Et si les laïques du Pôle Démocratique et Moderniste créaient la surprise demain, jour du scrutin tunisien, dans un électorat traumatisé par les surenchères islamistes ? Reportage dans les travées de leur dernier meeting de campagne, à El Menzah.Impossible de s’y tromper : ce vendredi soir, à Tunis, je les ai reconnus, les révolutionnaires de janvier : jeunes, sans voiles ( juste deux ou trois sur cinquante ) galvanisés d’espoir, les femmes, les amoureux, les grisonnants aux airs de Moustaki, les profs et les employés de banque, les étudiants avec un keffieh palestinien autour du cou et qui criaient pourtant d’un même cœur : « La Tunisie, c’est nous tous, musulmans , juifs ou chrétiens ! » Cette salade mechouia, revigorant assortiment de spécialités tunisiennes, c’ était le dernier meeting de campagne du Pôle Démocratique et Moderniste. Dirigé par l’universitaire Ahmed Brahim, venu de l’ex-parti communiste , le « Pôle », « El Qotb » en arabe, ( traduire aussi par « l’Astre ») est une coalition qui se bat pour la séparation de la religion et de l’Etat. Seule formation résolument laïque, le « Pôle », jugé avec dédain au début de la campagne, semble mobiliser ces derniers jours les électeurs traumatisés par les provocations islamistes.
Sous la coupole de leur ultime rassemblement, à El Menzah, les sympathisants étaient près de 8 000. Il est vrai que tout Tunis, vendredi soir, était de sortie sous un beau ciel nocturne très doux. Un ciel fait pour le bonheur, pas pour l’orage. Pour la chanson, pas pour la fatwa. Sur la route d’El Menzah, on rencontrait en sens inverse les autocars affrétés par le parti islamiste Ennahda qui tenait sa grand-messe à Ben Arous, en banlieue sud. Du vent dans les voiles ! Les deux Tunisie se croisent au cœur de ce grand embouteillage qui ressemble à celui des élections : une multitude de voitures et de partis d’où n’émergent pourtant que deux locomotives, la force religieuse et la force laïque.
Tandis qu’à 19 heures tapantes, le muezzin de la mosquée voisine s’égosille pour la prière du soir, les belles en jeans et boucles longues, avec leur maman ou leur amant, se précipitent joyeusement vers la coupole décorée d’étoiles à 5 branches. L’étoile, c’est le sigle du Pôle démocratique, des milliers de drapeaux scintillent dans les travées. Et j’en prends plein les yeux pour mon plus grand plaisir. Car au risque de pulvériser l’objectivité fictive dans laquelle sont sensés se draper les journalistes, je répète que ce public ressemblait diablement à celui des manifs révolutionnaires. Et c’était assez réconfortant de le retrouver après la vision sinistre des attaques salafistes contre Nessma TV, la chaine qui avait osé diffuser Persépolis ; après le saccage de la maison de son directeur Nabil Karoui ; après les menaces de mort contre la célébrissime blogueuse Lina ben Mhenni, fer de lance de la mobilisation sur Facebook pendant la révolution, contre la cinéaste Nadia El Fani ; après les précisions doucereuses du leader d’Ennahda, Rached Ghannouchi sur « le droit du peuple tunisien à refuser pacifiquement toute atteinte à ses croyances et à sa religion » ; après les menaces de déstabilisation de la rue proférées par le même honorable démocrate…Bref, après avoir suivi ces dernières semaines la chronique masquée des détrousseurs de révolution, il était temps de refaire le plein d’espérance avec ceux et celles qui, de décembre 2010 à janvier 2011, s’étaient lancés, seuls, à mains nues, sans les barbus, contre la flicaille de Ben Ali !
Le Pôle démocratique moderniste est le seul qui ait vraiment respecté la parité désormais obligatoire dans la vie politique de la Tunisie nouvelle : il y a 16 femmes têtes de liste sur 33. Zakia Hamda, une jeune et longue brune qui se présente dans le faubourg de l’Ariana, est fière de le préciser avec ses co-listières. L’égalité, c’est le leit-motiv des orateurs devant cette salle très très féminine, où on reconnaît la présidente de la Fédération internationale des droits de l’homme Souhayr Belhassen, l’historienne Sophie Bessis qui fait partie du comité de soutien, ou la cinéaste Salma Baccar qui ose se présenter dans le quartier de la Manouba, terrain de chasse d’Ennahda. Ce défi l’oblige à scander : « Je suis arabe et musulmane mais je n’ai besoin de personne pour me le rappeler ! » Car le PDM n’ira pas jusqu’à réclamer l’abrogation de l’article 1 de l’ex-constitution qui fait de l’Islam la religion du pays. Ses leaders , en revanche, réclament une séparation du politique et du religieux. Mais comment louvoyer entre les écueils et les contradictions ? On sent bien, ce soir à El Menzah, que l’allergie à l’islamisme a guidé les pas de ces révolutionnaires inquiets qu’on leur vole la merveille du grand réveil arabe. A la tribune, Ahmed Brahim dénonce « les hypocrites, ceux qui, d’un côté, parlent de consensus démocratique et, de l’autre côté, sèment la peur… »Ovations. Citations de l’illustre poète arabe, Bagdadi, du 10e siècle, Al-Mutanabbi. Arabité répétée, réaffirmée, même si chacun, ici, est de culture double, tunisienne et française. Il ne faut pas qu’on doute de l’ancrage oriental de cette modernité laïque. D’ailleurs, un nouveau témoignage galvanise la salle : voici un Syrien qui arrive de Homs. Il est porteur d’un message de la résistance qu’assassine Bachar El Assad : « Nous soutenons les forces progressistes en Tunisie qui sont un exemple pour les révolutionnaires arabes. Nous voulons que la femme syrienne ait un jour les mêmes droits que la femme tunisienne qui a su les conserver pendant les années d’oppression. Et sachez-le, en Syrie, les salafistes sont les alliés du tyran ! »
C’est dit : le fanatisme est le complice de la contre-révolution. Des philosophes, des poètes sont venus discrètement témoigner de leur solidarité. Hamadi Redissi, auteur de « la tragédie de l’Islam moderne »( le Seuil) a émergé de sa bibliothèque, embrasse Ahmed Brahim, son camarade des vieux combats communistes, veut croire à l’étoile de la libre Tunisie. Abdelwahab Meddeb, débarqué de Paris, regarde, ému, les milliers de personnages qui composent « la métamorphose de l’histoire « ( Albin Michel). Les chants éclatent, on monte sur les bancs, on acclame la Syrie, la Palestine dont l’ambassadeur est dans la salle : c’est toute l’âme arabe insurgée, socialiste, féministe, et bien décidée à en découdre avec les Frères musulmans soutenus par la propagande et les pétro-dollars du wahhabisme, qui se donne là une fête savoureuse. Mais si anxieuse. Sa dernière fête avant le grand saut dans l’inconnu du scrutin.
Samedi 22 Octobre 2011Martine Gozlan<