L’année de 2021 n’aura pas été simple pour les Brésiliens et les Brésiliennes. L’extrême-droite bolsonariste bénéficie de l’appui de plus de 20 % de la population qui pense que le Covid est une petite grippe sans gravité, que les terres autochtones ne doivent pas être protégées, que l’Amazonie peut brûler. Toute argumentation est disqualifiée, comme si ce n’était qu’une plainte permanente et injustifiée de gauchistes insatisfaits.
La gouvernance sans bon sens
Cette situation se répète depuis 2018. Mais ce qui est assez surprenant et affligeant, c’est que les choses se sont empirées. Pour ceux qui vont contre toute logique civilisationnelle, il n’y a pas de limites. La vie est tout simplement réglée par les préoccupations immédiates, très individualistes, sans aucun souci du collectif. Le président agit de cette manière, limitant ses actions au calcul immédiat de sa popularité pour les élections de 2022. Peu importe si nous avons déjà plus de 600 000 morts causés par la COVID. En décembre, il a décidé de tout faire pour empêcher la vaccination des enfants de moins de 12 ans qui avait été autorisée par les agences sanitaires. Plus tard, il a refusé l’aide humanitaire offerte par l’Argentine pour les victimes des inondations dans l’État de Bahia, parce que le gouverneur de cet État est « de gauche ». Au lieu de visiter les lieux de ce drame, il a préféré partir à la plage et y proférer des propos misogynes.
Comment en sommes-nous arrivés là ?
Il y a évidemment l’aspect international. Une montée du pouvoir de l’extrême droite est survenue dans le monde, notamment aux États-Unis, ce qui s’est concrétisé avec la victoire de Donald Trump, à qui Bolsonaro dévouait, avant même son élection, une caricaturale dévotion. Cela a permis, il est vrai, que le président américain, qui traitait le brésilien plutôt comme un folklorique idiot des tropiques, profite de cette totale soumission pour imposer ses intérêts. Mais c´est surtout dans la manière de faire de la politique que l’influence nord-américaine a été néfaste : cette liberté d’expression de l’ère de la post-vérité, où n’importe quel mensonge peut être prononcé dans le discours officiel, et ainsi répété à l’infini par une horde d’ignorants, mais aussi d’experts en fake news électroniques.
Cependant, le problème est surtout brésilien. Dans notre pays, Bolsonaro promeut une véritable tragédie, détruisant toutes les structures d’une démocratie si ardument reconstruite à partir de la fin de la dictature en 1984. Ce n’est même pas un projet logique et pensé, c´est plutôt le résultat d’un gouvernement qui ouvre toutes les portes aux lobbies des intérêts les plus pervers : les grands propriétaires terriens qui veulent accaparer des terres sur les réserves autochtones, les politiques qui veulent réduire les budgets pour la science et l’éducation en faveur des projets miniers et de la destruction de l’Amazonie, les miliciens armés qui veulent booster leurs affaires dans les quartiers périphéries, etc. Et ainsi se fait la destruction d’un pays.
Un aspirant dictateur qui a plusieurs cordes dans son arc
Voyant ce désastre, des analyses simplistes portent leur regard exclusivement sur Bolsonaro. Certes, la tragédie qu’il promeut est si violente qu’il serait urgent de le voir partir dans l’immédiat. De plus, sa stratégie communicative est de présenter en permanence les propos les plus absurdes pour maintenir les attentions portées sur lui et, surtout, pour alimenter les 20 % qui le supportent, sans lesquels il serait immédiatement liquidé politiquement. Si Bolsonaro se maintient encore, c´est bien parce qu’il réussit à épater cette base, qui s’excite à chaque nouvelle prononciation radicale : attaques contre la démocratie et la Cour Suprême, menaces de coups d’État, négation de la pandémie et des vaccins, etc. Plus absurde est l’argument, plus agitées et radicales sont les mouvements en sa défense, et plus désespérée est la base sociale qui lutte contre ce fléau. Tous les regards sont plongés sur cette dynamique. Malheureusement, le problème n’est pas que Bolsonaro, loin de là. Le président d’extrême-droite est presque un accident de parcours, qui a su profiter des occasions que le sort lui a réservé. Et ce n’est pas exactement la cause, mais plutôt le résultat de la logique politique brésilienne.
Les racines de la tragédie
Il faut se rappeler que ce n’est pas Bolsonaro et sa horde qui ont commencé cette histoire afin de détruire la démocratie. En 2016, année du coup d’État parlementaire contre la présidente Dilma Rousseff, et malgré une crise de conjoncture qui l’a fragilisée, le Brésil sortait de 14 ans de gouvernements du Parti des Travailleurs, avec énormément de succès, aussi bien du point de vue économique que social. La possibilité que le parti de gauche s’éternise au pouvoir était réelle, avec les aspects tantôt positifs tantôt négatifs. Or cette possibilité hantait l’aristocratie politique brésilienne, celle qui s’était habituée à mener le pays depuis que les Portugais ont décidé d’y mettre les pieds, en 1500. Cette élite esclavagiste, patriarcale, composée de grands propriétaires fonciers liés à l’exportation du café, s’est agrandie plus tard avec les industriels et les grands commerçants, ainsi que les propriétaires des entreprises de communication. En plus simple, nous avons une élite propriétaire d’une société « patrimonialiste », où le pouvoir de ces gens est bien au-dessus des lois et de l’appareil d’État, dont ils se sont systématiquement appropriés pour leurs propres intérêts. Quand le PT est arrivé au pouvoir, cette élite a senti la menace.
Une stratégie pour détruire la démocratie
Lors de l’élection de Dilma Rousseff pour son deuxième mandat à la fin 2014 (après deux mandats de Lula et un mandat de Dilma), Aécio Neves, son adversaire du traditionnel et aristocratique Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) de l’ancien président Fernando Henrique Cardoso, n’a pas accepté la défaite, en insinuant qu’une fraude avait été organisée et en déclarant qu´il allait travailler pour l’impeachment de la présidente. Six mois plus tard, Neves promettait que Dilma ne terminerait pas son mandat. Dès lors, les actes inconstitutionnels se sont enchaînés, sans que les médias ou la droite traditionnelle ne crie au scandale. Le procès d’impeachment, tout d’abord, a été construit de toutes pièces à partir d’un « crime » d’une opération fiscale forgé par le parlement pour accuser une présidente contre qui aucun délit de corruption n’ait jamais existé. Cette opération fiscale d’ailleurs n’en était pas une jusqu’en 2015 et elle a été nouveau autorisée sitôt la présidente écartée. Le nouveau président qui a pris sa place a fait exactement les mêmes manœuvres fiscales un an après, sans aucun souci.
La persécution de Lula
Un peu avant l’impeachment, un juge de première instance, Sergio Moro, avait déjà commencé l’attaque contre Lula, défiant la constitution à chaque nouveau pas : des écoutes illégales dans les bureaux des avocats de Lula, des accusations diverses de crimes de toutes sortes sur preuves forgées à partir de chantages auprès de délateurs arrêtés sans les procédures légales, une détention tout aussi illégale de Lula, l’interdiction infondée pour qu’il assume un ministère de Dilma (dans une tentative de la présidente de le mettre aux commandes des négociations politiques pour éviter l’impeachment), l’offre aux médias de fausses accusations issues d’un procès sous silence légal. La liste de bavures juridiques est infinie, et se complète par l’emprisonnement illégal de Lula, pendant plus d’un an. Tout cela sans aucune opposition du milieu politique, économique, judiciaire, ou des médias. Au contraire, une énorme opération médiatique a été mise en place pour légitimer ces procédures.
Une répression multiforme
Le lawfare est devenu la règle dans le pays. Les persécutions politiques se multipliaient, et cela bien avant l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro, menaçant les leaders des mouvements sociaux et des peuples autochtones, les professeurs, etc. Un recteur d’une université fédérale, considéré trop à gauche s’est vu implacablement poursuivi par la justice et mis en garde à vue lors d’une opération hollywoodienne avec des policiers armés de mitraillettes, à cause d’une très suspecte accusation de notes surfacturées de…..photocopies ! Sans avoir commis aucun crime, il a très mal subi cette pression et il s’est suicide quelques mois après. Dans plusieurs municipalités, comme à Márcia Lucena, dans l’État de la Paraíba, des maires du PT et des partis de gauche ont été mis en garde à vue lors d’opérations spectaculaires, toujours sous des accusations très fragiles. Cela s’est maintenu sous le gouvernement de Bolsonaro, mais a commencé bien avant son arrivée à la présidence.
Le dénouement inattendu
Les actions du juge Moro étaient si grossièrement illégales que la Cour Suprême a annulé en 2021 toutes les 21 accusations portées contre Lula, et déclaré le juge partiel. Mais tout cela, évidemment, bien après les élections de 2018, quand Lula était de loin le favori pour revenir à la présidence avec le Parti des Travailleurs. Le même (ex)juge, aujourd’hui candidat à la présidence, a indirectement avoué sa réelle intention de bloquer Lula d’une victoire assurée. Et cela s’est passé sans que nous ayons vu une quelconque réaction des élites aristocratiques qui avaient perdu les élections et soutenu l’impeachment de Dilma. En fait, les actions de Moro font partie d’un même projet, orchestré par un petit groupe d’hommes politiques, de banquiers, de grands industriels et de rois des médias, habitués à décider au cours de luxueux dîners le futur du pays : celui d’empêcher le retour du PT au pouvoir, quitte à détruire les fondements d’une jeune démocratie construite à la dure depuis la fin des années 1980. Ces élites ont manipulé l’opinion publique, accepté les pires illégalités, fermé l’œil sur la montée d’un projet politique chaque jour plus autoritaire. Apparemment, jusqu’aux élections de 2018, avec Lula en prison, tout marchait pour le mieux.
L’irruption de l’extrême-droite
Cependant, ces manœuvres ont ouvert une dangereuse boite de Pandore, celle des groupes d’extrême-droite, habilement autorisés à s’exprimer dans le but d’affaiblir le gouvernement Dilma, et vus par les dirigeants de l’aristocratie patrimonialiste comme des spécimens exotiques pas trop dangereux. Ils ont commencé par des manifestations assez timides revendiquant le retour de la dictature. Plus tard, ils se sont aperçus que l’opinion leur devenait favorables, et ils sont montés en puissance. Jusqu’à leur moment de gloire, le jour du vote pour l’impeachment de la présidente Dilma, quand un obscur député vota en hurlant sur toutes les chaines des médias « Viva Ustra », en hommage au Commandant Carlos Brilhante Ustra, le pire des tortionnaires de la dictature brésilienne. Cet obscur député, un ancien militaire banni de l’armée dans les années 80 pour actes d’indiscipline, s’appelait Bolsonaro.
Gouverner pour ruiner un pays
Bolsonaro n’a jamais eu de projet pour le pays. Il n’a aucune idée de ce qu’il faut faire économiquement, encore moins de quelle politique étrangère le Brésil a besoin. En plus, il a eu la malchance d’être président au moment d’une des pires crises sanitaires que le monde ait connues. Il n’avait aucune idée de comment l’affronter. Il a décidé de suivre le chemin populiste du déni, terrifié par l’idée que le Covid allait enfoncer l’économie. Il est devenu l’un des seuls au monde à nier radicalement la maladie, le vaccin, l’utilité des masques, ce qu´il continue à faire jusqu’aujourd’hui. Il a donné l’exemple à des milliers de brésiliens qui ont nié la pandémie, aidant clairement à ce que le Brésil devienne rapidement un des pays le plus affectés au monde, avec plus de 600.000 morts. Bolsonaro a placé au ministère de la santé des militaires tout aussi négationnistes que lui et sans aucune expérience. Des scandales de corruption autour de l’achat des vaccins ont vite éclaté. Il n’a rien à faire des milliers de morts. Lorsqu’un journaliste lui a demandé son opinion sur ces morts, il a répondu : « et alors ? ». Au ministère de l’économie, il a nommé un courtier en devises, en espérant qu´il aurait l’appui du secteur financier. Le ministre est si incapable et tellement manipulé par les intérêts des pires lobbies, que très peu de gens le prennent au sérieux. De plus, ses propositions plus libérales, visant une plus grande rigueur des dépenses et des faveurs pour le secteur financier, ont été systématiquement niées par le président, du fait de leur impopularité, ce qui a augmenté les divisions internes de la droite. L’inflation est hors de contrôle, les effets de la pandémie sur l’économie sont très forts, sans que Bolsonaro n’ait la moindre idée pour confronter le désastre.
Une fausse troisième voie
Moro, quant à lui, n’a pas duré plus de six mois, entrant rapidement en conflit avec Bolsonaro, au moment où il était évident que le président allait nier la pandémie, la science et le bon sens. Moro, qui visait être le successeur de Bolsonaro, a vite compris que ce serait là une aventure pour le moins dangereuse et que l’ex-capitaine, tel un scorpion, n’était pas un allié fiable. Parti travailler aux USA pour l’entreprise d’avocats qui défendait ses anciens accusés (en une nouvelle démonstration d’une éthique très particulière), Moro est revenu avec l’espoir d’être une candidature de troisième voie, entre Lula et Bolsonaro, pour les élections présidentielles qui s’approchent à la fin de cette année. Mais sa façon d’agir en tant que « justicier » a effrayé les secteurs plus traditionnels. Sa rupture avec Bolsonaro, en plus de la haine que lui porte toute la gauche, donne l’impression, du moins pour l’instant, que ses chances de succès sont très faibles.
Le carnage continue
Le gouvernement Bolsonaro est vite devenu un total désastre que les élites de la droite traditionnelle s’en sont rendu compte. Mais il était trop tard. Comme il ne peut survivre qu’à coups de décisions radicales et spectaculaires, son gouvernement est devenu une séquence d’assauts contre des institutions démocratiques, de déclarations radicales contre tout ce qui puisse être considéré comme progressiste, humanitaire ou environnementalement ou sanitairement nécessaire, mais aussi un mouvement constant de destruction de tous les acquis démocratiques du pays. C’est un gouvernement qui ne réfléchit qu’en termes de votes et de popularité auprès de ses fanatiques partisans, un peu à la mode Trump, avec ses trois fils à la tête d’une puissante machine de production de mensonges sur les réseaux sociaux. Le problème pour le président est que cette politique à des limites qu’il semble avoir atteintes. Une commission d’enquête du Sénat l’a formellement accusé de charlatanisme et de crime contre l’humanité. Si cela n’a pas eu d’effets pratiques d’un point de vue juridique, politiquement, c’est tout autre chose. Dans les sondages, il s´écroule face à un Lula libéré de toutes accusations, qui semble pouvoir emporter les élections au premier tour. Ces jours-ci, Bolsonaro s’est fait interner d’urgence pour des « complications » dues à « l’attentat au couteau » qu’il a subi en 2018. Dans un hôpital privé très hermétique, avec un médecin particulier qu´il a fait venir en avion présidentiel de ses vacances aux Bahamas. Ce n’est pas la première fois que ce genre de « complications » de santé surgissent au beau milieu d’une crise de popularité. Est-ce un problème réel de santé ? Ou un coup médiatique pour récupérer sa popularité ? Personne ne le sait.
L’hypothèse Lula
Si la démocratie prévaut, Lula sera le prochain président du Brésil, car à chaque jour sa popularité grandit et les sondages lui sont favorables, faisant écho aux vents d’un nouveau cycle de gauche qui vient de l’Argentine et du Chili. Lula est un génie de la politique, chacun le sait, et il travaille avec ardeur pour se faire accepter parmi les secteurs de centre-droit, avec un certain succès pour l’instant. Il faut bien rappeler que Lula n’a jamais construit un gouvernement vraiment de gauche. Les marchés financiers se sont très bien sortis de son passage à la présidence, ayant même gagné beaucoup d’argent avec le cycle de croissance que Lula a promu. Mais s’il a un profil qui dans d’autres pays serait plutôt de centre-gauche, Lula a toutefois amorcé d’importants changements dans la structure sociale et la redistribution des richesses, suivis d’un gouvernement bien plus à gauche que lui, avec Dilma Rousseff, ce qui a créé plus de tensions. Pour l’instant, il se doit de garantir qu’il maintiendra son parti un peu à distance sans promouvoir de nouvelles aventures trop « radicales » aux yeux de l’aristocratie, qui se doit bien d’accepter sa popularité.
Le scénario du chaos
D’autres scenarios sont moins démocratiques. L’élite traditionnelle, qui a réussi à écarter Dilma Rousseff en 2016, peut décider de tenter d’autres coups, au cas où refuserait Lula et le retour du PT. Quoi exactement ? Difficile à prévoir, mais l´on a appris après 2016 que tout, absolument tout, est possible. Un autre scénario est nouveau, apparu avec le phénomène fasciste : c´est que Bolsonaro, voyant que tout est perdu, tente lui-même le coup d’État dont il n’a jamais cessé de menacer le pays, contre la volonté de la société, mais aussi des décideurs, ou peut-être avec l’accord d’une partie de ceux-ci. Fort heureusement aujourd’hui, malgré tout son théâtre, il ne semble pas en condition d’imposer une telle aventure, car l’armée n´est pas un bloc monolithique qui le suit sans broncher. Au contraire, les militaires tendent à s’apercevoir que ce serait là un fort mauvais pari. Alors, nous commençons une année pleine de possibilités. Comme le dit un proverbe populaire, « le Brésil n´est pas un pays pour amateurs ».
João Whitaker[1]
- Architecte brésilien et conseiller du PT en matière de développement urbain. ↑