Comment le capital canadien s’est-il adapté au nouveau contexte de mondialisation pour en tirer le meilleur parti, tout en contribuant à le modeler ? Quels sont les obstacles qu’il rencontre et les défis auxquels il est confronté suite à la crise de 2008-2009 ?
Au cours de la trentaine d’années marquée par la montée du néolibéralisme, le capital canadien a connu dans l’ensemble une période faste qui a favorisé la croissance économique, mais aussi entraîné une plus grande inégalité dans la répartition de la richesse au détriment des classes laborieuses et populaires.
La mondialisation, l’ouverture des marchés, la déréglementation, la financiarisation, sont arrivés à point nommé pour le capital canadien au moment où il commençait à se trouver à l’étroit à l’intérieur de ses frontières, avec son marché domestique limité à moins de 30 millions d’habitants. Ces changements ont favorisé l’extension de ses activités à l’échelle internationale dans des domaines où il possédait des capacités ou une expertise particulière : finances, ingénierie, mines, matériel de transport. En contrepartie, il a dû abandonner certaines industries de fabrication à cause de la concurrence trop vive des pays émergents, ou laisser le champ libre aux capitaux étrangers qui en ont profité pour mettre le grappin sur la plupart des grosses entreprises minières canadiennes : Inco, Falconbridge, Alcan, Dofasco pour le fer et l’acier.
Dans le secteur de l’extraction pétrolière et gazière, le capital canadien, étroitement imbriqué avec les capitaux américains, tient encore son bout. Mais de plus en plus de joueurs étrangers manifestent leur intérêt, particulièrement certains pays arabes et asiatiques. Le capital d’État, très engagé dans l’exploitation pétrolière dans plusieurs pays, est également poussé à s’internationaliser. Après les blocages opposés par le gouvernement Conservateur à la prise de contrôle étrangère de la compagnie MDA (satellites de cartographie), puis de Potash Corp., le géant mondial de la potasse, il devenait problématique de faire opposition aux visées de la société d’État chinoise CNOOC sur la pétrolière Nexen ou celles de la société d’État indonésienne Petronas sur la pétrolière Progress. C’est pourquoi les deux transactions ont finalement été approuvées.
Ce qui est critique pour tous ces groupes, c’est de désenclaver le pétrole des sables bitumineux de l’Alberta afin d’accroître la production et d’augmenter les prix, actuellement réduits à cause des coûts de transport. C’est ce qui amène le gouvernement Harper à mettre tout son poids pour appuyer les projets de pipelines vers l’ouest (Northern Gateway), vers le sud (Keystone XL) ou vers l’est pour rejoindre Montréal, Québec et possiblement St-John au Nouveau Brunswick ainsi que Portland dans le Maine. Mais ce n’est pas comme si c’était fait. Des alternatives se présentent, tandis que de vives oppositions se manifestent de toutes parts.
Pour des raisons variées qui ont trait à la désuétude technologique, l’intensification de la concurrence des pays émergents, la faible croissance des marchés traditionnels d’exportation, la force du dollar canadien poussé par la demande internationale de matières premières, le secteur de fabrication au Canada s’affaiblit. Il y a bien sûr des exceptions, comme Bombardier dans l’aéronautique, mais dans l’ensemble ce secteur perd du terrain et le capital canadien y perd pied peu à peu. Les déboires de RIM, fleuron de la technologie de pointe canadienne dans les communications avec son Blackberry, qui survit difficilement aux assauts des iPhone ou Android, en fournit une autre illustration. Au Québec, le nombre de fermetures d’établissements du secteur manufacturier est alarmant. Il n’y a plus de producteurs d’électroménagers, les industries forestières et papetières ne sont plus que l’ombre de ce qu’elles étaient, les laboratoires pharmaceutiques disparaissent les uns après les autres.
Le secteur des finances présente un contraste saisissant. Appuyé sur une économie forte et stable, hautement concentré, opérant selon des normes prudentielles relativement strictes, le capital financier canadien a bien résisté à la crise financière pour ensuite prendre plus d’expansion grâce à des acquisitions à l’étranger Des profits de 28 milliards ont été enregistrés en 2012, correspondant à un rendement de 17 % sur l’avoir des actionnaires. C’est moins qu’avant la crise où le rendement atteignait 21 %, mais c’est beaucoup plus qu’au moment de la crise. Cette branche du capital canadien a bien résisté aux intrusions étrangères, notamment lors de la tentative de prise de contrôle de la bourse canadienne TMX par la bourse de Londres (LSE). La création du consortium financier Maple constitué de plusieurs grandes banques canadiennes, les réservoirs de fonds de pensions canadien et québécois, et d’autres institutions financières québécoises (Desjardins, Fonds de solidarité) ont permis de reprendre le contrôle de la bourse.
On voit d’ailleurs depuis quelques années les réservoirs de capitaux des fonds de pension, comme l’Office d’investissement du Régime de pensions du Canada (OIRPC), la Caisse de dépôt et placement du Québec, Teachers, jouer un rôle plus actif dans le soutien des entreprises canadiennes, notamment pour appuyer leur expansion à l’étranger.
Le capital québécois, ce qu’on appelle communément Québec Inc., n’est pas en reste. Dans bien des cas, les capitaux ont atteint une taille qui les pousse à s’extérioriser. Si la propension naturelle était de déborder sur le marché canadien, on ne se formalise plus pour investir les marchés américain ou européen, comme l’illustrent les cas de la chaîne de dépanneurs Couche-Tard, la firme de gestion CGI ou les fromages Saputo. En même temps, ceux qui accèdent aux ligues majeures, comme les quincailleries Rona, risquent de se frotter aux gros poissons comme Lowe’s qui a cherché à en prendre le contrôle, bien que sans succès pour le moment.
Ce n’est guère l’harmonie qui règne dans cet univers. L’arrivée du géant américain Target sur le marché canadien risque de semer la pagaille chez les autres détaillants. L’opposition des câblodistributeurs Quebecor, Cogego et Eastlink à la tentative de Bell Canada pour avaler Astral Media a partiellement réussi à faire échouer l’opération. Bell devra modérer ses appétits et se contenter de quelques morceaux choisis de la galaxie Astral. Le dossier de la bourse TMX a également fait ressortir les clivages entre les banques canadiennes. Par ailleurs, la finance ontarienne est peut-être prédominante, mais elle n’est pas hégémonique, comme l’a illustré l’échec de la tentative pour instaurer une autorité pancanadienne des valeurs mobilières face à l’opposition de plusieurs provinces. Ce qui apparaît plutôt singulier, dans cette foire d’empoigne, c’est le rassemblement de la plupart des banques canadiennes avec Québec Inc. pour sauver la bourse canadienne. Faut-il y voir une nouvelle convergence ?
Suite à l’Alena, au milieu des années 1990, le Canada a poursuivi une politique agressive visant à établir des accords bilatéraux de libre-échange. Il en existe présentement une dizaine et une douzaine d’autres sont en chantier. Mais celui qui aurait vraisemblablement le plus d’impact serait l’Accord économique et commercial global avec l’Union européenne (AEGC). Les négociations menées en sourdine seraient sur le point d’aboutir, avec possiblement des incidences problématiques dans plusieurs domaines, notamment les marchés publics, la propriété intellectuelle, l’agriculture, le secteur financier. Parallèlement, l’amorce de négociations entre les États-Unis et l’Union européenne pourrait venir perturber ces négociations.
Tout cela entraîne des transformations de l’appareil productif canadien. Dans la production de biens, les industries extractives se substituent à la fabrication. Dans les services, la finance prend plus d’importance. Selon tous les indicateurs, (valeur de la production, profits, investissements, emploi, heures travaillées), le centre de gravité de l’économie canadienne se déplace vers l’ouest, avec la finance qui a un ancrage prédominant en Ontario, le pétrole et le gaz dans les Prairies. Cela n’est pas sans conséquences aux plans démographique et politique, comme l’illustre entre autres le redécoupage en cours de la carte électorale, à l’avantage des régions à l’ouest du Québec.
En somme, le capital canadien, comme le capital québécois, dispose d’une base d’accumulation constituée par son marché intérieur sur lequel il peut prendre appui. Il est fortement resauté. Il opère en symbiose avec les réservoirs d’épargne publique et de fonds de pension. Il s’inscrit dans un cadre institutionnel et réglementaire qui lui offre un soutien et une protection non négligeable.
Cela dit, les perspectives se détériorent. Depuis la dernière récession, les excédents commerciaux canadiens ont fondu à cause de la dégradation du contexte international. La production manufacturière bat de l’aile. L’énergie, les produits de base sont à la merci d’un revirement conjoncturel de l’économie internationale. L’essor de l’exploitation du pétrole et du gaz de schiste aux États-Unis réduit l’attrait du pétrole de l’Alberta, tandis que les incertitudes entraînent le report de projets miniers dans le Grand Nord. L’endettement des particuliers, qui atteint le niveau record de 165 % du revenu disponible, finira tôt ou tard par compromettre le rythme des dépenses de consommation des ménages et de construction résidentielle. Les gouvernements, obsédés par la réduction des déficits occasionnés par la récession, ne contribuent guère au soutien de l’économie. Bref, l’économie « forte et stable » qui sert de point d’appui et de tremplin pour l’expansion du capital canadien fait face à des perspectives plutôt moroses.
En outre, le schéma d’accumulation qui s’était mis en place à l’échelle mondiale a volé en éclats avec la crise financière de 2008, et rien ne l’a remplacé. En gros, celui-ci articulait la consommation à crédit nord-américaine et européenne avec la production manufacturière asiatique, le tout stimulant la demande mondiale pour l’énergie et les matières premières partout où il s’en trouve. Cette dynamique s’est enrayée, ce qui débouche sur une intensification des guerres commerciales. Plus encore, l’accroissement des inégalités de revenus engendré par des décennies de néolibéralisme conduit progressivement à un étouffement de l’économie.
En définitive, l’internationalisation du capital canadien dans l’environnement néolibéral l’a plutôt bien servi jusqu’à présent, mais le rend maintenant beaucoup plus sensible et vulnérable face aux défaillances et convulsions qui affligent cet univers.