supplémentaires.

Expropriations

Dans les années 1990 à Séoul, les entreprises de construction et les promoteurs immobiliers embauchèrent des escouades de nervis pour envahir certains quartiers et détruire à coups de masse les maisons et les biens de ceux qui, dans les années 1950, avaient construit leur logement sur les collines de la ville, devenues entre-temps des terrains fortement valorisés. La plupart de ces collines sont aujourd’hui couvertes de gratte-ciel et ne portent nulle trace de la brutalité des actions qui ont rendu possible leur construction. En Chine, des millions de personnes sont dépossédés des lieux qu’elles occupaient depuis longtemps (trois millions rien qu’à Pékin) : puisqu’il n’existe pas de droits de propriété privée, l’État peut tout simplement décréter leur expropriation en échange d’une maigre somme d’argent (avant de vendre ces terrains aux promoteurs avec un très bon profit). Dans certains cas, les habitants déguerpissent sans faire de vagues, mais la résistance se développe, férocement réprimée par le Parti communiste. Dans le cas de la Chine, ce sont souvent les populations vivant à la frontière du monde rural qui subissent ces déplacements, ce qui montre la pertinence de la thèse de Lefebvre, qui, dans les années 1960, posait que la distinction nette qui existait jadis entre l’urbain et le rural s’était progressivement estompée, pour conduire à la création d’un ensemble d’espaces poreux de développement géographique inégal placé sous la domination hégémonique du capital et de l’État. C’est également le cas en Inde, où la politique des zones de développement économique spéciales promue par les autorités implique de violentes conséquences pour les agriculteurs : l’exemple le plus flagrant en fut le massacre de Nandigram au Bengale-Occidental, orchestré par le parti communiste indien (marxiste) au pouvoir afin de faciliter l’arrivée du grand capital indonésien, intéressé tout autant à la promotion immobilière urbaine qu’au développement industriel. Dans ce cas précis, les droits de propriété privée n’offrirent aucune protection.

Il en va de même de la proposition apparemment progressiste d’accorder des droits de propriété privée aux populations occupant illégalement des terrains afin de leur permettre de sortir de la pauvreté. Ce genre de proposition a été faite aux habitants des favelas de Rio ; mais le problème est qu’il n’est que trop facile de convaincre les pauvres, vivant de revenus incertains et accablés de difficultés financières, d’échanger ce qu’ils possèdent contre une modeste rémunération (les riches refusent généralement de céder leurs biens, fût-ce à un prix exorbitant, et c’est pourquoi Moses put passer le Bronx au hachoir, mais non Park Avenue). Si cette tendance se poursuit, je suis prêt à parier que d’ici quinze ans toutes les collines aujourd’hui occupées par les favelas seront couvertes de gratte-ciel dotés d’une vue imprenable sur la mythique baie de Rio, tandis que leurs actuels habitants seront partis vivre dans quelque lointaine périphérie . Sur le long terme, la politique de privatisation des logements sociaux du centre de Londres décidée par Margaret Thatcher a eu pour effet de créer, dans l’ensemble de la zone métropolitaine, une structure de prix immobiliers empêchant les revenus les plus bas, et désormais les classes moyennes, d’accéder à la propriété à proximité du centre urbain.

L’urbanisation a donc joué un rôle crucial dans l’absorption des surplus de capital, et ce, sur des échelles géographiques toujours plus larges ; mais elle est passée par des processus de destruction créative qui ont dépossédé les masses urbaines de tout droit à la ville. Le bidonville global entre en collision avec le chantier de construction global. Ce qui, périodiquement suscite des révoltes – comme celle, en 1871, des dépossédés parisiens cherchant à reprendre la ville perdue. De la même façon, les mouvements sociaux urbains des années 1960 (aux États-Unis après l’assassinat, en 1968, de Martin Luther King) voulaient définir un mode de vie urbain différent de celui qui leur était imposé par les promoteurs capitalistes et par l’État. Si, comme c’est vraisemblable, les actuelles difficultés de la finance continuent de s’accroître, si la phase néolibérale, postmoderniste et consumériste d’absorption capitaliste des surplus par l’urbanisation, qui est jusqu’à présent parvenue à ses fins, touche à son terme, et s’il en résulte une crise de plus grande ampleur, la question se pose alors : où est notre 68 ? Ou, plus spectaculaire, où est notre Commune ?

Concernant le système financier, la réponse devra être plus complexe précisément parce que le processus urbain est désormais mondial. Les signes de révolte sont omniprésents (l’agitation est chronique en Chine ou en Inde, les guerres civiles font rage en Afrique, l’Amérique latine est en ébullition, les mouvements autonomistes émergent de partout, et, même aux États-Unis, des indices politiques montrent que la population n’en peut plus des inégalités délirantes). N’importe laquelle de ces révoltes pourrait faire tache d’huile. Toutefois, à la différence du système financier, les nombreux mouvements d’opposition urbains et périurbains sont loin d’être étroitement coordonnés. Mais si, d’une manière ou d’une autre, ils parvenaient à s’unir, que devraient-ils donc exiger ?

La réponse à cette question est assez simple en principe : un plus grand contrôle démocratique sur la production et l’utilisation des surplus. Puisque le processus urbain est l’un des principaux canaux de leur utilisation, alors le droit à la ville passe par l’établissement d’un contrôle démocratique sur l’emploi des surplus dans l’urbanisation. Avoir un excédent de production n’est pas une mauvaise chose : dans de nombreuses situations, les surplus sont essentiels à la survie. Tout au long de l’histoire capitaliste, une partie de la plus-value créée a été prélevée par l’État sous forme d’impôts, et cette proportion a fortement augmenté sous des gouvernements sociaux-démocrates, qui ont placé une part significative des surplus sous le contrôle de l’État. Au cours des trente dernières années, le projet néolibéral a cherché à privatiser ces surplus. Les données concernant les pays de l’OCDE montrent toutefois que la part de la production brute taxée par l’État est demeurée à peu près constante depuis les années 1970. La principale réussite de l’assaut néolibéral a donc consisté à empêcher la part de l’État de s’étendre comme elle l’avait fait au cours des années 1960. Une autre réussite réside dans le fait que de nouveaux systèmes de gouvernance ont été créés qui intègrent les intérêts étatiques et privés, et assurent que le contrôle de l’utilisation des surplus dans l’appareil d’État est favorable au grand capital (comme Halliburton) et aux classes supérieures pour ce qui concerne l’orientation du processus urbain. L’accroissement de la part des surplus contrôlée par l’État ne pourra donc fonctionner que si l’État est lui-même remis sous contrôle démocratique.

On constate que le droit à la ville tombe de plus en plus dans les mains d’intérêts privés ou quasi privés. À New York par exemple, un maire milliardaire, Michael Bloomberg, refaçonne la ville conformément à son désir le plus cher – et selon des axes favorables aux promoteurs, à Wall Street et à la classe capitaliste transnationale. Il vend la ville comme lieu idéal pour les grandes entreprises et comme une fantastique destination pour les touristes, et transforme Manhattan en un gigantesque ghetto doré. Il refuse de subventionner les entreprises pour leur permettre de s’implanter à New York, arguant que si des entreprises ont besoin de subventions pour s’installer dans cette ville fort coûteuse mais de très haute qualité, alors New York ne veut pas d’elles. Bloomberg n’a certes pas étendu cette déclaration aux personnes, mais le même principe s’applique en pratique. Seattle est de fait dirigée par le milliardaire Paul Allen, et, à Mexico, l’homme le plus riche du monde, Carlos Slim, fait repaver les rues pour qu’elles soient plus conformes au goût des touristes. Et les riches individus ne sont pas seuls à exercer un pouvoir direct. Dans la ville de New Haven, à court de fonds à réinvestir dans le développement urbain, c’est Yale, l’une des plus riches universités du monde, qui décide dans une large mesure des transformations du tissu urbain afin de mieux l’adapter à ses besoins. John Hopkins en fait de même à Baltimore Est et l’université de Columbia projette de les imiter pour certaines parties de New York (ce qui a, dans les deux cas, suscité des mouvements de résistance). Le droit à la ville, tel qu’il est à présent constitué, est beaucoup trop limité, et la plupart du temps, seule une petite élite politique et économique dispose du droit de façonner la ville conformément à son désir le plus cher.

Chaque année au mois de janvier est publiée une estimation du total des primes touchées par les financiers de Wall Street en récompense du dur labeur effectué l’année précédente. En 2007, année catastrophique s’il en fût pour les marchés financiers, ces primes s’élevaient à 33,2 milliards de dollars, soit seulement 2 % de moins que l’année précédente. Au milieu de l’été 2007, la Réserve fédérale et la Banque centrale européenne injectèrent des milliards de dollars de crédit à court terme afin d’assurer la stabilité du système financier ; puis la Réserve fédérale procéda à une baisse spectaculaire de ses taux d’intérêt et injecta d’énormes quantités de liquidités à chaque fois que Wall Street menaçait de plonger. Pendant ce temps, quelque deux millions de personnes, principalement des mères célibataires et leur famille, des Afro-Américains vivant dans les grandes villes et des populations blanches marginalisées de la semi-périphérie urbaine, se sont vus saisir leur maison et se sont retrouvés à la rue. C’est ainsi que de nombreux quartiers des centre-villes et que des communautés périurbaines entières ont été dévastés à cause des prêts consentis par les prédateurs des institutions financières. Cette population-là ne recevra aucune prime. Et, puisque la saisie signifie que la dette est épongée et que l’État américain considère cela comme un revenu, nombre de ceux qui en ont fait les frais devront payer une coquette somme d’impôts pour de l’argent qu’ils n’ont jamais eu en leur possession.

Cette atroce dissymétrie ne peut être interprétée que comme une forme criante de confrontation de classe. Se pose alors la question : pourquoi la Réserve fédérale ne pouvait-elle étendre son aide en liquidités à moyen terme aux deux millions de foyers menacés d’expulsion afin d’empêcher la plupart des saisies jusqu’à ce que la restructuration des prêts hypothécaires permette de résoudre une grande part du problème ? Cela aurait eu pour effet d’atténuer la crise du crédit et de protéger les plus pauvres et leurs quartiers. Certes, la Réserve fédérale aurait outrepassé ses fonctions normales, ce qui aurait constitué une infraction aux règles néolibérales de la distribution des revenus et de la responsabilité personnelle. Mais cela aurait également empêché un « Katrina financier », qui menace, tout à l’avantage des promoteurs, de balayer, avec bien plus d’efficacité et de rapidité que n’aurait pu le faire la loi, des quartiers habités par des populations à bas revenus implantées dans les centre-villes sur des terrains à valeur potentiellement élevée.

Le prix que nous payons, sur le plan social (pour ne rien dire de l’aspect économique), pour respecter des règles qui engendrent une destruction créative insensée, est énorme.

La révolution sera urbaine ou ne sera pas

Un mouvement oppositionnel cohérent doit encore apparaître au XXIe siècle. Bien sûr, une multitude de mouvements sociaux se concentrent déjà sur la question urbaine – de l’Inde et du Brésil à la Chine, en passant par l’Espagne, l’Argentine et les États-Unis –, et un mouvement revendique même le droit à la ville. Mais il leur faut encore se retrouver sur un objectif unique : acquérir un contrôle plus grand sur l’utilisation des surplus (sans parler des conditions de leur production). À notre époque, il doit s’agir d’une lutte mondiale principalement dirigée contre le capital financier, car c’est désormais à cette échelle que s’effectuent les processus d’urbanisation. La tâche politique d’organiser une telle confrontation est certes difficile et intimidante. Mais les opportunités sont multiples, en partie parce que, comme l’a montré cette courte histoire de l’urbanisation capitaliste, des crises liées au processus d’urbanisation ne cessent d’éclater, que ce soit localement (comme au Japon, en 1989, avec la crise des marchés foncier et immobilier, ou aux États-Unis en 1987-1989, avec la crise de l’épargne) ou mondialement (comme en 1973 ou aujourd’hui), et en partie parce que l’urbain est désormais le point où se heurtent de plein fouet – oserons-nous parler de lutte des classes ? – l’accumulation par dépossession infligée aux plus pauvres et ce mouvement qui cherche à coloniser toujours plus d’espace pour la jouissance raffinée et cosmopolite des plus riches.

L’adoption du droit à la ville comme slogan opératoire et comme idéal politique – précisément parce qu’il se concentre sur qui gouverne les liens internes unissant, depuis des temps immémoriaux, l’urbanisation à la production et à l’utilisation des surplus – serait un premier pas vers l’unification de ces luttes. Il est impératif de travailler à la démocratisation du droit à la ville et à la construction d’un large mouvement social pour que les dépossédés puissent reprendre le contrôle de cette ville dont ils sont exclus depuis si longtemps, et pour que puissent s’instituer de nouveaux modes de contrôle des surplus de capital qui façonnent les processus d’urbanisation. Lefebvre avait raison de souligner que la révolution serait urbaine, au sens large du terme, ou ne serait pas.

David Harvey

David Harvey enseigne l’ anthropologie à l’université de New York. En 1969, il publie Explanation in Geography, qui devient rapidement un ouvrage central de la géographie scientifique. Figure majeure de la théorie sociale, il est reconnu comme celui qui a intégré la dimension géographique à l’analyse marxiste du capitalisme, notamment à travers des livres comme Social justice and the city(1973),The Limits to Capital(1982), Spaces of Capital(2002), et Paris, Capital of Modernity (2003). Géographie de la domination(Les prairies ordinaires, 2008) est l’unique ouvrage disponible en français.

Pour citer cet article : David Harvey, Le droit à la ville, in La Revue Internationale des Livres et des Idées, 12/10/2009, url:http:www.revuedeslivres.net/articles.php?idArt=307

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