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L’autre côté de la révolution tranquille

Dans l’historiographie semi-officielle qu’on apprend à l’école ou à l’université, la révolution tranquille des années 1960-70 est celle des grandes réformes proposées les René Lévesque, Paul Gérin-Lajoie et d’autres grandes personnalités de l’époque. C’est à cette époque que le Québec se modernise, nationalise l’électricité et renforce des institutions publiques dans la santé et l’éducation, entre autres. Tout cela est vrai, mais on a tendance à oublier qu’il y a eu une « autre » révolution tranquille, qu’on pourrait aussi appeler une révolution-pas-si-tranquille. Elle est venue de la société, notamment du mouvement syndical et du début d’une gauche socialiste qui avait été pratiquement anéantie durant la « grande noirceur » (années 1940-50). Ce côté généralement écarté de notre histoire fait partie de l’ouvrage écrit par Martin Pâquet et Stéphane Savard, « Une « brève histoire de la révolution tranquille », publié aux Éditions du Boréal en 2021 (https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/breve-histoire-revolution-tranquille-2772.html). En voici un extrait publié avec l’aimable autorisation des Éditions Boréal.

 

La révolution sociale : socialisme et luttes syndicales

Martin Pâquet et Stéphane Savard

Au Canada, depuis la révolution industrielle du XIXe siècle, la question sociale interpelle nombre de citoyens comme élément central du bien commun. Ces derniers souhaitent une meilleure répartition des richesses et l’émancipation de la domination du capital. Traduisant la mobilisation autour de ces causes, des groupes de gauche émergent à la fin du XIXe siècle. Au Québec, depuis l’entre-deux-guerres jusqu’au début des années 1960, l’idéal de la révolution anime les militants anarchistes, socialistes et communistes, par exemple le sténographe Albert Saint-Martin, le médecin Norman Bethune, le député Fred Rose et l’historien Stanley Ryerson. À partir de la Révolution tranquille, la donne se transforme avec leur prise en compte de l’oppression nationale. Opérant un croisement entre les thèses de la nouvelle gauche et celles de la décolonisation, plusieurs intellectuels, travailleurs et étudiants développent l’idée que la révolution sociale va de pair avec l’indépendance nationale, la libération du Québec étant une étape vers l’émancipation des travailleurs. Selon eux, la lutte des classes et le pouvoir aux travailleurs doivent être aussi importants, sinon plus, que le combat pour l’indépendance nationale.

Cette réflexion de gauche se déploie dans de nombreuses revues telles que La Revue socialiste (1959-1965), Révolution québécoise (1964-1965), Socialisme (1964-1974) et en particulier Parti pris, fondée en 1963 par Paul Chamberland, Pierre Maheu, André Major, Jean-Marc Piotte, André Brochu et Yvon Dionne. Dans le premier numéro de Parti pris, Dionne appelle à une « Révolution totale » qui « vise surtout à un changement radical dans les structures de la société ». Souhaitant « ce politique du Québec », il prône « la nationalisation de toutes les entreprises de quelque importance contrôlées de l’étranger ». Pour lui, l’État québécois doit être le garant d’une « propriété collective, publique, [qui] sera la base d’une réelle planification, par le peuple et pour le bien du peuple ».

De leur côté, des syndicalistes et des sociologues rendent compte, dans la revue Socialisme du printemps 1964, de l’état d’esprit de nombreux militants : Nous venons de réaliser la révolution tranquille. Pour beaucoup cette révolution voulait dire que le QUÉBEC se modernisait, qu’il devenait une province montrable et sortable et qu’il pouvait prendre place parmi les autres gouvernements de l’Amérique du Nord.

Mais pendant que s’essoufflaient rapidement ces réformes libérales, une autre révolution naissait, rassemblant les forces plus dynamiques de la nation.

Des ouvriers, des militants syndicaux, des enseignants, des étudiants, des journalistes, des ingénieurs, des artistes, des coopérateurs, etc. se rendent compte que seul le SOCIALISME peut donner un contenu, des outils et une ligne générale à cette révolution nationale.

Plusieurs intellectuels et syndicalistes militent aussi dans des tiers partis québécois tels que le RIN (1963-1968) et le Parti socialiste du Québec (1963-1968). À la fin des années 1960, ces partis disparaissent en partie au profit du PQ, dont la coalition fédère des forces progressistes et des tenants de la droite sur l’échiquier politique. Le sabordage du RIN provoque une scission des troupes rinistes, certains militants jugeant primordiale la lutte socialiste. Les mêmes débats se déroulent au sein de la revue Parti pris, ce qui provoque sa disparition prématurée. Après la crise d’Octobre, selon les historiens Sean Mills, Robert Comeau et Jean-Philippe Warren, la désorganisation de la gauche au Québec ébranle certains intellectuels qui décident d’épouser les thèses marxistes- léninistes, par définition antinationalistes. Le parcours de Charles Gagnon témoigne de ce mouvement. Figure de proue du mouvement de libération nationale dans les années 1960, il devient un penseur de la révolution prolétarienne mondiale et antinationale quelques années plus tard, fondant en 1972 le groupe marxiste-léniniste En lutte ! et sa revue portant le même nom.

En dépit de leur activisme, ces initiatives demeurent marginales en regard de l’imposante mobilisation des syndiqués autour de la question sociale. En effet, dans la seconde moitié des années 1960, après la syndicalisation des secteurs public et parapublic, les membres des syndicats jouissent d’une position enviable dans les rapports de force. Leurs porte-paroles – les Michel Chartrand, Marcel Pepin, Fernand Daoust, Louis Laberge, Yvon Charbonneau et autres – s’expriment alors sur les enjeux de société, dont les questions linguistiques et sociales. Leurs revendications deviennent plus radicales à partir de 1966 pour la CSN et du début des années 1970 pour les autres centrales. Dès lors, les syndicats ne concentrent plus seulement leurs efforts à l’amélioration des conditions de travail des employés syndiqués ; ils militent pour la mise en place « [d’]un  projet socialiste de société », pour reprendre les termes de l’historien Jacques Rouillard.

Dès 1968, le président de la CSN, Marcel Pepin, considère que l’amélioration des conditions des travailleurs et les tentatives de changer la société ne doivent plus se limiter au cadre des entreprises. Son manifeste Le Deuxième Front critique l’injustice sociale et l’exploitation des travailleurs en dénonçant le régime politique responsable de cette situation. « Pourquoi nous accepterions que ce soit le petit nombre, dans la société dite démocratique, qui mène le grand nombre », s’exclame Pepin en présentant le manifeste, le 20 octobre 1968. Le deuxième  front se constitue grâce à l’engagement des militants syndicaux dans les enjeux de société en vue d’instaurer un pouvoir citoyen. Le manifeste de Pepin promeut une politique de gauche et la démocratie participative, projet qui anime les mouvements syndicaux tout au long de la décennie 1970. Dans cette idée, la CSN met sur pied en 1968 et 1969 des comités d’action politique (CAP), surtout à Montréal. Soucieux du développement d’une conscience politique, les CAP s’investissent dans l’éducation populaire afin de sensibiliser les citoyens aux enjeux de la consommation et des salaires. La CSN s’implique en politique municipale, vu son intérêt pour les préoccupations quotidiennes des citoyens. Elle  participe ainsi à la fondation du Front d’action politique (FRAP), qui devient rapidement le principal parti d’opposition au maire Jean Drapeau lors des élections montréalaises du 25 octobre 1970, sans réussir à percer. Le FRAP se  réinvente sous le nom de Rassemblement des citoyens de Montréal en 1974. La Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) adopte elle aussi un ton plus militant. Le manifeste L’État, rouage de notre exploitation condamne en 1971 les orientations de l’État québécois sympathiques au capitalisme et à la bourgeoisie, et déplore leur peu de cas des valeurs socialistes. La Centrale des enseignants du Québec (CEQ) publie également un manifeste en 1972. Dans L’École au service de la classe dominante, elle dénonce un système scolaire où « les enseignants armés de bulletins, dossiers, fiches de comportement préparent consciencieusement de futurs exploiteurs et de futurs exploités ».

Cette critique des orientations libérales de l’État québécois n’est pas étrangère à un durcissement des positions syndicales dans les négociations des conventions collectives. Il se manifeste entre autres dans le secteur privé, où de longues grèves donnent lieu à l’embauche de briseurs de grève et à des épisodes de violence, comme c’est le cas à l’usine de United Aircraft de Longueuil en 1974-1975. La violence est aussi endémique dans l’industrie de la construction. Le saccage du chantier de la Baie-James en mars 1974 par quelques agents syndicaux oblige le gouvernement Bourassa à établir une commission d’enquête sous la présidence de Robert Cliche et à imposer par décret les conditions de travail des ouvriers.

Dans les secteurs public et parapublic, le durcissement des revendications syndicales favorise la mobilisation du grand nombre. Les syndiqués tirent quelques leçons de la grève des employés de la Régie des alcools en 1964 et des grèves dans les écoles et les hôpitaux en 1966. Il est nécessaire d’établir un rapport de force plus avantageux face au nouveau ministère de la Fonction publique, qui devient en 1969 le seul interlocuteur des syndicats lors des négociations. Marcel Pepin (CSN), Louis Laberge (FTQ) et Yvon Charbonneau (CEQ) adoptent une stratégie unique en Amérique du Nord : en janvier 1972, ils mettent sur pied un Front commun des syndicats afin de parler d’une seule voix devant l’État-employeur. Les 200 000 fonctionnaires, enseignants, infirmières, professionnels et autres employés qui travaillent dans les ministères, les hôpitaux, les écoles et Hydro-Québec partagent les mêmes demandes, dont le principe du « travail égal, salaire égal », un revenu hebdomadaire minimum de 100 dollars et une sécurité d’emploi complète.

Devant le blocage des négociations, le Front commun déclenche une journée de grève le 28 mars, suivie d’une grève générale illimitée le 11 avril. C’est l’escalade. Le ministre de la Fonction publique, Jean-Paul L’Allier, obtient des injonctions de retour au travail pour les services jugés essentiels dans les hôpitaux. Dix jours plus tard, il suspend le droit de grève des travailleurs de la fonction publique et du secteur parapublic. Pendant onze jours, les trois chefs syndicaux recommandent à leurs membres de ne pas respecter la loi, les exposant ainsi à de lourdes sanctions judiciaires. Le 8 mai, la Cour supérieure du Québec condamne Pepin, Laberge et Charbonneau à un an d’emprisonnement. La réaction des syndiqués est prompte : 300 000 travailleurs débrayent spontanément, les villes de Sept-Îles et Saint-Jérôme sont paralysées par des grèves de soutien. Libérés après avoir fait appel de leur jugement, les chefs syndicaux acceptent, le 25 mai, de négocier avec le nouveau ministre de la Fonction publique, Jean Cournoyer. Ils font des gains importants : salaire minimum de 100 dollars par semaine à compter de 1974, hausses salariales accompagnées d’une clause d’indexation au coût de la vie. Les syndiqués de la fonction publique et du secteur parapublic ont ainsi fait bouger l’État québécois : grâce à leurs gains, ils sont désormais à l’avant-garde des travailleurs québécois du point de vue des conditions de travail et de la mobilisation politique. Par effet d’entraînement, ils peuvent favoriser la réduction des inégalités socioéconomiques et lutter contre les injustices sociales engendrées par le chômage et l’inflation. Dès lors, la prise de parole du mouvement syndical peut mieux contribuer au développement du bien commun.

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