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Le communisme comme horizon  [1]

jody-deanLe charme discret de la démocratie bourgeoise

Le capitalisme communicationnel est le lieu de convergence entre les idéaux démocratiques et l’exploitation capitaliste à travers les réseaux contemporains de l’information, des loisirs et des communications. La démocratie semble être réalisée parce que de plus en plus de gens participent. Des voix auparavant inaudibles se font entendre. De nouvelles discussions exprimant de nouveaux points de vue prennent forme. Et alors quel est le résultat ? En gros, ces dispositifs renforcent le contrôle exercé par le capitalisme et rendent la contestation encore plus difficile. La « démocratisation » provoquée par le capitalisme communicationnel solidifie l’édifice du capital. Des « démocrates radicaux » veulent élargir ou revigorer la démocratie. Ils parlent d’une « vraie » démocratie, une démocratie « authentique ». Selon moi, cela n’est pas le vrai problème. Le problème du capitalisme ne réside pas dans la procédure, mais dans la substance. Il ne faut pas abandonner l’idée qu’il existe des alternatives au capitalisme. Il faut éviter une fascination pour la procédure et penser que la solution réside dans une plus grande participation populaire au sein du processus politique. Ce processus est structuré par le capitalisme. Lénine avait raison de dire que l’État démocratique est la meilleure invention pour protéger la bourgeoisie. Sous le régime démocratique bourgeois, on observe l’aggravation de l’inégalité.

Multiplicité, individualité, collectivité

Une fois dit cela, on peut discuter de la démocratie radicale. Pour Deleuze, la construction de l’identité des sujets suit des modes multiples, qui conduisent à des processus diversifiés. Je ne suis pas en accord avec cette manière de pensée. Tous les modes de pensée ne sont pas équivalents. La politique implique de tracer des lignes de démarcation, de dire ce pourquoi on se bat, et non seulement une multiplicité d’idées. Le langage de la démocratie radicale utilise abondamment les idées de générosité, d’appréciation, de prolifération, de la multiplicité des parcours. Cela se réfère à des choix personnels. C’est une éthique qui ouvre les opportunités. Le problème, c’est que l’emphase sur la multiplicité tend à associer cette multiplicité à une multitude de singularités, ou à multiplier les modes de devenir. Cela conduit à une fragmentation sans fin. On refuse de rendre les idées cohérentes et convergentes, parce qu’on a peur de la division. On veut éviter les « ismes », les oppositions binaires, comme si tout cela était négatif. Je crois que c’est une erreur. La multiplicité et l’individualité sont les deux côtés de la même pièce. La collectivité, c’est autre chose, un sens d’appartenir, un sens de groupe, la solidarité, à un certain « nous » et également, la loyauté par rapport à certaines convictions, qu’on doit accepter comme des sources de division.

L’hypothèse communiste

La formule du « 99 % » reconnaît le fait que le capitalisme contemporain est criminel. Elle suggère qu’une lutte collective est possible et nécessaire. La gauche, au lieu de se disperser dans une myriade de batailles, peut se construire par la convergence. Sous le capitalisme communicationnel et ses politiques autoritaires et austéritaires, on a moins qu’un État centralisé plutôt qu’une structure étatique décentralisée, dispersée, répartie à travers un réseau dense de traités, d’accords et de mécanismes qui facilitent l’accumulation. L’État national agit comme le gendarme de ce système. Nous nous retrouvons alors confrontés à un mélange de forces centralisatrices et décentralisatrices agissant à travers le marché et l’État.
L’hypothèse communiste suggère d’aller plus loin que les compromis social-démocrates, que la pluralité poststructuraliste ou que l’insurrection anarchiste. Au lieu d’une politique confinée aux termes d’une résistance joyeuse et de perturbations esthétiques momentanées, le communisme propose d’éliminer le capitalisme et de créer les pratiques et les institutions d’une coopération égalitaire. C’est un autre terrain que celui des changements dans le style de vie, l’inclusion, l’éveil des consciences. Ce dont il est question est de coordonner des stratégies pour assurer le contrôle par le peuple des moyens de production. Au lieu de partir selon la perspective anarchiste de l’individualité, le communisme trouve ses racines dans la solidarité.

Comment s’organiser ?

Dans l’Idéologie allemande, Marx expliquait que « le communisme n’est pas un état de choses qu’il convient d’établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer, mais le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses ». Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est un mouvement qui vise l’imposition de la coopération et de la solidarité. C’est une action collective consciente, et non le résultat d’un processus inconscient et prédéterminé. Le « parti communiste » est l’instrument de cette lutte. Le « parti » est nécessaire, parce que le peuple est divisé par le capitalisme. Cette scission selon Alain Badiou se produit entre la véritable identité politique de la classe ouvrière et sa corruption immanente par les idées et les pratiques bourgeoises [2]. Le « parti » ouvre alors un terrain pour désirer un autre sujet, un sujet collectif et politique. On ne peut pas changer le monde sans s’emparer du pouvoir politique. Nous ne pouvons faire cela sans une forme politique. Ce n’est pas une question organisationnelle, mais une volonté politique. Quant aux formes spécifiques, elles surgiront dans les luttes du peuple. Il faut revenir aux questions fondamentales :

  • Comment imaginer le monde ? Sommes-nous condamnés à suivre un chemin qui nous a été imposé ? Devons-nous nous contenter des ouvertures du capitalisme communicationnel (les médias sociaux) ? Ou pouvons-nous embrasser l’incertitude et réaliser l’impossible ? Ce qui ne veut pas dire tomber dans le pur volontarisme…
  • Comment imaginer la lutte politique ? Devons-nous confiner aux systèmes existants et accepter de courts moments de rébellion qui nous enthousiasment mais qui ne changent pas l’état des choses ?
  • Qu’est-ce que nous voulons ? La fin de l’exploitation, l’abolition de la propriété privée, un système de production et de distribution basé sur la responsabilité partagée ? Devons-nous nous résigner à l’idée qu’il n’y a pas d’alternative au capitalisme et que la lutte doit être limitée à améliorer les conditions à l’intérieur de ce cadre ?
  • Quel est le rapport entre les buts et les moyens ? Et entre les actions que nous concevons, les évènements dans lesquels nous participons, les textes que nous écrivons et le monde que nous espérons ? Quel est le plan de match ?
  • Pouvons-nous oser le pouvoir, mettre en mouvement une association politique qui ne se définit pas comme la totalité de la communauté ou un réseau d’affinité, mais qui se construit dans la lutte pour une formation sociale émancipée et égalitaire ?
[1] Jodi Dean est politicologue à l’Université Hobart and William Smith (État de New York). Elle vient de publier Crowds and Party, Verso 2016, ainsi que The Communist Horizon, Verso, 2012. Le texte est composé d’extraits de l’intervention faite lors de l’université populaire des NCS ainsi que « The Party and Communist Solidarity », Rethinking Marxism 2015, et « Repolitizing the left », Minnesota Review 81 (2013).
[2] Alain Badiou, Théorie du sujet, Paris, éd. Seuil (collection « L’ordre philosophique »), 1982.

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