Par Samir Amin
1. La thèse que je soutiendrai ici va à contre courant des idées reçues et des préjugés qui caractérisent l’air du temps. Une sorte de large consensus s’est en effet constitué – à la faveur entre autre de l’effondrement de la première vague d’expériences de construction d’une alternative socialiste – selon lequel le capitalisme constituerait un « horizon indépassable » et que par conséquent l’avenir s’inscrira nécessairement dans le cadre des principes de base qui en commandent la reproduction, parce que ce système bénéficierait d’une flexibilité sans pareille qui lui permettrait de s’adapter à toutes les transformations qu’on pourrait imaginer en les absorbant et les soumettant aux exigences de la logique fondamentale qui le définit.
L’histoire du capitalisme est certes bien constituée de phases d’expansion et d’approfondissement successives qui séparent des moments de transition plus ou moins chaotiques (donc de crise structurelle). La lecture la plus courante de cette histoire en question trouve son expression dans une formulation de la théorie des cycles longs (Kondratief par exemple) dont le caractère trop mécaniste et quelque peu paresseux n’a jamais véritablement emporté ma conviction.
Chacune des phases successives d’expansion (phases A dans le langage de Kondratief) est annoncée par des transformations importantes de natures diverses entre autre par une concentration d’innovations technologiques qui bouleversent les formes d’organisation de la production et du travail, comme la crise de transition s’exprime à travers le bouleversement des rapports de force sociaux et politiques qui avaient gouverné la phase antérieure, dont elle tourne la page. On est bien dans une transition de cette nature (la phase B dans le langage de Kondratief).
Le consensus en question se traduit alors par le ralliement très large à l’idée que la phase actuelle de crise structurelle, avec les déséquilibres caractéristiques de tels moments et le chaos qu’ils produisent dans l’immédiat, doit être surmontée sans abandon nécessaire des règles fondamentales commandant la vie économique et sociale propres au capitalisme. Autrement dit une nouvelle phase A d’accumulation et d’expansion mondiale est annoncée qui sera ce qu’elle sera, mais finalement « acceptée » parce qu’elle se soldera par un « progrès » largement partagé, fut-ce inégalement.
Ce consensus rallie aujourd’hui doctrinaires libéraux, réformistes « modérés » et même ceux des réformistes conséquents qui ont progressivement abandonné leur radicalisme d’origine.
Les premiers « font confiance » aux « mécanismes du marché » comme ils le disent eux mêmes, lesquels garantiraient – si la folie des Etats ne s’emploie pas à en entraver l’épanouissement – une nouvelle phase de « prospérité », capable à son tour de fonder une nouvelle ère de paix internationale et de donner à la démocratie le maximum de chances de s’étendre à un plus grand nombre de nations. S’il faut donc un « chef d’orchestre » pour traverser la tempête transitoire, soit. L’hégémonisme des Etats Unis, qualifié de « benign neglect » par les libéraux américains, trouve ici sa justification éventuelle. Beaucoup des post modernistes – et même Toni Negri (sur lequel je reviendrai) – ont graduellement rallié ce point de vue. La nouvelle phase d’expansion, dans la perspective de beaucoup de réformistes radicaux et même des révolutionnaires n’exclut néanmoins pas les luttes sociales, elle les appelle en créant les conditions nouvelles de leur déploiement possible, attendu. Le dire n’est pas suffisant.
Car ce que je reprocherai à cette vision c’est tout simplement son ignorance de toute une série de caractéristiques nouvelles à travers lesquelles s’exprime ce que je qualifie de « sénilité » du système capitaliste. Or la sénilité en question n’est pas l’antichambre d’une mort dont on pourrait attendre tranquillement l’heure. Car tout au contraire elle se manifeste par un regain de violence par laquelle le système tentera de se perpétuer, coûte que coûte, fut-ce au prix d’imposer à l’humanité une barbarie extrême. La sénilité appelle donc les réformistes radicaux et les révolutionnaires à plus de radicalité que jamais. A ne pas céder aux tentations du discours apaisant de l’air du temps et du post modernisme. Radicalisme n’est pas ici synonyme d’attachement, par la force des choses dogmatique en dernière analyse , aux thèses radicales et révolutionnaires exprimées dans la phase antérieure de l’histoire (en gros le XXe siècle), mais renouvellement radical prenant toute la mesure de la portée des transformations en cours dans le monde contemporain.
2. La première des transformations importantes à prendre en considération est la « révolution scientifique et technologique » en cours.
Une révolution technologique quelconque – toute révolution technologique (et il y en a eu d’autres dans l’histoire et celle du capitalisme en particulier) – bouleverse les modes d’organisation de la production et du travail. Elle décompose les formes anciennes pour recomposer à partir des débris des premières des formes nouvelles recomposées. Le processus n’étant pas instantané le moment en question est passablement chaotique. Entre autre parce que le processus de décomposition affaiblit les classes travailleuses, rend caduques les formes d’organisation et de luttes qu’elles avaient construites dans la période antérieure dont la page est tournée, qui avaient été efficaces parce qu’adaptées aux conditions de l’époque et qui ne le sont plus dans les conditions nouvelles. Dans ces moments de transition donc les rapports de force sociaux basculent en faveur du capital. On retrouve cette première caractéristique dans le moment actuel.
Mais il faut aller plus loin et questionner la spécificité de la révolution technologique en cours, la comparer aux précédentes, et la situer, comme les précédentes, dans la dynamique de l’accumulation capitaliste dont elle rénove certains aspects tout en en conservant la logique dominante générale. On ne peut le faire sans avoir au préalable précisé le concept qu’on se fait de ce qu’est le capitalisme.
Le capitalisme n’est pas synonyme « d’économie de marché » comme le propose la vulgate libérale. Le concept même d’économie de marché, ou de « marchés généralisés », ne correspond à rien de réel. Il est seulement l’axiome de départ de la théorie d’un monde imaginaire, celui dans lequel vivent les « économistes purs ». Le capitalisme se définit par un rapport social qui assure la domination du capital sur le travail. Le marché vient après.
L’exercice de la domination du capital sur le travail s’effectue concrètement par le moyen de l’appropriation privative du capital (définissant la classe qui en bénéficie – la bourgeoisie) et l’exclusion des travailleurs de l’accès à celui-ci. Or comment, de ce point de vue, se présentent les effets de la révolution technologique en cours ? Là se situe la question véritable concernant celle-ci.
Les révolutions technologiques précédentes dans l’histoire du capitalisme (le textile et la machine à vapeur, l’acier et le chemin de fer, le complexe électricité – pétrole – automobile – avion) se traduisaient toutes par l’exigence d’investissements massifs en amont de la chaine des productions. Il s’agissait d’innovations qui économisaient le travail direct mais au prix d’une mise en œuvre d’une plus grande quantité de travail indirect, investi dans les équipements. L’innovation économisait la quantité totale de travail nécessaire pour fournir un volume donné de produits, mais aussi et surtout déplaçait le travail de la production directe vers celle d’équipements. Ce faisant les révolutions technologiques précédentes renforçaient le pouvoir des propriétaires du capital (les équipements) sur ceux qui les mettent en œuvre (les travailleurs).
La nouvelle révolution technologique – dans ses deux dimensions principales, l’informatique et la génétique- semble permettre à la fois l’économie de travail direct et d’équipements (en volume mesuré par leur valeur marchande). Mais elle exigerait une autre répartition de la totalité du travail mis en œuvre, plus favorable au travail qualifié.
Que signifie ce caractère spécifique – et nouveau – de la révolution technologique en cours ? De quoi est-il porteur, potentiellement (c’est à dire indépendamment des rapports sociaux propres au capitalisme) et réellement (c’est à dire dans le cadre de ces rapports) ?
Le potentiel et le réel entrent ici en conflit. La révolution technologique signifie que plus de richesse peut être produite avec moins de travail sans que la prétention que ce résultat ne puisse être obtenu qu’à la condition de concéder au capital son pouvoir sur le travail conserve la puissance qu’il avait jusqu’ici. Les conditions pour qu’un autre mode d’organisation de la production succède au capitalisme sont désormais en voie d’être réellement réunies. Le capitalisme est objectivement caduc. Mais il est toujours en place et affirme plus que jamais la prétention du capital à dominer le travail. Dans le monde du capitalisme réel le travail ne peut se mettre en œuvre par lui-même, il est mis en œuvre par le capital qui le domine et ce dans la mesure où il y trouve son compte, c’est à dire dans la mesure où « l’investissement » est rentable. Or, ce fonctionnement, en excluant de la mise au travail une proportion grandissante de travailleurs potentiels (et donc en les privant de tout revenu), condamne le système productif sinon nécessairement à se contracter en termes absolus tout au moins à ne se déployer qu’à un rythme de croissance largement inférieur à celui que la révolution technologique permettrait sans lui. On examinera plus loin à propos de la nouvelle question agraire, l’exemple le plus scandaleux de cette perspective d’exclusion massive que la poursuite de l’expansion du capitalisme exige désormais.
Les discours dominants évacuent le débat portant sur les limites du capitalisme, qu’il s’agisse de ceux qui traitent de la nouvelle organisation du travail en perspective (la « société de réseaux »), ou des transformations concernant la propriété du capital (le capitalisme populaire et le mode d’accumulation patrimonial) ou ceux concernant la science, devenue « facteur de production décisif ».
Premier discours, concernant « la fin du travail », la « société de réseaux » (abolissant les hiérarchies verticales pour leur substituer des interrelations horizontales), l’émergence de « l’individu » (sans tenir compte de son statut social – propriétaire capitaliste ou travailleur) comme prétendu « sujet de l’histoire ». Toutes les modalités de ce discours en vogue (de Rifkin à Castells et Negri) font comme si le capitalisme n’existait déjà plus ou que tout au moins les exigences objectives de la technologie nouvelle transformeraient sa réalité jusqu’à en dissoudre le caractère fondamental, celui d’être basé sur une hiérarchie verticale incontournable, assurant la domination du travail par le capital. Expression d’une illusion « technologiste » qui s’est constamment répétée dans l’histoire, parce que l’idéologie du système en a toujours eu besoin pour évacuer la vraie question : qui contrôle l’usage de la technologie ?
Second discours, concernant une prétendue diffusion de la propriété du capital, désormais ouverte dit-on aux « gens ordinaires » par placements boursiers et fonds de pension interposés. Discours vieillot du « capitalisme populaire », formulation plus prétentieuse en termes de « mode d’accumulation patrimonial » (Aglietta). Rien de bien neuf dans ce discours toujours sans rapport avec la réalité.
Troisième discours avançant l’idée que le nouveau est que la science serait désormais devenue « le facteur de production décisif ». Proposition alléchante et attirante à première vue, compte tenu de la densité des connaissances scientifiques et des moyens techniques mis en œuvre dans la production moderne. Mais la proposition est fondée sur une confusion, rapports sociaux (capital et travail) d’une part, connaissances et savoirs d’autre part n’ayant pas le même statut dans l’organisation de la production. Celle-ci a toujours exigé des connaissances et des savoirs depuis l’âge préhistorique le plus ancien : l’efficacité du chasseur ne dépend pas seulement de celle de sa flèche, mais tout autant de sa connaissance des animaux ; aucun paysan des temps anciens n’aurait pu faire pousser une graine sans les savoirs accumulés concernant la nature.
Sciences et savoirs sont toujours présents, mais derrière la scène occupée dans son premier rang par les rapports sociaux (qui est propriétaire de la flèche, du sol, de l’usine ?) . La vraie question, évacuée dans le discours en question (et encore plus dans les mauvais calculs économétriques qui se proposent de « mesurer » les contributions spécifiques du capital, du travail et de la science à la « productivité générale ») est de savoir qui contrôle les connaissances nécessaires à la production. C’était hier le clerc qui doublait les savoirs paysans pratiques, les surplombant par les siens qui justifiaient par là même l’organisation du pouvoir (peu importe que nous considérions aujourd’hui ces savoirs comme imaginaires).
Or le capitalisme s’est construit précisément en dépossédant les producteurs non seulement de la propriété de leurs moyens de production mais encore de leurs savoirs. Le progrès des forces productives a été commandé par cette dépossession. L’ouvrier semi artisan des usines du XIXe siècle sera remplacé à l’ère fordiste par l’ouvrier masse déqualifié tandis que les savoirs techniques seront captés par les « direction techniques » placées elles mêmes sous l’autorité suprême des directions commerciales et financières. L’offensive de l’agro-business en cours est typique cet égard. Les firmes transnationales se sont données le droit – que l’OMC de leur fabrication entend « protéger » – de s’approprier les savoirs collectifs des paysanneries du monde entier, et singulièrement du tiers monde, pour les reproduire sous la forme de semences industrielles dont elles prétendraient alors avoir l’exclusivité de la « revente » (forcée) aux paysans dépossédés de l’usage libre par eux de leurs propres savoirs. Le riz basmati revendu par une firme américaine aux paysans indiens ! Au-delà de la menace d’appauvrissement du capital génétique des espèces de la planète que comporte cette politique des transnationales de l’agro-business, peut-on qualifier ces procédés par un terme autre que celui de « piratage » ? S’agit-il de l’esprit d’entreprise tant vanté ou plutôt de la pratique du racket ?
Le sens du mouvement est-il inversé dans l’organisation des productions ultramodernes ? On l’affirme, un peu trop vite, en mettant en avant le fait que les techniques nouvelles si elles requièrent moins de travail, exigent de celui-ci des qualifications supérieures. A revoir et à nuancer beaucoup. Car le capital conserve le contrôle absolu de l’ensemble des procès de production en question. Dans l’informatique par les gigantesques oligopoles qui commandent la production des matériels, la diffusion et l’usage des programmes, voire même probablement la mise sous coupe réglée des utilisateurs par la fabrication de « virus » et la vente forcée des moyens de s’en protéger. Dans la génétique par toujours les gigantesques oligopoles qui organisent la « recherche » dans ce domaine en fonction des perspectives commerciales des produits dont elle est porteuse, et par le racket organisé des savoirs paysans comme je viens de le rappeler.
Il y a certes du nouveau : la forte économie de travail total que la mise en œuvre des technologies nouvelles permet, autrement dit leur productivité élevée. Cette économie, dans le fonctionnement réel du système, se solde par la réduction brutale de la masse de travail mise en œuvre sous le commandement du capital, par l’exclusion. L’argument produit par les inconditionnels du capitalisme est que les exclus d’aujourd’hui seront mis au travail demain par l’expansion des marchés. Tout comme hier dans le fordisme les emplois supprimés par le progrès de la productivité étaient compensés par de nouveaux emplois en amont et par l’expansion générale.
L’argument ne tient que si l’on fait intervenir l’action de l’Etat régulateur. A défaut le « marché » exclut sans retour. Car l’exclu n’ayant plus de revenu est ignoré par le marché qui ne connaît que la demande solvable. Le « marché » met en marche un système régressif qui exclut toujours davantage et concentre la production sur la demande solvable rétrécie. Il en aurait été ainsi dans le cadre du fordisme d’hier (et il en fut ainsi dans la crise des années 1930). Si cela n’a pas été le cas par la suite – à partir de 1945 – c’est parce que l’Etat est intervenu pour contrer les effets de la spirale régressive, s’interposant pour imposer un « contrat social » que le nouveau rapport de forces travail/capital permettait, lequel contrat social ouvrait à son tour l’expansion des marchés. L’Etat n’était plus exclusivement l’instrument unilatéral du capital, il était celui du compromis social. Et c’est pourquoi j’ai dit que l’Etat démocratique dans le capitalisme ne peut être qu’un Etat régulateur social du marché.
Alors pourquoi n’en serait-il pas ainsi dans l’avenir, sur la base et dans le cadre du déploiement des potentialités ouvertes par les technologies nouvelles ? La position doctrinaire des libéraux rejetée (la dérégulation n’apporte pas de solution au problème), n’est-ce pas là faire l’éloge du réformisme, c’est à dire de l’intervention de l’Etat régulateur ?
Oui, mais à condition de comprendre que l’ampleur des réformes nécessaires pour trouver une solution au problème – intégrer et non exclure – doit être sans commune mesure avec ce qui est proposé par les rares réformistes ayant survécu au raz de marée libéral. Il ne s’agit de rien moins que de réformes radicales au sens plein du terme, osant s’attaquer au principe de la propriété par le moyen de laquelle opère le contrôle de la mise en œuvre des technologies nouvelles au bénéfice exclusif du capital oligopolistique.
Dans l’analyse que j’ai développée ici cette exigence de radicalisme constitue l’une des faces de la médaille, l’autre étant précisément la sénilité du capitalisme, l’impossibilité du système par sa propre logique de produire autre chose que l’exclusion définitive à échelle grandissante. Parce qu’il en est ainsi, il faut en conclure que la construction d’un autre mode d’organisation de la société est devenue nécessaire, que le capitalisme a fait son temps, que la formulation d’une rationalité autre que celle qui s’exprime par la rentabilité du capital est devenue la condition incontournable du progrès de l’humanité. Des réformes radicales – quasi révolutionnaires – sont la condition de la mise en œuvre du potentiel que la révolution technologique porte en elle. Croire que celle-ci par elle même produira ce potentiel me paraît, pour le moins qu’on puisse dire, bien naïf.
bénéficierait d’une flexibilité sans pareille qui lui permettrait de s’adapter à toutes les transformations qu’on pourrait imaginer en les absorbant et les soumettant aux exigences de la logique fondamentale qui le définit.
L’histoire du capitalisme est certes bien constituée de phases d’expansion et d’approfondissement successives qui séparent des moments de transition plus ou moins chaotiques (donc de crise structurelle). La lecture la plus courante de cette histoire en question trouve son expression dans une formulation de la théorie des cycles longs (Kondratief par exemple) dont le caractère trop mécaniste et quelque peu paresseux n’a jamais véritablement emporté ma conviction.
Chacune des phases successives d’expansion (phases A dans le langage de Kondratief) est annoncée par des transformations importantes de natures diverses entre autre par une concentration d’innovations technologiques qui bouleversent les formes d’organisation de la production et du travail, comme la crise de transition s’exprime à travers le bouleversement des rapports de force sociaux et politiques qui avaient gouverné la phase antérieure, dont elle tourne la page. On est bien dans une transition de cette nature (la phase B dans le langage de Kondratief).
Le consensus en question se traduit alors par le ralliement très large à l’idée que la phase actuelle de crise structurelle, avec les déséquilibres caractéristiques de tels moments et le chaos qu’ils produisent dans l’immédiat, doit être surmontée sans abandon nécessaire des règles fondamentales commandant la vie économique et sociale propres au capitalisme. Autrement dit une nouvelle phase A d’accumulation et d’expansion mondiale est annoncée qui sera ce qu’elle sera, mais finalement « acceptée » parce qu’elle se soldera par un « progrès » largement partagé, fut-ce inégalement.
Ce consensus rallie aujourd’hui doctrinaires libéraux, réformistes « modérés » et même ceux des réformistes conséquents qui ont progressivement abandonné leur radicalisme d’origine.
Les premiers « font confiance » aux « mécanismes du marché » comme ils le disent eux mêmes, lesquels garantiraient – si la folie des Etats ne s’emploie pas à en entraver l’épanouissement – une nouvelle phase de « prospérité », capable à son tour de fonder une nouvelle ère de paix internationale et de donner à la démocratie le maximum de chances de s’étendre à un plus grand nombre de nations. S’il faut donc un « chef d’orchestre » pour traverser la tempête transitoire, soit. L’hégémonisme des Etats Unis, qualifié de « benign neglect » par les libéraux américains, trouve ici sa justification éventuelle. Beaucoup des post modernistes – et même Toni Negri (sur lequel je reviendrai) – ont graduellement rallié ce point de vue. La nouvelle phase d’expansion, dans la perspective de beaucoup de réformistes radicaux et même des révolutionnaires n’exclut néanmoins pas les luttes sociales, elle les appelle en créant les conditions nouvelles de leur déploiement possible, attendu. Le dire n’est pas suffisant.
Car ce que je reprocherai à cette vision c’est tout simplement son ignorance de toute une série de caractéristiques nouvelles à travers lesquelles s’exprime ce que je qualifie de « sénilité » du système capitaliste. Or la sénilité en question n’est pas l’antichambre d’une mort dont on pourrait attendre tranquillement l’heure. Car tout au contraire elle se manifeste par un regain de violence par laquelle le système tentera de se perpétuer, coûte que coûte, fut-ce au prix d’imposer à l’humanité une barbarie extrême. La sénilité appelle donc les réformistes radicaux et les révolutionnaires à plus de radicalité que jamais. A ne pas céder aux tentations du discours apaisant de l’air du temps et du post modernisme. Radicalisme n’est pas ici synonyme d’attachement, par la force des choses dogmatique en dernière analyse , aux thèses radicales et révolutionnaires exprimées dans la phase antérieure de l’histoire (en gros le XXe siècle), mais renouvellement radical prenant toute la mesure de la portée des transformations en cours dans le monde contemporain.
3. Le capitalisme n’est pas seulement un mode de production, il est également un système mondial fondé sur la domination générale de ce mode. Cette vocation conquérante du capitalisme s’est exprimée d’une manière permanente, continue, dès l’origine. Cependant dans son expansion mondiale le capitalisme a construit, puis reproduit et approfondit sans cesse une asymétrie inégale entre ses centres conquérants et ses périphéries dominées. J’ai qualifié le capitalisme, pour cette raison, de système impérialiste par nature, ou encore écrit que l’impérialisme constituait « la phase permanente » du capitalisme.
J’ai proposé de voir dans le contraste exprimé à travers cette asymétrie grandissante la contradiction principale du capitalisme, entendu comme système mondial. Cette contradiction s’exprime également en termes idéologiques et politiques par le contraste entre le discours universaliste du capital et la réalité de ce que son expansion produit, c’est à dire l’inégalité croissante entre les peuples de la planète.
Le caractère impérialiste du capitalisme, permanent, s’est néanmoins concrétisé dans des formes successives du rapport asymétrique et inégal centres/périphéries, chacune de ces étapes étant singulière, les lois commandant sa reproduction étant en rapport étroit avec les spécificités de l’accumulation du capital propres à chacune d’elles. Il y a donc eu à plusieurs reprise dans cette histoire de cinq siècles des coupures, des moments – séparant une phase de l’impérialisme de la suivante – caractérisés par l’émergence de spécificités nouvelles.
Sans revenir sur la présentation et les analyses que j’ai proposées concernant cette histoire, j’en rappellerai quelques unes des conclusions majeures d’un intérêt direct pour la question posée ici : le capitalisme est-il entré dans l’âge de sa sénilité ?
L’impérialisme, au cours de toutes les étapes précédentes de l’expansion capitaliste, avait été « conquérant » c’est à dire qu’il « intégrait » des régions et des populations jusqu’alors demeurées hors de son champ d’action avec une puissance sans cesse grandissante. Par ailleurs l’impérialisme en question se conjuguait toujours au pluriel, il était le produit de centres impérialistes multiples en concurrence violente pour le contrôle de l’expansion mondiale. Ces deux caractères de l’impérialisme sont en voie de céder la place à deux nouveaux caractères qui en sont l’opposé tout net. Premièrement l’impérialisme « n’intègre » plus ; dans son expansion mondiale le capitalisme nouveau exclut plus qu’il n’intègre et ce dans des proportions sans commune mesure avec ce qu’elles furent dans le passé. Deuxièmement l’impérialisme se conjugue désormais au singulier, il est devenu un impérialisme collectif de l’ensemble des centres, c’est à dire de la triade Etats Unis-Europe-Japon. Bien entendu ces deux caractéristiques nouvelles sont étroitement liées l’une à l’autre.
Concrètement l’impérialisme ancien était « exportateur de capitaux », c’est à dire qu’il prenait l’initiative d’envahir les sociétés périphériques, d’y établir des ensembles de production nouveaux (de nature capitaliste). Ce faisant il construisait du nouveau et simultanément détruisait de l’ancien. Cette seconde dimension – destructive – sur laquelle je reviendrai, n’avait jamais été négligeable. Mais la dimension constructive l’emportait par son ampleur. Bien entendu la construction capitaliste – impérialiste d’ensemble produite n’était pas porteur d’une « homogénéisation » graduelle des sociétés de la planète capitaliste. Au contraire il s’agissait de la construction d’un ensemble asymétrique centres/périphéries.
Le capital exporté n’a jamais été mis gracieusement à la disposition de la société qui le recevait. Celui-ci se faisait toujours rémunérer dans des formes diverses (profits directs réalisés dans les ensembles nouveaux et surplus divers soutirés aux modes de production soumis) sur lesquelles je me suis exprimé suffisamment ailleurs pour ne pas y revenir ici. Ce transfert de valeur des périphéries vers les centres, dans les modalités spécifiques à chaque étape du déploiement impérialiste (ce que j’ai appelé les formes successives de la loi de la valeur mondialisée), est même l’un des éléments décisifs de la construction asymétrique en question.
Néanmoins, et quelle qu’ait été l’ampleur de la ponction, le capital impérialiste poursuivait sa marche en avant, exportant de nouveaux capitaux pour conquérir de nouveaux espaces soumis à leur expansion. Dans ce sens le capital poursuivait sa vocation « constructive », il « intégrait » plus qu’il « n’excluait ». Ressentie comme telle, l’expansion capitaliste pouvait alors nourrir l’illusion, dans les périphéries, qu’il leur était possible de « rattraper » les autres tout en demeurant à l’intérieur du système global. Cette illusion – qualifions la rapidement de « bourgeoise nationale » – était bien là, présente, pesante sur la scène politique. Les thuriféraires de l’impérialisme – dans les centres (comme Bill Warren et tant d’autres avant lui) se fondaient sur la dimension constructive de l’expansion capitaliste pour en saluer le caractère prétendu « progressiste » de ce fait. Le capital britannique « construisait » bien des ports et des chemins de fer, en Argentine, en Inde et ailleurs. Remarquons d’ailleurs que l’impérialisme en question ne saurait en aucune manière être réduit à sa dimension politique (la colonisation) qui l’accompagnait parfois, comme le fait malheureusement Negri. Suisse et Suède, sans colonie, faisaient partie du même système impérialiste que Grande Bretagne et France, disposant de surcroît de colonies. L’impérialisme n’est pas un « phénomène politique » situé en dehors de la sphère de la vie économique, il est le produit des logiques qui commandent l’accumulation du capital.
Tout indique que la page de cette expansion constructive est tournée. Ce n’est pas seulement qu’en termes quantitatifs, dans le moment actuel, le reflux des profits et transferts de capitaux du Sud vers le Nord l’emporte largement sur le maigre flux d’exportations nouvelles de capitaux du Nord vers le Sud. Ce déséquilibre pourrait n’être que conjoncturel, comme le prétend le discours libéral d’ailleurs. Il ne l’est pas. Car il traduit en fait un renversement dans les rapports entre la dimension constructive et la dimension destructive, l’une et l’autre immanente à l’impérialisme. Aujourd’hui une dose supplémentaire d’ouverture à l’expansion du capital dans les périphéries – même marginale – exige des destructions d’une ampleur inimaginable. J’en donnerai plus loin l’exemple le plus tristement éclatant : l’ouverture de l’agriculture à une expansion du capital somme toute marginale en termes de débouché potentiel à l’investissement et en termes de création d’emplois modernes à haute productivité remet désormais en question la survie de la moitié de l’humanité – rien de moins.
D’une manière générale dans la logique du capitalisme les positions monopolistiques nouvelles dont les centres sont bénéficiaires – contrôle des technologies, de l’accès aux ressources naturelles, des communications – se soldent déjà, et se solderont toujours davantage par un flux grandissant de transfert de valeur produite au Sud au bénéfice du segment dominant du capital mondialisé (le capital « transnational »), en provenance des nouvelles périphéries plus avancées dans les processus d’industrialisation moderne et dites « compétitives ».
Dans son autre dimension l’impérialisme a également évolué, passant de stades antérieurs caractérisés par la concurrence violente des impérialisme nationaux à celui de la gestion collective du nouveau système mondial par la « triade ». Il y a différentes raisons dont la conjonction explique cette évolution sur lesquelles je renvoie le lecteur ailleurs. Mais parmi celles-ci je n’hésiterai pas à situer l’exigence politique de cette gestion collective imposée par ce que j’ai dit plus haut de l’ampleur grandissante des destructions que la poursuite de l’expansion capitaliste implique. Les victimes principales de ces destructions étant les peuples du Sud, le nouvel impérialisme entraîne déjà, et entraînera toujours davantage « la guerre permanente » (du capital transnational qui domine et s’exprime à travers son contrôle des Etats de la triade) contre les peuples du Sud. Cette guerre n’est ni conjoncturelle, ni le produit d’une dérive particulière de l’arrogance de l’establishment républicain des Etats Unis, symbolisée par le sinistre Bush junior. Elle est inscrite dans les exigences de la structure de l’impérialisme au stade nouveau de son déploiement.
En résumé l’impérialisme des étapes historiques précédentes de l’expansion capitaliste mondiale était fondé sur un rôle « actif » des centres « exportant » des capitaux vers les périphéries pour y façonner un développement asymétrique qu’on peut alors qualifier justement de dépendant ou d’inégal. L’impérialisme collectif de la triade et singulièrement celui « du centre des centres » (les Etats Unis) ne fonctionne plus de cette manière. Les Etats Unis absorbent une fraction notable du surplus généré dans l’ensemble mondial et la triade n’est plus exportatrice significative de capitaux vers les périphéries. Le surplus qu’elle pompe, à des titres divers (dont la dette des pays en voie de développement et des pays de l’Est), n’est plus la contrepartie d’investissements productifs nouveaux qu’elle financerait. Le caractère parasitaire de ce mode de fonctionnement de l’ensemble du système impérialiste est par lui-même un signe de sénilité qui place au devant de la scène la contradiction grandissante centres-périphéries (dite « Nord-Sud »).
Ce « repli » des centres sur eux-mêmes, « abandonnant » les périphéries à leur « triste sort » est salué par les faiseurs de discours idéologico-médiatiques du moment comme la preuve qu’il n’y aurait plus « d’impérialisme », puisque le Nord peut se passer du Sud. Propos non seulement évidemment démentis quotidiennement dans les faits (pourquoi alors l’OMC, le FMI et les interventions de l’OTAN ?) mais de surcroît négateurs de l’essence de l’idéologie bourgeoise d’origine, qui savait affirmer sa vocation universelle. Cette vocation abandonnée au profit du nouveau discours du culturalisme dit « post moderniste » n’est-elle donc pas en fait le symbole de la sénilité du système, qui n’a plus rien à proposer à 80 % de la population de la planète ?
L’hégémonisme des Etats Unis s’articule sur cette exigence objective du nouvel impérialisme collectif qui doit gérer la contradiction grandissante centres-périphéries par des moyens faisant de plus en plus appel à la violence. Les Etats Unis, par leur « avantage militaire », apparaissent alors comme le fer de lance de cette gestion, et leur projet de « contrôle militaire de la Planète » le moyen d’en assurer l’efficacité éventuelle.
Je précise ici que « l’avantage militaire » en question n’est pas de nature strictement technique, mais de nature politique. Les pays européens eux mêmes ont également la capacité technique de « bombarder » l’Irak, la Somalie ou d’autres. Mais il leur serait moins facile de le faire, dans la mesure où leur opinion publique demeure (encore) imprégnée de valeurs « universalistes », « humanitaires », « démocratiques » (appelez les comme vous voudrez) qui risquent de remettre en question de telles options bellicistes. L’establishment dirigeant des Etats Unis non seulement ne connaît pas de difficultés analogues – étant capable de manipuler aisément une opinion passablement niaise – mais encore peut mettre à profit les valeurs « suprêmes » auxquelles il est fait référence dans la culture nord américaine : « la mission confiée par Dieu au peuple américain », en termes plus vulgaires celles du sherif protecteur du Bien contre le Mal, comme l’écrit dans un mélange où l’indigence intellectuelle le dispute à l’arrogance, James Woolsey, qui fut directeur général de la CIA ! (voir Le Monde 5 Mars 2002).
Cet « avantage », les Etats Unis le font payer à leurs associés de la triade en leur imposant, comme au reste du monde, le financement du gigantesque déficit américain.
La classe dirigeante des Etats Unis sait que l’économie de son pays est vulnérable, que le niveau de sa consommation globale dépasse de loin ses moyens, et que le principal instrument dont elle dispose pour forcer le reste du monde à couvrir son déficit est de le lui imposer par le déploiement de sa puissance militaire. Elle n’a pas le choix. Et elle a choisi la fuite en avant dans l’affirmation de cette forme d’hégémonisme. Elle mobilise son peuple – en premier lieu ses classes moyennes – en proclamant son intention de « défendre à tout prix le mode de vie américain ». Ce prix peut impliquer l’extermination de pans entiers de l’humanité. Cela ne semble avoir aucune importance. Cette classe dirigeante croit qu’elle peut entraîner dans son aventure sanglante l’ensemble de ses partenaires d’Europe et du Japon et même, au titre du service qu’elle rend à cette « communauté de nantis », obtenir leur consentement à la couverture du déficit américain. Jusqu’à quand ?
Une comparaison vient ici immédiatement à l’esprit. Naguère les puissances démocratiques (en dépit de leur caractère impérialiste) se sont dissociées de celles de l’axe fasciste qui avait fait le choix d’imposer leur projet « d’ordre nouveau » (le terme même par lequel Bush père a défini le nouveau projet de mondialisation) par la violence militaire. Est-il permis d’imaginer que les opinions européennes, attachées aux valeurs humanistes et démocratiques, contraindront leurs Etats à se dissocier du plan américain de contrôle militaire de la planète ? Les Européens accepteront-ils indéfiniment la préparation ouverte de l’agression nucléaire ? Finiront-ils par réagir à la création par la CIA d’un « office du mensonge » chargé d’intoxiquer l’opinion par la fabrication d’informations sans fondement, un concept de la démocratie et de la liberté de la presse qui n’aurait pas déplu à Herr Goebbels ?
D’autant que le prix consenti par l’Europe (et le Japon) pour permettre à l’hégémonisme nord américain de se déployer est considérable, et ira en croissant. La société américaine, dont la survie – dans les formes qu’elle s’est données et qu’elle voudrait perpétuer à tout prix – dépend de la contribution des autres au financement de son gaspillage, parle comme si elle était en position de commander le monde ! La conjoncture de l’économie mondiale est suspendue au maintien du gaspillage américain. Qu’une récession frappe les Etats Unis et voilà les exportations de l’Europe et de l’Asie – dont la nature est en partie celle d’un tribut unilatéral payé à la nouvelle Rome – en difficulté. Ayant choisi de fonder leur développement sur ces exportations absurdes en lieu et place du renforcement de leurs systèmes propres de production et de consommation (ce qui serait opter pour un développement autocentré), Européens et Asiatiques sont pris au piège, car un seul pays – les Etats Unis – a le droit d’être souverain et de mettre en œuvre les principes d’un développement autocentré agressivement ouvert sur la conquête de l’extérieur. Tous les autres sont invités à rester dans le cadre d’un développement extraverti, c’est à dire à devenir des appendices des Etats Unis. C’est la vision du « XXIe siècle américain ». Je ne pense pas que l’absurdité de la situation puisse être prolongée indéfiniment.
Caractère parasitaire de plus en plus marqué de l’impérialisme collectif de la triade qui n’a rien à offrir au reste (majoritaire) du monde, caractère parasitaire encore plus marqué de la société des Etats Unis, fer de lance de cet impérialisme, constituent des signes de sénilité du système qui complètent ceux analysés dans la section précédente à propos du gouffre qui s’approfondit entre ce que la nouvelle technologie permettrait virtuellement (« résoudre tous les problèmes matériels de l’humanité ») et ce qu’elle produit dans le cadre du carcan des rapports sociaux capitalistes (encore plus d’inégalité et d’exclusion massive).
Mais comme on l’a vu ici sénilité se conjugue avec redéploiement de violence, conçue en dernier ressort comme le seul moyen de perpétuer le système.
bénéficierait d’une flexibilité sans pareille qui lui permettrait de s’adapter à toutes les transformations qu’on pourrait imaginer en les absorbant et les soumettant aux exigences de la logique fondamentale qui le définit.
L’histoire du capitalisme est certes bien constituée de phases d’expansion et d’approfondissement successives qui séparent des moments de transition plus ou moins chaotiques (donc de crise structurelle). La lecture la plus courante de cette histoire en question trouve son expression dans une formulation de la théorie des cycles longs (Kondratief par exemple) dont le caractère trop mécaniste et quelque peu paresseux n’a jamais véritablement emporté ma conviction.
Chacune des phases successives d’expansion (phases A dans le langage de Kondratief) est annoncée par des transformations importantes de natures diverses entre autre par une concentration d’innovations technologiques qui bouleversent les formes d’organisation de la production et du travail, comme la crise de transition s’exprime à travers le bouleversement des rapports de force sociaux et politiques qui avaient gouverné la phase antérieure, dont elle tourne la page. On est bien dans une transition de cette nature (la phase B dans le langage de Kondratief).
Le consensus en question se traduit alors par le ralliement très large à l’idée que la phase actuelle de crise structurelle, avec les déséquilibres caractéristiques de tels moments et le chaos qu’ils produisent dans l’immédiat, doit être surmontée sans abandon nécessaire des règles fondamentales commandant la vie économique et sociale propres au capitalisme. Autrement dit une nouvelle phase A d’accumulation et d’expansion mondiale est annoncée qui sera ce qu’elle sera, mais finalement « acceptée » parce qu’elle se soldera par un « progrès » largement partagé, fut-ce inégalement.
Ce consensus rallie aujourd’hui doctrinaires libéraux, réformistes « modérés » et même ceux des réformistes conséquents qui ont progressivement abandonné leur radicalisme d’origine.
Les premiers « font confiance » aux « mécanismes du marché » comme ils le disent eux mêmes, lesquels garantiraient – si la folie des Etats ne s’emploie pas à en entraver l’épanouissement – une nouvelle phase de « prospérité », capable à son tour de fonder une nouvelle ère de paix internationale et de donner à la démocratie le maximum de chances de s’étendre à un plus grand nombre de nations. S’il faut donc un « chef d’orchestre » pour traverser la tempête transitoire, soit. L’hégémonisme des Etats Unis, qualifié de « benign neglect » par les libéraux américains, trouve ici sa justification éventuelle. Beaucoup des post modernistes – et même Toni Negri (sur lequel je reviendrai) – ont graduellement rallié ce point de vue. La nouvelle phase d’expansion, dans la perspective de beaucoup de réformistes radicaux et même des révolutionnaires n’exclut néanmoins pas les luttes sociales, elle les appelle en créant les conditions nouvelles de leur déploiement possible, attendu. Le dire n’est pas suffisant.
Car ce que je reprocherai à cette vision c’est tout simplement son ignorance de toute une série de caractéristiques nouvelles à travers lesquelles s’exprime ce que je qualifie de « sénilité » du système capitaliste. Or la sénilité en question n’est pas l’antichambre d’une mort dont on pourrait attendre tranquillement l’heure. Car tout au contraire elle se manifeste par un regain de violence par laquelle le système tentera de se perpétuer, coûte que coûte, fut-ce au prix d’imposer à l’humanité une barbarie extrême. La sénilité appelle donc les réformistes radicaux et les révolutionnaires à plus de radicalité que jamais. A ne pas céder aux tentations du discours apaisant de l’air du temps et du post modernisme. Radicalisme n’est pas ici synonyme d’attachement, par la force des choses dogmatique en dernière analyse , aux thèses radicales et révolutionnaires exprimées dans la phase antérieure de l’histoire (en gros le XXe siècle), mais renouvellement radical prenant toute la mesure de la portée des transformations en cours dans le monde contemporain.
4. Venons en maintenant à l’exemple des dévastations gigantesques que le déploiement du capitalisme contemporain dans l’agriculture des pays de la périphérie ne pourrait qu’entraîner fatalement.
Toutes les sociétés antérieures au capitalisme étaient des sociétés paysannes et leur agriculture commandée par des logiques certes diverses mais toutes étrangères à celle qui définit le capitalisme ( la rentabilité maximale du capital ). Le capitalisme historique dans le grand amorce une grande offensive contre l’agriculture paysanne. A l’heure actuelle le monde agricole et paysan rassemble encore la moitié de l’humanité. Mais sa production est partagée entre deux secteurs dont la nature économique et sociale est parfaitement distincte.
L’agriculture capitaliste, commandée par le principe de la rentabilité du capital, localisée presque exclusivement en Amérique du nord, en Europe, dans le cône sud de l’Amérique latine et en Australie, n’emploie guère que quelques dizaines de millions d’agriculteurs qui ne sont plus véritablement des « paysans ».Mais leur productivité, fonction de la motorisation ( dont ils ont presque l’exclusivité à l’échelle mondiale )et de la superficie dont chacun dispose, évolue entre 10 000 et 20 000 quintaux d’équivalent- céréales par travailleur et par an.
Les agricultures paysannes rassemblent par contre prés de la moitié de l’humanité – trois milliards d’êtres humains. Ces agricultures se partagent à leur tour entre celles qui ont bénéficié de la révolution verte (engrais, pesticides et semences sélectionnées), néanmoins fort peu motorisé, dont la production évolue entre 100 et 500 quintaux par travailleur et celles qui se situent avant cette révolution, dont la production par actif évolue autour de 10 quintaux seulement. L’écart entre la productivité de l’agriculture la mieux équipée et celle de l’agriculture paysanne pauvre, qui était de 10 à 1 avant 1940, est aujourd’hui de 2000 à 1. Autrement dit les rythmes des progrès de la productivité dans l’agriculture ont largement dépassé ceux des autres activités, entraînant une réduction des prix réels de 5 à 1.
Le capitalisme a toujours combiné à sa dimension constructive (l’accumulation du capital et le progrès des forces productives) des dimensions destructives, réduisant l’être humain à n’être plus que porteur d’une force de travail, elle-même traitée comme une marchandise, détruisant à long terme certaines des bases naturelles de la reproduction de la production et de la vie, détruisant des fragments des sociétés antérieures et parfois des peuples entiers – comme les Indiens d’Amérique du Nord. Le capitalisme a toujours simultanément « intégré » (les travailleurs qu’il soumettait aux formes diverses de l’exploitation du capital en expansion – par « l’emploi » en termes immédiats) et exclu (ceux qui, ayant perdu les positions qu’ils occupaient dans les systèmes antérieurs n’ont pas été intégrés dans le nouveau). Mais dans sa phase ascendante et de ce fait historiquement progressiste il intégrait plus qu’il n’excluait.
Ce n’est plus le cas, comme on peut le voir précisément et d’une manière dramatique dans la nouvelle question agraire. Car en effet si, comme l’impose désormais l’Organisation Mondiale du Commerce depuis la conférence de Doha (Novembre 2001), on « intégrait l’agriculture » à l’ensemble des règles générales de la « compétition », assimilant les produits agricoles et alimentaires à des « marchandises comme les autres », quelles en seront les conséquences certaines, dans les conditions d’inégalité gigantesque entre l’agro-business d’une part et la production paysanne de l’autre.
Une vingtaine de millions de fermes modernes supplémentaires, si on leur donne l’accès aux superficies importantes de terres qui leur seraient nécessaires (en les enlevant aux économies paysannes et en choisissant sans doute les meilleurs sols) et s’ils ont accès aux marchés de capitaux leur permettant de s’équiper, pourraient produire l’essentiel de ce que les consommateurs urbains solvables achètent encore à la production paysanne. Mais que deviendraient les milliards de ces producteurs paysans non compétitifs ? Ils seront inexorablement éliminés dans le temps historique bref de quelques dizaines d’années. Que vont devenir ces milliards d’êtres humains,déjà pour la plupart pauvres parmi les pauvres ,mais qui se nourrissent eux mêmes, tant bien que mal , et plutôt mal pour le tiers d’entre eux ( les trois quarts des sous-alimentés du monde sont des ruraux ) ? A l’horizon de cinquante ans aucun développement industriel plus ou mois compétitif, même dans l’hypothèse fantaisiste d’une croissance continue de 7 % l’an pour les trois quarts de l’humanité, ne pourrait absorber fut-ce le tiers de cette réserve. C’est dire que le capitalisme est par nature incapable de résoudre la question paysanne et que les seules perspectives qu’il offre sont celles d’une planète bidonvillisée, et de cinq milliards d’ êtres humains « en trop ».
Nous sommes donc parvenus au point où pour ouvrir un champ nouveau à l’expansion du capital (« la modernisation de la production agricole ») il faudrait détruire – en termes humains – des sociétés entières. Vingt millions de producteurs efficaces nouveaux (cinquante millions d’êtres humains avec leurs familles) d’un coté, trois milliards d’exclus de l’autre. La dimension créatrice de l’opération ne représente plus qu’une goutte d’eau face à l’océan des destructions qu’elle exige. J’en conclu que le capitalisme est entré dans sa phase sénile descendante ; la logique qui commande ce système n’étant plus en mesure d’assurer la simple survie de la moitié de l’humanité. Le capitalisme devient barbarie, invite directement au génocide. Il est nécessaire plus que jamais de lui substituer d’autres logiques de développement, d’une rationalité supérieure.
L’argument des défenseurs du capitalisme est que la question agraire en Europe a bien trouvé sa solution par l’exode rural. Pourquoi les pays du Sud ne reproduiraient-ils pas, avec un ou deux siècles de retard, un modèle de transformation analogue ? On oublie ici que les industries et les services urbains du XIXe siècle européen exigeaient une main d’œuvre abondante et que l’excédant de celle-ci a pu émigrer en masse vers les Amériques. Le tiers monde contemporain n’a pas cette possibilité et s’il veut être compétitif comme on lui ordonne de l’être il doit d’emblée recourir aux technologies modernes qui exigent peu de main d’œuvre. La polarisation produite par l’expansion mondiale du capital interdit au Sud de reproduire avec retard le modèle du Nord.
Cet argument – à savoir que le développement du capitalisme a bien résolu la question agraire dans les centres du système – a toujours exercé une attraction puissante, y compris dans le marxisme historique. En témoigne l’ouvrage célèbre de Kautsky (« la question agraire »), antérieur à la première guerre mondiale et bible de la social-démocratie dans ce domaine. Ce point de vue a été hérité par le léninisme et mis en œuvre – avec les résultats douteux qu’on connaît – à travers les politiques de « modernisation » de l’agriculture collectivisée de l’époque stalinienne. En fait le capitalisme, parce qu’il est indissociable de l’impérialisme, s’il a bien « résolu » (à sa manière) la question agraire dans les centres du système, a créé une nouvelle question agraire dans ses périphéries d’une ampleur gigantesque et qu’il est incapable de résoudre (sauf à détruire par le génocide la moitié de l’humanité). Dans le camp du marxisme historique seul le maoïsme avait saisi l’ampleur du défi. Et c’est pourquoi ceux des critiques du maoïsme qui voient en lui une « déviation paysanne » témoignent par cette affirmation même qu’ils n’ont pas l’équipement nécessaire pour comprendre ce qu’est le capitalisme réellement existant (toujours impérialiste), parce qu’ils se contentent de lui substituer un discours abstrait sur le mode de production capitaliste en général.
Alors que faire ?
Il faut accepter le maintien d’une agriculture paysanne pour tout l’avenir visible du XXIe siècle. Non pour des raisons de nostalgie romantique du passé, mais tout simplement parce que la solution du problème passe par le dépassement des logiques du capitalisme, s’inscrivant dans la longue transition séculaire au socialisme mondial. Il faut donc imaginer des politiques de régulation des rapports entre le « marché » et l’agriculture paysanne. Aux niveaux nationaux et régionaux ces régulations, singulières et adaptées aux conditions locales, doivent protéger la production nationale, assurant ainsi l’indispensable sécurité alimentaire des nations et neutralisant l’arme alimentaire de l’impérialisme – autrement dit déconnecter les prix internes de ceux du marché dit mondial – ,comme elles doivent – à travers une progression de la productivité dans l’agriculture paysanne , sans doute lente mais continue – permettre la maîtrise du transfert de population des campagnes vers les villes .Au niveau de ce qu’on appelle le marché mondial la régulation souhaitable passe probablement par des accords inter régionaux, par exemple entre l’Europe d’une part , l’Afrique , le monde arabe , la Chine et l’Inde d’autre part, répondant aux exigences d’un développement qui intègre au lieu d’exclure.
5. La sénilité du capitalisme ne s’exprime pas exclusivement dans les sphères de la reproduction économique et sociale. Sur ce socle infrastructurel décisif se greffent des manifestations multiples à la fois de reculs de la pensée universaliste bourgeoise (à laquelle les discours idéologiques nouveaux substituent le patchwork dit post moderniste) et de régression dans les pratiques de gestion de la politique (remettant en question la tradition démocratique bourgeoise).
Je n’ai pas l’intention de proposer ici un catalogue de ces manifestations qui aurait l’ambition d’être exhaustif. J’en proposerai seulement une sélection qui me paraît instructive.
La financiarisation du système de la gestion économique n’est, à mon avis, qu’un phénomène transitoire, caractéristique des moments de crise comme le nôtre. Mais celle-ci nourrit des développements idéologiques révélateurs. Certains de ceux-ci – comme l’annonce du passage prétendu à un « capitalisme populaire » (version vulgaire des discours électoraux ou version prétentieuse du « mode d’accumulation patrimonial ») – ne sont guère que des témoignages de naïveté (pour qui y croit) ou de manipulation. D’autres témoignent d’une aliénation d’intensité redoublée. La croyance que « l’argent fait des petits », toute référence au socle productif qui permet à son propriétaire d’en bénéficier étant alors simplement oubliée, constitue manifestement une régression de la pensée économique, parvenue au stade suprême de l’aliénation et donc de la déliquescence de la raison.
Le discours idéologique du post modernisme se nourrit de régressions similaires. Récupérant tous les préjugés communs produits par le désarroi propre aux moments comme le nôtre, il aligne sans souci de cohérence d’ensemble les appels à la méfiance à l’égard des concepts de progrès et d’universalisme. Mais loin d’approfondir la critique sérieuse des limites de ces expressions de la culture des Lumières et de l’histoire bourgeoise, loin d’analyser leurs contradictions effectives dont la sénilité du système entraîne l’aggravation, ce discours se contente de leur substituer les propositions indigentes de l’idéologie libérale américaine : « vivre avec son temps », « s’adapter », « gérer la quotidienneté » c’est à dire s’abstenir de réfléchir sur la nature du système, et singulièrement de remettre en question ses options du moment.
L’éloge des diversités héritées proposé en lieu et place de l’effort nécessaire pour transgresser les limites de l’universalisme bourgeois fonctionne alors en accord parfait avec les exigences du projet de mondialisation de l’impérialisme contemporain. Un projet qui ne peut alors produire qu’un système organisé d’apartheid à l’échelle mondiale, alimenté comme il l’est par les idéologies « communautaristes » réactionnaires de la tradition nord américaine. Ce que je qualifie de recul « culturaliste », qui occupe le devant de la scène aujourd’hui, est alors mis en œuvre et manipulé par les maîtres du système, comme il est souvent également réinvesti par les peuples dominés en désarroi (sous la forme par exemple de l’Islam ou de l’hindouisme politiques).
L’ensemble de ces manifestations à la fois de désarroi et de recul par rapport à ce que fut la pensée bourgeoise se solde par une dégradation de la pratique politique. Le principe même de la démocratie est fondé sur la possibilité de faire des choix alternatifs. Dès lors que l’idéologie fait accepter l’idée « qu’il n’y a pas d’alternative », parce que l’adhésion à un principe de rationalité supérieure méta social permettrait d’éliminer la nécessité et la possibilité de choisir, il n’y a plus de démocratie. Or le soit disant principe de la rationalité des « marchés » remplit exactement cette fonction dans l’idéologie du capitalisme sénile. La pratique démocratique se vide alors de tout contenu et la voie est ouverte à ce que j’ai qualifié de « démocratie de basse intensité », aux bouffonneries électorales où les défilés de majorettes tiennent lieu de programmes, à la « société du spectacle ». La politique, déligitimée par ces pratiques, s’effiloche, part à la dérive et perd son pouvoir potentiel de donner sens et cohérence aux projets sociétaires alternatifs.
La bourgeoisie elle-même, en tant que classe dominante structurée, n’est-elle pas en passe de « changer de look » ? Pendant toute la phase ascendante de son histoire la bourgeoisie s’était constitué comme déterminant principal de la « société civile ». Cela n’impliquerait pas tant une relative stabilité des hommes (peu de femmes à l’époque) ou tout au moins des dynasties familiales de capitalistes-entrepreneurs (la concurrence impliquant toujours une certaine mobilité dans l’appartenance à cette classe – faillites et nouveaux riches se côtoyant), que la structuration forte de la classe autour de systèmes de valeurs et de conduites. La classe dominante pouvait alors arguer de l’honorabilité de ses membres pour asseoir la légitimité de ses privilèges. C’est de moins en moins le cas. Un modèle proche de celui de la mafia semble être appelé à prendre la relève tant dans le monde des affaires que dans celui de la politique. La séparation entre ces deux mondes – qui sans être étanche caractérisait néanmoins les systèmes antérieurs du capitalisme historique- est d’ailleurs en voie de disparition. Et ce modèle n’est pas le propre des seuls pays du tiers monde et de l’ancien Est dit socialiste, il tend à devenir la règle au cœur même du capitalisme central. Comment qualifier autrement des personnages comme Berlusconi en Italie, Bush (impliqué dans le scandale Enron) aux Etats Unis et tant d’autres ailleurs ? Le langage populaire dans certains pays du tiers monde de ma connaissance a déjà inventé des termes fort appropriés pour désigner la classe dirigeante nouvelle. On l’appelle au Mexique « los senhores do poder », en Egypte les « baltagui » (« fiers à bras » – terme qu’on n’aurait jamais utilisé pour désigner l’aristocratie d’autrefois ou la technobureaucratie nassérienne). Dans les deux cas « milliardaires » (hommes d’affaires) et « politiciens » sont confondus dans les termes en question. Une recherche systématique sérieuse sur les transformations en cours dans les bourgeoisie du capitalisme sénile reste néanmoins à faire.
6. Mais un système sénile n’est pas un système qui traîne paisiblement ses derniers jours. Au contraire la sénilité appelle au redoublement de la violence.
Le système mondial n’est pas entré dans une phase nouvelle « non-impérialiste », qu’on pourrait alors qualifier de « post-impérialiste ». Il est au contraire de la nature d’un système impérialiste exacerbé à l’extrême (pompage sans contrepartie). L’analyse que Negri et Hardt proposent d’un « Empire » (sans impérialisme), en fait d’un Empire limité à la triade, le reste du monde étant ignoré, s’inscrit malheureusement à la fois dans la tradition de l’occidentalisme et dans le discours de l’air du temps . Les différences entre le nouvel impérialisme et le précédant se situent ailleurs. Dans le fait que l’impérialisme du passé se conjuguait au pluriel (les « impérialisme » en conflit), le nouveau est collectif (triade, fut-ce dans le sillage de l’hégémonie des Etats Unis). De ce fait les « conflits » entre les partenaires de la triade n’opèrent plus que sur le ton mineur, le ton majeur étant donné par le conflit triade – reste du monde. L’effacement du projet européen face à l’hégémonisme américain trouve sa place ici. Dans le fait que l’accumulation à l’étape impérialiste antérieure était fondée sur le binôme centres industrialisés/périphéries non industrialisées tandis que dans les conditions nouvelles de l’évolution du système le contraste oppose désormais les bénéficiaires des nouveaux monopoles des centres (technologie, accès aux ressources naturelles, communications, armements de destruction massive) aux périphéries industrialisées mais néanmoins subalternisées par le moyen de ces monopoles. Negri et Hardt ont eu besoin, pour fonder leur thèse, de se donner une définition strictement politique du phénomène impérialiste (« la projection du pouvoir national au delà des frontières »), sans rapport avec les exigences de l’accumulation et de la reproduction du capital. Cette définition, qui est celle de la politologie universitaire vulgaire, particulièrement nord américaine, évacue d’emblée les vrais questions. Les discours qu’on leur substitue traitent donc d’une catégorie « empire » située en dehors de l’histoire et confondent alors allègrement Empires romain, ottoman, austro-hongrois, russe, colonialismes britannique et français, sans souci de prendre en considération la spécificité de ces constructions historiques irréductibles les unes aux autres.
L’Empire nouveau style est par contre défini comme un « réseau de pouvoirs » dont le centre est partout et nulle part, ce qui dilue alors l’importance de l’instance que constitue l’Etat national. Cette transformation est par ailleurs attribuée pour l’essentiel au développement des forces productives (la révolution technologique). Une analyse naïve qui isole le pouvoir de la technologie du cadre des rapports sociaux au sein duquel elle opère. Encore une fois on retrouve ici les propositions du discours dominant banalisé par les Rawls, Castells, Touraine, Reich et autres, dans la tradition de la pensée politique libérale nord américaine .
Les vraies questions que pose l’articulation entre l’instance politique (l’Etat) et la réalité de la mondialisation, qui devraient être au centre de l’analyse de ce qu’il y a éventuellement de « nouveau » dans l’évolution du système capitaliste, sont alors simplement éludées par l’affirmation gratuite que l’Etat a quasiment cessé d’exister. En fait même dans les étapes antérieures du capitalisme toujours mondialisé, l’Etat n’avait jamais été « omnipotent ». Son pouvoir avait toujours été limité par la logique qui commandait les mondialisations de l’époque. Wallerstein a même, dans cet esprit, été jusqu’à donner aux déterminations globales une puissance décisive sur le sort des Etats. Il n’en est pas différemment aujourd’hui, la différence entre la mondialisation (l’impérialisme) d’aujourd’hui et celle d’hier se situant ailleurs.
L’impérialisme nouveau a bel et bien un centre – la triade – et un centre des centres aspirant à exercer son hégémonie – les Etats Unis. Il exerce sa domination collective sur l’ensemble des périphéries de la planète (trois quarts de l’humanité) par le moyen d’institutions mises en place à cette fin et gérées par lui. Les unes ont la charge de la gestion économique du système impérialiste mondial. Au premier rang d’elles l’OMC dont la fonction réelle n’est pas de garantir la « liberté des marchés » comme elle le prétend mais au contraire de super protéger les monopoles (des centres) et de façonner les systèmes de production des périphéries en fonction de cette exigence ; le FMI, ne s’occupant pas des rapports entre les trois monnaies majeures (le dollar, l’euro, le yen), remplit les fonctions d’une autorité monétaire coloniale collective (de la triade), la Banque Mondiale qui est une sorte de Ministère de la Propagande du G7. D’autres ont la charge de la gestion politique du système ; et il s’agit ici en premier lieu de l’OTAN, qui a été substituée à l’ONU pour parler au nom de la collectivité mondiale ! La mise en œuvre systématique du contrôle militaire de la Planète par les Etats Unis exprime plus que brutalement cette réalité impérialiste. L’ouvrage de Negri et Hardt ne discute pas les questions relatives aux fonctions de ces institutions, pas plus qu’il ne fait mention de la multiplicité des faits qui gèneraient la thèse naïve du « pouvoir en réseaux » : les bases militaires, les interventions musclées, le rôle de la CIA etc.
De la même manière les vraies questions que pose la révolution technologique pour ce qui est de la structure de classes du système sont évacuées au profit de la catégorie vague de « multitude », l’analogue des « gens » (the people) de la sociologie vulgaire. Les vraies questions sont ailleurs : comment la révolution technologique en cours (dont la réalité n’est pas l’objet du moindre doute possible), comme toutes les révolutions technologiques, décompose avec violence les formes anciennes de structuration affectant l’organisation du travail et les classes, alors que les formes nouvelles de leur recomposition n’ont pas encore donné lieu à des cristallisations visibles.
Pour couronner le tout et donner un semblant de légitimité aux pratiques impérialistes de la triade et de l’hégémonisme des Etats Unis, le système a produit son propre discours idéologique, adapté aux tâches agressives nouvelles. Ce discours sur le « choc des civilisations » est bel et bien destiné à cimenter le racisme « occidental » et faire accepter à l’opinion la mise en œuvre de l’apartheid à l’échelle mondiale. Ce discours est, à mon avis, autrement plus important que les envolées lyriques à propos de la société dite de réseaux.
Le crédit dont bénéficie la thèse de l’empire auprès d’une fraction des gauches occidentales, et des jeunes, tient tout entier à mon avis aux propos sévères qu’elle adresse à l’Etat et à la nation. L’Etat (bourgeois) et le nationalisme (chauvin) ont toujours été, à juste titre, l’objet d’un rejet de la part de la gauche radicale. Avancer que le capitalisme nouveau amorce leur dépérissement ne peut que faire plaisir. Mais la proposition n’est hélas pas vraie. Le capitalisme tardif met bien à l’ordre du jour la nécessité objective et la possibilité de dépérissement de la loi de la valeur, la révolution technologique rend possible dans ce cadre le déploiement d’une société de réseaux, l’approfondissement de la mondialisation défit bien les Nations. Mais le capitalisme sénile s’emploie, par la violence de l’impérialisme qui l’accompagne, à annuler toutes ces potentialités émancipatrices. L’idée que le capitalisme pourrait s’ajuster à des transformations libératrices – c’est à dire produire, sans même le vouloir, … aussi bien que le socialisme – est au cœur de l’idéologie libérale américaine. Sa fonction est d’endormir et de faire perdre la mesure des défis véritables et des luttes nécessaires pour y répondre. La stratégie « anti-Etat » que suggère l’ouvrage rejoint alors parfaitement celle du capital qui s’emploie à « limiter les interventions publiques » (« déréguler ») pour son propre bénéfice, réduisant le rôle de l’Etat à ses fonctions policières (mais ne le supprimant pas du tout, liquidant seulement la pratique politique qui permet de lui faire remplir d’autres fonctions). Comme le discours « anti Nation » fait accepter le rôle des Etats Unis comme super puissance militaire et policière mondiale. On a besoin d’autre chose : de faire progresser la praxis politique, lui donner son plein sens, faire avancer la démocratie sociale et citoyenne, donner aux peuples et aux nations plus de marge d’action dans la mondialisation. Que pour ce faire les formules mises en œuvre dans le passé aient perdu leur efficacité dans les conditions nouvelles, soit. Que certains adversaires de la réalité néo-libérale et impérialiste ne le voient pas toujours et se nourrissent de nostalgie du passé, soit. Mais le défi reste entier.
7. La sénilité s’exprime par la substitution d’un mode de « destruction non créatrice » au mode antérieur de la « destruction créatrice ». Je fais ici mienne l’analyse proposée par J. Beinstein : il y a « destruction créatrice » (terme de Schumpeter) quand au point de son départ il y a une accélération de la demande, tandis que si au départ nous avons un ralentissement de la demande la destruction que produit toute innovation technologique n’est plus créatrice. Ou bien encore on peut analyser cette transformation qualitative du capitalisme dans les termes proposés par A. Hoogdvelt : le passage d’un capitalisme en expansion (expanding capitalism) à un capitalisme en contraction (shrinking capitalism).
L’accumulation du capital a toujours comporté à la fois une dimension constructive et créatrice et des dimensions destructives. Comme tout système vivant le capitalisme est fondé sur cette contradiction interne propre. Comme tout système vivant il n’est pas destiné à se perpétuer à l’infini et dans l’éternité. Comme tout système vivant il arrive un moment à partir duquel les forces destructives qui sont associées à la poursuite de sa reproduction l’emportent sur celles qui assurent sa légitimité, par leur dimension positive et constructive. Nous sommes parvenus à ce moment : la poursuite de l’accumulation, dans le cadre des rapports sociaux propres au capitalisme et dans celui de l’impérialisme qui en est indissociable, sur la base des technologies nouvelles, implique un véritable génocide : la moitié ou plus de l’humanité est « inutile ». Ceux là ne peuvent plus être « intégrés » (fut-ce en qualité de pourvoyeurs de force de travail exploitée), ils sont appelés à être « exclus ». Le capitalisme exclut désormais plus qu’il ne peut intégrer à une échelle et dans des proportions gigantesques. Le capitalisme a fait son temps. Loin de permettre la mise en œuvre du potentiel que le progrès de la science et de la technologie permettrait en principe (précisément cette « société de réseaux » qui n’est pas là, ou plus précisément qui n’est là que sous des aspects difformes imposés par la domination du capital), loin de permettre l’accélération du développement sous des formes appropriées dans les périphéries, le capitalisme impérialiste annule ces potentiels émancipateurs.
L’alternative objectivement nécessaire et possible implique donc le renversement des rapports sociaux qui assurent la domination du capital en général et celle des centres sur les périphéries en particulier. Comment qualifier cette alternative autrement que par l’expression de socialisme à l’échelle mondiale ? Un système dans lequel l’intégration des êtres humains se ferait non plus par « le marché » (qui, dans les conditions du capitalisme contemporain exclut plus qu’il n’intègre) mais par la démocratie, prise dans son sens le plus plein et le plus riche.
Cette alternative est possible, mais elle n’est en aucune manière « certaine » au sens que les « lois de l’histoire » l’imposeraient. Tout système vieillissant se décompose, mais les éléments issus de sa décomposition, s’ils doivent bien un jour ou l’autre se recomposer, peuvent le faire de manières différentes. Rosa Luxembourg parlait déjà en 1917 de « socialisme ou barbarie » ; j’ai résumé les termes de l’alternative il y a trente ans dans la formule « révolution ou décadence ». J’ai cru possible de fournir une analyse théorique des raisons de cette « incertitude » incontournable dans le développement des sociétés humaines en proposant la thèse d’une « sous détermination » en lieu et place de la « surdétermination » dans l’articulation des différentes instances qui constituent la structure des systèmes sociaux.
Source: La rivista del manifesto – Septembre 2002