Auscultation du corps de la machine Third Way
Puisque l’exercice nous impose l’honnêteté, avouons qu’une certaine motivation est requise pour ouvrir l’ouvrage de Jenny Anderson. Il comporte une écriture dense, une couverture d’une aridité déconcertante, et une typographie minuscule. Pourtant, l’auteure est réputée sur ce sujet : la social-démocratie et spécifiquement celle du nord de l’Europe, dans sa version « Troisième Voie ». Le sujet est à la fois vaste et très fouillé – et le parti pris dans les thèses abordées est tangible. La chercheuse au CERI donne en moins de 140 pages une synthèse très précieuse, maintenant que la défaite du Labour est consommée, et que les jours sombres des sociaux-démocrates suédois risquent de durer. Les questions soulevées n’en sont pas moins cruciales : comment la social-démocratie, dans sa tentative de rénovation, avec le concept blairo-giddensien de troisième voie, ou dans la perspective de refondation de la gauche suédoise, s’est-elle transformée ?
La thèse de l’auteure est inscrite dans son titre mystérieux, The Library and the Workshop ; on la discerne encore un peu mieux dans son sous-titre – Social democracy and capitalism in the knowledge age. Tout du développement du livre à venir est dit : pour Jenny Anderson, les partis sociaux-démocrates du nord de l’Europe devaient relever le défi de conjuguer progressisme, compétition et mondialisation, et assumer pleinement le pouvoir tel qu’ils l’avaient acquis. Elle aborde donc la quête de sens de la social-démocratie au sein d’un ordre économique et social dominé par les « sociétés de la connaissance », avec toutes les conséquences idéologiques qui en découlent.
Dans un premier chapitre sur les dilemmes de la social-démocratie, l’auteure retrace les tentatives idéologiques pour retrouver ce qui perdure d’ancien dans la matrice idéologique social-démocrate actuelle, entre les perspectives social-démocrates issues de l’après Seconde Guerre mondiale telle que la planification, et celles éprouvées dans les années glorieuses du néolibéralisme. Une thèse est clairement défendue : la social- démocratie qui, auparavant, reposait sur une critique du capitalisme et proposait une société alternative et nécessairement utopique, consiste désormais en un discours pour une société meilleure, celle de l’amélioration, de l’efficience, voire même de la gestion du savoir.
Depuis 1989, il n’y aurait plus de discours sur une alternative conséquente au capitalisme ; reste à savoir « what is left », donc : tout l’univers de l’amélioration et de la régulation, de la gestion du progrès et d’un changement assuré permanent. Et la démonstration de l’auteure va encore plus loin : il ne s’agit plus de recycler, même sous d’autres mots et formules, la sempiternelle guerre contre le « Grand Capital », mais bien de « socialiser le capital et capitaliser le social », selon l’expression de Jenny Anderson. Vaste programme, donc. Autrement dit, il ne s’agit plus de mener les individus les uns contre les autres, mais de renouer avec un discours socialement harmonieux. Dans cette perspective, cette conception « nouvelle » de la social-démocratie a une résonnance à l’échelle nationale comme à l’échelle européenne. Lorsqu’il s’agit, dans le cadre de la « stratégie de Lisbonne » ou des débats sur l’Europe sociale, de parler de politiques publiques, force est de constater que les thèmes abordés ne sont pas proprement issus du microcosme du Labour anglais, ni du SAP (socialdemokraterna) suédois, mais bien de mouvements plus profonds des sociétés et des économies occidentales. On l’aura compris, le propos de Jenny Anderson ne s’en tient pas, contrairement à ce qu’on en aurait pu penser, aux cas typiques de la Grande-Bretagne ou de la Suède. Son cadre de réflexion et ses appuis théoriques sont fondés sur une analyse plus globale des pays occidentaux et de la mondialisation de leurs économies.
La nécessité d’une rupture dans les discours progressistes est alors déterminée par une nouvelle alternative entre la modernisation et l’utopie. Très clairement, d’autres penseurs comme Anthony Giddens ou John Gray ne sont pas si loin de Francis Fukuyama, et de sa conception d’un monde post-1989 irrémédiablement engagé sur la voie de la démocratisation. Dès lors, l’ ‘adaptation’ et la ‘modernisation’ sont les maîtres mots et les exigences du nouveau siècle, délaissant la question de l’utopie sur le bord du chemin. Les critiques les plus précises de cette troisième voie furent bien l’œuvre de Nicholas Rose, s’inquiétant de cette naturalisation des ‘techniques de gouvernement’ sous le sceau du progrès 1. Reste alors la ligne de démarcation entre les progressistes et les autres : si l’auteure peine à choisir entre démarche idéologique, perspective historique et analyse scientifique, elle observe cependant que l’idée de « modèle » (social), propre à chaque pays, qu’il s’agit de préserver – comme concept – ou d’adapter – comme structure -, est la référence de toutes les conceptions théoriques sur le sujet.
Repenser le capital à partir de sa relation avec la société de production
Le deuxième chapitre cite explicitement l’aspect de politique économique de la connaissance. La Troisième Voie repose essentiellement sur cette notion. Ainsi, en faire l’analyse permet de mettre en lumière un bel exemple de cette mutation idéologique. Premièrement, Jenny Anderson dit qu’il s’agit d’une première rupture en matière de keynésianisme : avec la mondialisation, les Etats découvrent leurs limites en matière d’intervention publique, les plans de relance sont mis à mal ; il ne faut pas agir contre le capitalisme, mais il convient de repenser la relation du capital avec la production de la société. Dès lors, en adoptant ce point de vue, le Labour a essuyé toutes les critiques. Celles d’être la continuation du thatchérisme par d’autres moyens : en matière de monétarisme, de contrôle des dépenses, de focalisation sur la sécurité. De plus, la troisième voie assume ainsi le fait d’être le parti de la prospérité. En promettant, dans un monde de concurrence et de finance débridée, de réincorporer cette prospérité dans le Savoir, dans les services publics, et en investissant dans l’humain. Et au final, faire advenir la promesse d’une économie « knowledge driven », tel qu’a pu le souhaiter Leadbeater. Même si ce dernier disait pourtant bien qu’il s’agissait avant tout d’une utopie.
Les conséquences de cette rupture idéologique se traduisirent par de nouveaux slogans.C’est-à-dire, une politique vouée aux partenariats publics-privés, au renchérissement de l’employabilité de chacun, aux soutiens intangibles aux PME ; ainsi, toutes les parties prenantes situées à mi niveau entre l’Etat et le marché devinrent les cibles de ces nouvelles politiques. Idéologiquement, il s’agissait de « socialiser le capital », soit rendre accessible la « prospérité pour tous ». Pour qualifier cette politique, de nombreux auteurs ont parlé d’un nouveau type de rapport social : l’ère du post conflict, de la lutte entre le capital et le travail. En rejetant la politique traditionnelle, le Labour a vanté tous les mérites des partenariats publics-privés, suscitant l’espoir d’un dépassement des figures antagonistes du marxisme. Au cœur de cette nouvelle doctrine, la notion de confiance réciproque est cruciale. Notre auteure note qu’il s’agit avant tout d’un dépassement de la théorie de la production traditionnelle ; mais cette mutation laisse ainsi sur le bas-côté tout ce qui concerne la capacité de consommation des individus et le partage dans la relation capital-travail.
Enfin, la réciproque est vraie. Après avoir voulu socialiser le capital, il s’agit, désormais à l’inverse, de capitaliser le social. Pour comprendre l’importance de cette étrange expression, l’auteure rend compte de la rémanence du terme « capital social » dans tous les discours étudiés. Ainsi capitaliser le social signifie équiper les individus de savoirs, les doter d’intelligence individuelle et collective, développer les réseaux sociaux pour chacun des citoyens britanniques. La densité des liens, des capacités et des dispositions de chacun constituerait alors les richesses de demain. Les politiques n’auraient pas d’autres objectifs que ce vaste programme.
La société de la connaissance comme substitut idéologique au renversement des forces capital – travail
Le troisième chapitre tente de repérer les lignes de fracture dans les discours entre l’ancienne et la nouvelle social-démocratie. Au cœur de l’analyse, la tradition du Safeguarding, dans le monde Suédois, permet d’apprécier la mutation en cours. L’auteure accuse ainsi un tournant idéologique au travers des écrits du « New Times », groupe extérieur au parti travailliste, contribuant à la revue Marxist today. On y retrouve les réflexions post-fordistes, celles de Touraine, de Gortz, pour la fin des classes populaires et des grands discours. Pour cette littérature, nous entrons dans un monde sans utopie ; et c’est justement en théorisant ce manque d’utopie que le progressisme ne rencontre d’autres promesses que celles d’une société du savoir. Au sein de celle-ci, les configurations changent sans cesse. Il s’agit bien de définir la promesse à faire dans ce monde de l’individu postmoderne. Une société de la connaissance, c’est faire pour le Labour « de la Grande Bretagne, l’atelier du monde électronique et du savoir ». Cette quête ne va pas sans un certain nationalisme. Gordon Brown parle d’un certain « Britain Genius » ; au contraire, le modèle suédois est toujours rattaché à une idée mythique de la société celle où il fait « bon d’y vivre ensemble », une société de savoir où tout le monde peut être membre.
Cela dit, outre le défi commun et les discours rassembleurs, la question du rapport au capitalisme est ici posée brutalement. Très explicitement, le projet du New Labour abandonne quelque peu la question de la production presque désuète. Les rapports sociaux ne seraient plus la question centrale. Ils envisagent ainsi un monde issu de la société de la connaissance et de l’éducation qui le dépasserait. L’accent est mis sur les potentialités des individus ; l’objectif de toute politique serait ainsi de faire la promotion des individus pour en faire l’essence même de son « socialisme ». Ainsi, cette économie de la connaissance ne ferait-elle pas un travailleur possesseur de son capital et de ses chances de promotions sociales ? Serait-ce alors la suppression du clivage entre l’oppresseur et l’opprimé, entre des dirigeants et des assistés ?
Cette ‘modernisation’ est en tous les cas une tentative pour repenser la sphère du social. L’ambition est de se départir du chaos de la vie sociale et de l’affrontement. Ainsi, une vision de la société plus organisée, une « harmonie sociale », est recherchée. Mais deux écueils sont rapidement mis en évidence par les critiques de la Troisième Voie. Celle d’élaborer une société de type communautariste. Certes, cette philosophie de la société incite bien davantage à la reconnaisance de sa citoyenneté, afin de défendre ses propres intérêts de groupe ; mais une telle société contraint l’Etat à délester à d’autres instances le soin et le devoir de « faire société ». La deuxième critique infère à l’idéal d’un monde de connexions – terme issu du fameux ouvrage Connexcity. Les relations entre les individus y sont désormais très largement sociétaires – et non pas sociales ; le développement des relations et des connexions ne seraient plus un avantage pour chacun mais la norme et la mesure du développement individuel. On retrouve là le monde de Robert Putnam, le théoricien majeur du « capital social ». Mais l’auteure ne veut pas accabler la rhétorique du New Labour. Elle met dos à dos les deux partis progressistes dans cette mutation, au risque de faire tanguer les représentations les plus angéliques : « pendant ce temps, beaucoup de similarités existent entre la vision contemporaine du communautarisme du New Labour et la philosophie sociale de la politique moderne suédoise ». Ainsi, le SAP, à force de vouloir se départir de la figure tutélaire de l’égalité, suivrait le mouvement de la Troisième Voie. Celui où la notion de société se décomposerait au sein de la myriade insaisissable des réseaux et des relations. Il serait d’ailleurs tentant, selon Jenny Anderson, de concevoir cet habillage des relations entre individus comme la nouvelle forme de progressisme. Mais au-delà des critiques, cette « société de la connaissance » est bien un idéal partagé, pour ces « nouveaux progressistes », entre le monde moderne et celui du dépassement du capitalisme. Et cet écart entre les deux mondes n’est pas sans écueils, ni sans quiproquos. L’auteure tente enfin de démêler l’écheveau des discours sur ce thème précis. Nous retiendrons maintenant les différences constitutives et structurantes des nouveaux discours progressistes.
Une certaine teinte de monisme économique dans tous les concepts
Tout au long de l’ouvrage, Jenny Anderson utilise des métaphores, aux premiers abords opaques, mais finalement très signifiantes. Pour comprendre les deux conceptions de la méritocratie en débat entre les pays phare de la troisième voie, il faut repartir de l’opposition entre le « Lift » et le « Ladder ». En français, il s’agit de distinguer deux conceptions politiques de l’éducation : celle de l’élévation et celle de l’échelle. Ce dernier terme rejoint une vieille tradition idéologique de la Fabian Society, utilisée en son temps par les Webb, et plaçant le système éducatif au cœur du projet progressiste. Cette conception perdure encore dans certains discours, mais progressivement s’y substitue une forme de radicalisme sur la question de l’éducation comme moyen et comme accès.
Cette conception est typiquement britannique, où le système méritocratique met l’accent sur la sélection. Ainsi, le slogan du gouvernement travailliste est celui de la « tolérance zéro » face au manque d’éducation. Un même glissement s’est produit dans la conception de l’être humain et du citoyen. En concevant l’investissement dans l’humain (« Investing in people ») comme une priorité les travaillistes au pouvoir ont utilisé une rhétorique insidieuse. En effet, parler d’un investissement dans le social , c’est déjà s’inscrire dans une vision économique des rapports sociaux ; dès lors, la citoyenneté est mesurée à l’aune de l’investissement. « Investir dans les potentiels de chacun des enfants » de la Nation Britannique, revient bien à ne pas chercher à les protéger du marché, mais plutôt donner les compétences et les accès pour s’insérer au sein de l’économie de la connaissance. Et cette course a un coût. Celle de la fin du discours Keynésien, soit de l’investissement productif dans le social. Côté Britannique, une forme baroque du contrat social national semble prendre place en modifiant imperceptiblement la nature de la relation politique de l’Etat vis-à-vis de ses citoyens. Pour ce faire, les points d’accroches de l’Etat envers ses citoyens se réduisent aux seuls droits et responsabilités des individus, ces derniers n’ayant qu’une conception minimaliste de l’Etat.Si les liens des citoyens avec l’Etat se transforment en quelques points d’accroches, ceux-ci diffèrent néanmoins d’un pays à l’autre. Comme toujours, les Suédois mettent l’accent sur leur modèle social assurant la sécurité matérielle par le dynamisme économique ; côté britannique, les attentes portent plus sur la capacité de l’Etat à offrir à tous des opportunités.
La création du travailleur du savoir et l’impensé de la figure de l’Autre ?
A force d’exalter cette société du savoir et de la connaissance et en l’absence de toute figure utopique, les discours politiques durent bien substituer à leur objet la promesse d’un monde meilleur. En louant ce travailleur émérite du savoir et de la connaissance, une représentation inédite pour les progressistes a émergé : celle de l’entrepreneur, autant de sa vie que de son business.En effet, cette figure marie subtilement l’égalité des chances et la création de ses libertés. Elle permet de faire l’éloge du monde de la prospérité en faisant abstraction de l’oppression qu’elle exerce sur le salariat. Ainsi, petit à petit, assiste-t-on à l’émergence de ce discours progressiste ; mais celui-ci peut-il regarder si naïvement les rapports économiques, jusqu’à faire du petit entrepreneur un héros du quotidien ?
A juste titre, notre auteure pointe le mouvement de fond de cette transition idéologique. Au cœur de cette théorie de la modernisation, l’individu apprenant serait la clef de voûte de l’idéal à atteindre ; sans utopie, il n’y aurait plus de place pour un destin collectif. Cela reviendrait alors, pour l’auteure, à « relocaliser la projection utopique d’une sphère de mobilisation collective à une sphère de l’individu s’améliorant par lui-même » 2. Il ne serait alors plus question de verser dans un discours fondé sur la « force du négatif », comme pouvait le dire la vulgate hégélo-marxiste d’antan. Il n’est plus de place pour la critique « humaniste » du système, celle de la souffrance ou des conditions d’existence. Non, note l’auteure, la seule critique du système qui vaille serait celle de l’inefficacité économique : celle d’un « gâchis de ressources sociales », de métiers et de coûts non exploités. Ainsi, l’aporie de cette rhétorique est bien, tel que le note Jenny Anderson au travers de ses références et de ses citations si habilement mis en corps doctrinal, la figure de l’Autre. Elle lui consacre tout un sous-chapitre. Point noir du programme idéologique de la troisième voie : les exclus du système, les non-champions qui ne se plient pas au stakhanovisme de l’économie du savoir et de la connaissance, n’auraient-ils plus droit au chapitre ? Il s’agit dès lors de savoir comment théoriser l’inutile, la décroissance marginale de l’accumulation de connaissance ; comment penser en-dehors d’une vision étriquée – celle du capital social – les rapports des citoyens entre eux et la place de l’Etat ?
Cet ouvrage s’impose finalement comme une référence pour comprendre les évolutions doctrinales et les éléments de langages de la social-démocratie contemporaine. L’étude des cas du Labour anglais et du SAP suédois démontre que le corps de doctrine appelé « Troisième Voie » s’est imposé dans notre manière de concevoir le progressisme en Europe, avec ses périls doctrinaux et également politiques.
rédacteur : David CHOPIN, Critique à nonfiction.fr
Illustration : flickr / Skoll World Forum
Notes :
1 – p.17
2 – p.133
Auteur : Jenny Andersson
Éditeur : Stanford University Press
Date de publication : 30/11/99
N° ISBN : 0-8047-6263-5