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Le déclin de l’Amérique a commencé (2002)

Nous publions ci-dessous une analyse de Wallerstein, datant certes de 2002, mais dont l’ampleur des vues developpées alors conserve toute son actualité.

En déclin, les États-Unis ? Rares sont ceux qui croient aujourd’hui à cette thèse. Les seuls à en être fermement convaincus sont les faucons de Washington, qui défendent avec véhémence des mesures destinées à enrayer ce déclin. Cette conviction que l’hégémonie américaine touche à sa fin n’est pas née de la vulnérabilité apparue au reste du monde le 11 septembre 2001. En fait, on assiste à un affaiblissement progressif des États-Unis en tant que puissance planétaire depuis les années 70, et la riposte américaine aux attentats terroristes n’a fait qu’accélérer cette tendance. Pour comprendre pourquoi la Pax americana est sur le déclin, il faut se pencher sur la géopolitique du XXe siècle, et plus particulièrement de ces trente dernières années. On aboutit à une conclusion aussi limpide qu’indéniable : les facteurs économiques, politiques et militaires qui ont contribué à l’hégémonie de l’Amérique sont ceux-là même qui provoqueront inexorablement son déclin prochain.

L’accession des États-Unis au statut de puissance hégémonique mondiale a résulté d’un long processus qui démarra véritablement avec la récession de 1873. C’est à cette époque que les États-Unis et l’Allemagne commencèrent à s’emparer d’une part croissante des marchés mondiaux, essentiellement au détriment de l’économie britannique, en recul constant. Ces deux pays étaient parvenus à stabiliser leur base politique – les États-Unis en réussissant à mettre un terme à la guerre civile, l’Allemagne en parachevant son unification avec la défaite de la France. De 1873 à 1914, les États-Unis et l’Allemagne devinrent les principaux producteurs dans certains secteurs clés comme l’acier, puis l’industrie automobile pour les États-Unis et la chimie pour l’Allemagne.

À en croire les manuels d’histoire, la Première Guerre mondiale a débuté en 1914 et pris fin en 1918, tandis que la seconde a duré de 1939 à 1945. Il est toutefois plus logique de considérer les deux conflits comme une seule “guerre de trente ans” entre les États-Unis et l’Allemagne, entrecoupée de trêves et de crises locales. Cette compétition pour l’hégémonie prit un tour idéologique en 1933, quand les nazis arrivèrent au pouvoir en Allemagne et entreprirent non pas d’imposer leur domination au sein du système existant, mais d’établir une sorte d’empire mondial. En réponse, les États-Unis se firent les défenseurs du libéralisme centriste et conclurent une alliance stratégique avec l’Union soviétique, ce qui rendit possible la victoire sur l’Allemagne et ses alliés.

La Seconde Guerre mondiale provoqua des dégâts considérables en termes d’infrastructures et de populations en Europe et en Asie, aucun pays ou presque n’ayant été épargné. La seule grande puissance industrielle à en sortir intacte, voire renforcée d’un point de vue économique, ce furent les États-Unis, qui s’empressèrent de consolider leur position.

Mais le candidat au statut de nouvelle superpuissance se heurta à des obstacles politiques. Ce n’est pas tant la création des Nations unies, en avril 1945, qui détermina les contraintes géopolitiques de la deuxième moitié du XXe siècle, mais la conférence de Yalta, qui avait réuni deux mois plus tôt le président américain Franklin D. Roosevelt, le Premier ministre britannique Winston Churchill et le dirigeant soviétique Joseph Staline. Le pacte officiel conclu à Yalta était du reste moins important que les accords officieux, tacites, dont on saisit toute la portée quand on observe le comportement des États-Unis et de l’Union soviétique dans les années qui suivirent.

Quand la guerre prit fin en Europe, le 8 mai 1945, les troupes soviétiques et occidentales (autrement dit américaines, britanniques et françaises) furent déployées à des emplacements précis, essentiellement le long d’une ligne qui parcourait le centre de l’Europe et qui finit par être connue sous le nom de ligne Oder-Neisse. À l’exception de quelques déplacements mineurs, ces troupes ne bougèrent plus. Avec le recul, on comprend que lors de la conférence de Yalta, chacune des deux parties s’était engagée à laisser l’autre conserver ses positions et à ne pas la chasser de son domaine par la force. Cet accord tacite s’appliquait également à l’Asie, comme le prouvent l’occupation américaine du Japon et la partition de la Corée. D’un point de vue politique donc, Yalta était un accord visant à garantir le statu quo en vertu duquel l’Union soviétique contrôlait environ un tiers du monde, les deux autres tiers revenant aux États-Unis.

Jusqu’en 1991, Washington et Moscou coexistèrent ainsi en appliquant “l’équilibre de la terreur” de la guerre froide. Équilibre qui fut mis à rude épreuve en trois occasions : le blocus de Berlin en 1948-1949, la guerre de Corée en 1950-1953 et la crise des missiles à Cuba en 1962. Dans chacun de ces cas, on aboutit au rétablissement du statu quo. De plus, chaque fois que l’Union soviétique s’est trouvée confrontée à une crise politique concernant ses régimes satellites, l’Allemagne de l’Est en 1953, la Hongrie en 1956, la Tchécoslovaquie en 1968 et la Pologne en 1981, les États-Unis ne se livrèrent à guère plus que de la propagande, laissant, grosso modo, l’URSS agir comme bon lui semblait.

Bien sûr, cette passivité n’était pas de mise dans le domaine économique. Washington tira parti du climat de la guerre froide pour entreprendre des efforts de reconstruction massifs, d’abord en Europe de l’Ouest puis au Japon. Le raisonnement était clair : à quoi bon disposer d’une supériorité aussi écrasante en termes de productivité si le reste du monde était incapable d’assurer une demande digne de ce nom ? La reconstruction économique contribua, qui plus est, à instaurer des relations clientélistes avec les pays bénéficiaires de l’aide américaine. Le sentiment d’être redevables aux États-Unis incita ces pays à intégrer des alliances militaires et, ce qui est plus important encore, à se soumettre politiquement.

Enfin, il ne faut pas sous-estimer la composante idéologique et culturelle de l’hégémonie américaine. C’est sans doute dans la période de l’immédiat après-guerre que l’idéologie communiste connut sa plus forte popularité. On a tendance à oublier aujourd’hui les scores considérables engrangés par les communistes lors d’élections libres en Belgique, en France, en Italie, en Tchécoslovaquie et en Finlande, et le capital de sympathie dont ils bénéficiaient en Asie et dans toute l’Amérique latine. Sans parler de la Chine, de la Grèce et de l’Iran, où il n’y avait pas d’élections libres, mais où les partis communistes étaient extrêmement populaires. En réaction, les États-Unis déclenchèrent une vaste offensive anticommuniste. Rétrospectivement, il semble que cette dernière ait atteint ses objectifs : Washington a tenu son rôle de chef de file du “monde libre” avec autant de succès que l’Union soviétique tenait celui de leader du camp “progressiste” et “anti-impérialiste”.

La réussite de l’Amérique en tant que puissance hégémonique de l’après-guerre portait déjà en germe son déclin. Quatre événements symboliques illustrent ce processus : la guerre du Vietnam, les révolutions de 1968, la chute du mur de Berlin en 1989 et les attentats terroristes de septembre 2001. Chacun de ces événements est venu s’ajouter au précédent pour aboutir à la situation dans laquelle se trouvent aujourd’hui les États-Unis : superpuissance unique mais dépourvue de véritable pouvoir, leader mondial que bien peu respectent et que personne ne suit, pays dérivant dangereusement au milieu d’un chaos planétaire qu’il est incapable de maîtriser.

Que fut la guerre du Vietnam ? Essentiellement, la tentative du peuple vietnamien pour mettre fin au pouvoir colonial et créer son propre État. D’un point de vue géopolitique, toutefois, cette guerre signifiait un rejet du statu quo imposé par Yalta de la part des populations dites du tiers-monde. Si le Vietnam est devenu un symbole aussi puissant, c’est parce que Washington a été assez bête pour engager toute sa puissance militaire dans le conflit, ce qui ne l’a pas empêché de perdre.

Mais le Vietnam n’a pas été qu’une défaite militaire, un camouflet cuisant pour le prestige américain. La guerre a porté un coup terrible à la domination économique des États-Unis. Le conflit fut extrêmement coûteux, et il épuisa plus ou moins les réserves d’or américaines, si abondantes depuis 1945. De plus, les États-Unis durent supporter ces dépenses au moment même où l’Europe occidentale et le Japon connaissaient une expansion économique fulgurante. C’en était fini de la supériorité économique américaine. Depuis la fin des années 60, les trois blocs ont toujours été à peu près à égalité.

Le soutien au peuple vietnamien fut l’un des éléments majeurs qui suscitèrent des révolutions un peu partout dans le monde en 1968. Mais les soixante-huitards ne condamnaient pas seulement l’hégémonie américaine, ils condamnaient aussi la collusion de l’URSS avec les États-Unis. Ils rejetaient Yalta. Cette dénonciation les poussa en toute logique à dénoncer aussi les formations politiques qui étaient étroitement liées à l’Union soviétique, autrement dit, dans la plupart des cas, les partis communistes traditionnels. Mais les révolutionnaires de 1968 s’attaquèrent aussi à d’autres composantes de la vieille gauche – les mouvements de libération dans le tiers-monde, les partis sociaux-démocrates en Europe occidentale et les démocrates du New Deal aux États-Unis -, les accusant eux aussi de collusion avec ce qu’ils englobaient sous le terme d’“impérialisme américain”.

En s’en prenant également à l’entente entre Moscou et Washington et à la vieille gauche, le mouvement de 68 sapa encore un peu plus la légitimité des accords de Yalta, sur lesquels les États-Unis avaient bâti l’ordre mondial. Du même coup, cela fragilisa le statut du libéralisme centriste en tant que seule idéologie mondiale légitime. Si les révolutions de 1968 n’ont eu que très peu de conséquences politiques directes, elles ont eu en revanche des répercussions géopolitiques et intellectuelles immenses et irrévocables. Le libéralisme centriste dégringola du trône qu’il occupait depuis les révolutions européennes de 1848 et qui lui avait permis de récupérer tant les conservateurs que les radicaux. Ce faisant, la position idéologique officielle des États-Unis – à la fois antifasciste, anticommuniste et anticolonialiste – devint de moins en moins convaincante aux yeux du monde.

La crise économique mondiale des années 70 eut deux conséquences importantes pour la puissance américaine. La stagnation entraîna un effondrement du “développementalisme” – idée selon laquelle tout pays peut rattraper son retard économique si l’État prend les mesures appropriées -, qui était la base idéologique des mouvements de la vieille gauche alors au pouvoir. Un par un, ces régimes se retrouvèrent confrontés à des troubles sociaux, à la baisse du niveau de vie, à leur endettement croissant vis-à-vis des institutions financières internationales et à l’érosion de leur crédibilité. Dans les années 60, les États-Unis donnaient l’impression d’avoir su gérer la décolonisation du tiers-monde, limitant les troubles et transférant le pouvoir en douceur à des régimes développementalistes mais rarement révolutionnaires. Désormais, on assistait à une désintégration de l’ordre établi, à la montée des mécontentements, à une radicalisation des positions. Chaque fois que les États-Unis tentèrent d’intervenir, cela se solda par un échec : Liban, Grenade, Panama, Somalie.

Pendant que les États-Unis avaient la tête ailleurs, l’Union soviétique s’effondrait. Certes, Ronald Reagan avait qualifié l’Union soviétique d’“empire du mal”, et, dans son emballement, il avait appelé à la destruction du mur de Berlin. Mais en fait, ce n’était que pure rhétorique, et les États-Unis ne sont assurément pour rien dans la chute de l’Union soviétique. À vrai dire, si l’URSS et son empire d’Europe de l’Est se sont effondrés, c’est autant parce que la vieille gauche avait perdu tout appui populaire que parce que Mikhaïl Gorbatchev avait entrepris de sauver son régime en liquidant Yalta et en entreprenant une libéralisation interne (perestroïka et glasnost). Gorbatchev réussit à liquider Yalta, mais pas à sauver l’Union soviétique.

Abasourdis et déconcertés par cet effondrement soudain, les États-Unis n’ont pas su en gérer les conséquences. La chute du communisme signifia aussi celle du libéralisme, faisant disparaître la seule justification idéologique de l’hégémonie américaine, une justification qui bénéficiait de l’appui tacite du prétendu adversaire du libéralisme. Cette perte de légitimité entraîna directement l’invasion par l’armée irakienne du Koweït. Jamais Saddam Hussein n’aurait osé déclencher une telle action si les accords de Yalta avaient été encore en vigueur. Avec le recul, on constate que l’intervention américaine pendant la guerre du Golfe a eu pour effet de revenir au statu quo ante. Mais une puissance hégémonique peut-elle se satisfaire d’un match nul dans un conflit avec une puissance régionale de moyenne importance ? Saddam a démontré qu’on pouvait chercher noise à Washington sans que cela porte à conséquence. Plus encore que la défaite du Vietnam, la provocation de Saddam a ulcéré la droite américaine, et plus particulièrement ceux que l’on appelle les faucons, ce qui explique qu’ils n’aient aujourd’hui qu’une idée en tête : envahir l’Irak et détruire son régime.

Puis vinrent le 11 septembre, le choc et la réaction. Quoi qu’en disent les historiens par la suite, les attentats du 11 septembre 2001 ont ébranlé comme jamais la puissance américaine. Les auteurs des attentats ne représentaient pas une grande puissance militaire. Membres d’une force non étatique, ils étaient extrêmement motivés, disposaient d’argent, de partisans dévoués et d’une base solide dans un État faible. En bref, militairement, ils n’étaient rien, mais ils ont quand même réussi un coup audacieux sur le territoire américain.

Lors de son arrivée au pouvoir en janvier 2001, George W. Bush était extrêmement critique à l’égard de la politique étrangère de l’administration Clinton. Bush et ses conseillers refusaient d’admettre – tout en le sachant parfaitement – que la voie empruntée par Clinton avait été celle de tous les présidents américains depuis Gerald Ford, y compris Ronald Reagan et Bush père. C’était aussi la ligne de l’administration Bush avant le 11 septembre. Il suffit de voir comment l’équipe de la Maison-Blanche avait géré l’incident de l’avion-espion américain abattu en Chine en avril 2001 pour comprendre que la prudence était le maître mot.

Après les attentats, Bush changea de cap. Il déclara la guerre au terrorisme, assura au peuple américain que “l’issue ne faisait aucun doute” et informa le reste du monde que désormais soit on était avec les États-Unis, soit on était contre eux. Longtemps tenus à l’écart, même par les administrations les plus conservatrices, les faucons dominaient enfin la politique américaine. Leur position est claire : les États-Unis disposent d’une supériorité militaire écrasante, et même si de nombreux dirigeants étrangers jugent peu judicieux que Washington fasse étalage de sa force, ceux-ci ne peuvent pas réagir, et ne réagiront d’ailleurs pas, si l’Amérique choisit d’imposer sa volonté aux autres. Les faucons pensent que les États-Unis doivent se comporter en puissance impériale pour deux raisons : d’une part, personne ne leur dira rien, et, d’autre part, s’ils ne font pas la démonstration de leur force, ils se retrouveront de plus en plus marginalisés.

À ce jour, la position des faucons s’exprime sur trois terrains : 1) l’offensive militaire en Afghanistan, 2) le soutien de fait apporté aux Israéliens dans leur tentative de liquidation de l’Autorité palestinienne et 3) l’invasion de l’Irak, qui en serait au stade des préparatifs. Les faucons voient dans les événements récents la preuve que l’opposition aux actions américaines, si elle est incontestable, demeure essentiellement verbale. Ni l’Europe de l’Ouest, ni la Russie, la Chine ou l’Arabie Saoudite ne semblent prêtes à rompre vraiment avec les États-Unis. Ce qui est la preuve, pour les faucons, que Washington peut effectivement agir comme bon lui semble. Ils considèrent qu’il en ira de même quand l’armée américaine envahira l’Irak, puis quand elle interviendra ailleurs dans le monde. Paradoxalement, la conception des faucons est devenue celle de la gauche internationale, qui passe son temps à hurler contre la politique américaine parce qu’elle s’imagine que Washington a de grandes chances de réussir.

Mais les interprétations des faucons sont erronées et ne feront que contribuer au déclin de leur pays, transformant ce qui était un affaiblissement progressif en une chute beaucoup plus rapide et mouvementée. Plus précisément, l’action des bellicistes va échouer pour des raisons militaires, économiques et idéologiques. Il ne fait aucun doute que la carte militaire reste l’atout majeur des États-Unis. En fait, c’est même le seul. Aujourd’hui, les États-Unis disposent des forces armées les plus impressionnantes au monde. À en croire les dernières déclarations au sujet de nouvelles technologies de défense, l’avance des Américains dans ce domaine est nettement supérieure aujourd’hui à ce qu’elle était il y a dix ans. Cela veut-il dire pour autant qu’ils peuvent envahir l’Irak, conquérir rapidement le pays et mettre en place un gouvernement ami et stable ? C’est peu probable. N’oublions pas que sur les trois guerres importantes livrées par l’armée américaine depuis 1945 (Corée, Vietnam et Golfe), l’une s’est terminée par une défaite et les deux autres par un match nul. Rien de très glorieux.

Il faut aussi tenir compte de la capacité du peuple américain à tolérer des “non-victoires”. Les Américains oscillent entre une ferveur patriotique, qui conforte toujours les présidents en temps de guerre, et un profond désir isolationniste. Depuis 1945, le sentiment patriotique a régressé chaque fois que les pertes humaines ont commencé à augmenter. Pourquoi la réaction serait-elle aujourd’hui différente ? Et même si les faucons (qui sont presque toujours des civils) s’estiment indifférents à ce que pense l’opinion publique, ce n’est pas le cas des généraux, qui n’ont pas oublié le cuisant échec du Vietnam.

Et que dire du front économique ? Dans les années 80, des légions d’experts américains tenaient des discours hystériques sur le miracle économique japonais. Ils se sont calmés dans les années 90, étant donné les difficultés financières bien connues du Japon. Pourtant, après avoir surestimé les progrès japonais, les autorités américaines semblent pécher aujourd’hui par excès de confiance, comme si elles étaient convaincues que le Japon est désormais loin derrière. Or rien ne justifie vraiment un tel triomphalisme. Prenons cet extrait du New York Times, daté du 20 avril 2002 : “Un laboratoire japonais a mis au point l’ordinateur le plus rapide au monde, une machine si performante qu’elle équivaut, en puissance de calcul, à la combinaison des vingt ordinateurs américains les plus rapides et qu’elle dépasse de loin le précédent champion, une machine IBM. Cet exploit […] prouve que la course technologique, que la plupart des ingénieurs américains pensaient être en train de remporter haut la main, est loin d’être gagnée.” L’article souligne ensuite que les “priorités scientifiques et technologiques ne sont pas les mêmes” dans les deux pays. La machine japonaise est conçue pour étudier les changements climatiques, les ordinateurs américains pour simuler des armes. Ce contraste résume l’une des plus anciennes réalités de l’histoire des hégémonies. La puissance dominante se concentre (à son détriment) sur le militaire, tandis que le candidat à sa succession se concentre sur l’économie, sur ce qui a toujours créé de gros bénéfices. Auparavant, cela était le cas pour les États-Unis. Pourquoi n’en irait-il pas de même pour le Japon, peut-être dans le cadre d’une alliance avec la Chine ?

Reste enfin la sphère idéologique. À l’instant présent, l’économie américaine semble relativement faible, surtout si l’on considère les dépenses militaires exorbitantes qu’implique la stratégie des faucons. De plus, Washington est toujours isolé sur le plan politique. Personne ou presque (à l’exception d’Israël) ne considère la position belliciste comme sensée ou digne d’être encouragée. Les autres pays craignent ou refusent de s’opposer directement à la Maison-Blanche, mais le simple fait qu’ils traînent les pieds suffit à faire du tort aux États-Unis. En guise de réaction, ces derniers se contentent d’imposer leurs vues avec arrogance, et l’arrogance a des effets néfastes. À force d’user de son influence, on finit par en avoir de moins en moins et on suscite un ressentiment croissant. Au cours des deux derniers siècles, les États-Unis ont amassé un capital idéologique non négligeable. Mais, ces temps-ci, ils le dilapident encore plus vite que leur excédent d’or dans les années 60.

Au cours de la prochaine décennie, deux possibilités s’offrent à l’Amérique : soit elle emprunte la voie des faucons, avec des conséquences négatives pour tous, mais surtout pour elle. Soit elle comprend que cette attitude est par trop néfaste. Les choix du président Bush paraissent extrêmement limités, et les États-Unis vont probablement continuer à décliner en tant que force motrice de la politique internationale. La véritable question n’est pas de savoir si la superpuissance américaine est en déclin, mais plutôt de voir si les États-Unis peuvent trouver un moyen de chuter dignement, sans trop de dommages pour la planète et pour eux-mêmes.

Immanuel Wallerstein est directeur du Centre Fernand-Braudel, Binghamton, chercheur associé à l’université Yale aux États-Unis et ex-président de l’Association internationale de sociologie (AIS)]


Publication originale Université du Quebec à Chicoutimi

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