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La traite des personnes, conséquence systémique d’un régime déficient

LE DÉFI DE L’IMMIGRATION AU QUÉBEC : DIGNITÉ, SOLIDARITÉ ET RÉSISTANCE, NCS numéro 27 hiver 2022, État des lieux

En guise de présentation

J’ai eu, depuis près de dix ans, le privilège de travailler directement avec des femmes migrantes de Montréal qui ont survécu à la traite et à l’exploitation. La plupart d’entre elles sont des travailleuses domestiques migrantes, elles ont connu des conditions proches de la servitude domestique et du travail forcé. D’autres sont des étudiantes internationales, des travailleuses temporaires ou des demandeuses d’asile, qui ont été victimes d’exploitation et de sévices de la part de leur employeur, de leur famille élargie, d’une connaissance ou d’un amoureux. Ces situations les ont conduites à la perte de leur statut d’immigration. Leurs histoires et leurs expériences sont le sujet principal de cet article. En tant qu’immigrante et colonisée, je m’en voudrais de ne pas reconnaître le rôle joué par le colonialisme dans le traitement des peuples autochtones au Canada. L’absence d’exemples de leur vécu dans ce texte ne vise pas à minimiser cette réalité, mais reflète plutôt mes expériences personnelles dans le secteur communautaire des droits des migrants et migrantes et en tant que membre de la diaspora philippine à Montréal. En effet, la traite et l’exploitation des migrants – et en particulier celles des femmes migrantes racisées – font partie du projet colonial permanent du Canada et sont directement liées au traitement et aux conditions des femmes et des filles autochtones.

En accompagnant de nombreuses migrantes dans leurs efforts pour obtenir des droits fondamentaux, j’ai constaté de visu que le Canada ne parvient pas à faire respecter les droits des migrantes victimes de traite ni à leur offrir un soutien adéquat à la suite de tels sévices. Si chaque expérience de traite est unique, les conditions sociales sous-jacentes aux violations de droits qui permettent à de nombreuses femmes migrantes racisées d’être exploitées et maltraitées au Canada se ressemblent. Les survivantes de la traite ont généralement subi de multiples formes de discrimination et de violence, qui créent ensemble ce qu’on appelle fréquemment le « spectre de l’exploitation[1] ». Ce spectre renvoie à toute une série d’abus, y compris des conditions de travail dangereuses et des violations du Code criminel ainsi que des droits de la personne. Cela englobe des actes tels qu’un traitement inégal ou dégradant, des conditions de travail abusives et dangereuses, du harcèlement, de la séquestration, des agressions, de la violence sexuelle, etc., ce qui peut s’apparenter, finalement, à de la traite.

Dans cet article, je partage certaines de mes observations sur la base du principe que les violations des droits de la personne constituent à la fois une cause et une conséquence de la traite des êtres humains. Par exemple, les femmes racisées sont souvent criminalisées par les autorités policières et exclues des programmes sociaux, faute d’un statut d’immigration. Je soutiens également que nous devons avoir une compréhension plus globale de la traite au Canada dans un cadre axé sur les droits de la personne et sur le vécu des survivantes. Cela inclut le développement d’une voie directe vers le statut de résidence permanente pour les migrantes victimes de la traite. En outre, nous devons nous concentrer sur les causes profondes de la traite, liée à d’autres formes de violence et d’abus systémiques auxquels font face les communautés racialisées du pays.

Criminalisation du statut d’immigration précaire

Au Canada, la traite des personnes est d’abord et avant tout perçue comme une question de criminalité et de sécurité nationale[2]. Pour cette raison, les initiatives de « lutte contre la traite » visent principalement à sévir contre des actes criminels individuels plutôt qu’à soutenir les survivantes ou à s’attaquer aux conditions sociales qui créent des situations d’exploitation. Ce contexte est particulièrement problématique pour les femmes migrantes à statut précaire qui, même après avoir subi une exploitation et une violence très graves, sont souvent traitées comme des criminelles plutôt que comme des êtres humains ayant des droits.

Cela est illustré par le cas de Sara[3] que j’ai d’abord rencontrée dans un centre de détention pour personnes immigrées. Elle était arrivée au Canada comme étudiante internationale. Aux prises avec une grande précarité financière, elle s’était jointe à une agence d’escortes et avait été exploitée par un homme pendant un peu plus d’un an. Son expérience dans l’industrie du sexe a pris fin lorsqu’elle a été arrêtée par la police, envoyée en détention pour violation des conditions de son permis de travail, accusée de plusieurs infractions pénales liées à la prostitution et à la traite des personnes. Pendant 16 mois, Sara a été détenue soit dans un centre de détention pour migrants, soit en prison, sans faire l’objet de poursuites. Finalement, les accusations retenues contre elle ont été abandonnées lorsqu’elle a accepté de témoigner contre l’homme qui l’exploitait; ensuite, elle a été libérée dans la communauté à certaines conditions.

Importante car attendue depuis longtemps, la libération de Sara a soulevé une foule de nouveaux défis pour elle. Sans statut, elle n’avait ni le droit d’accéder à des soins de santé ni à de l’aide financière. Elle n’avait pas d’endroit où vivre, pas de documents d’identité, pas d’argent, ni de téléphone, de vêtements d’hiver, ou d’autres produits de première nécessité. Sans permis de travail, elle ne pouvait pas trouver d’emploi. Elle n’avait pas d’amis dans le pays et aucun moyen de contacter sa famille, à qui elle n’avait pas parlé depuis plus de deux ans.

En tant que migrante racisée sans statut, Sara était traitée comme une criminelle même si elle ne risquait plus de poursuites pénales. Elle n’était plus emprisonnée mais devait vivre sous surveillance et dans la crainte d’être expulsée. Elle était un témoin clé dans les poursuites pénales engagées contre son trafiquant, mais son importante contribution n’avait pas été reconnue de manière pratique ou de façon à améliorer sa qualité de vie. Au lieu de cela, elle a dû compter sur de la « charité » et de la « gentillesse » pour survivre et répondre à ses besoins. Son droit de vivre dans la dignité, en sécurité, et de faire ses propres choix était limité par des lois restrictives sur l’immigration et par des programmes sociaux qui la considéraient comme une personne sans valeur et comme une étrangère.

Des cas comme celui de Sara montrent comment, au nom de la « sécurité publique et nationale », les migrantes et migrants à statut précaire paient un prix élevé pour leur situation d’exploitation. Le Canada prétend soutenir « l’autonomisation » des survivantes de la traite dans sa Stratégie nationale de lutte contre la traite des personnes, dont un pilier entier est consacré à la « protection des survivantes[4] ». Cependant, d’après mon expérience, on fait bien peu pour supprimer les nombreux obstacles bureaucratiques et administratifs qui empêchent les migrantes à statut précaire de satisfaire leurs besoins et de vivre dans la dignité. La perte du statut d’immigrant est l’une des conséquences les plus courantes de l’exploitation, et les trafiquants s’en servent souvent pour intimider et contraindre les migrantes. Cette tactique est efficace, puisque la criminalisation et la détention sont des risques très réels pour les migrantes racisées à statut précaire qui entrent en contact avec les forces de l’ordre.

La « victime parfaite »

La représentation répandue de la traite des personnes au Canada demeure un stéréotype centré sur le récit d’un sauvetage de la « victime parfaite[5] ». Ce stéréotype continue d’imprégner et d’influencer le discours social et politique dominant sur la traite. Il charrie un sous-texte de bienveillance et d’humanisme que le Canada ne prodigue généralement pas aux communautés migrantes ou racialisées.

En effet, une interprétation aussi étroite de ce qui constitue la traite, de ses conséquences et de ce qu’est une survivante porte gravement préjudice aux communautés migrantes. Elle crée des barrières importantes pour les migrantes racisées à statut précaire qui ne peuvent accéder à certains recours et ressources; loin d’être facilement accessibles, ces avantages exigent souvent un statut d’immigration légal. Cette vision exclut les nombreuses formes d’exploitation qui touchent les communautés vulnérables comme les travailleurs agricoles, les aides-soignantes et les autres travailleuses et travailleurs migrants ne correspondant généralement pas au moule de la « victime parfaite ». En outre, ce récit ignore le fait que de nombreuses migrantes victimes de la traite sont criminalisées en raison de leur propre exploitation. Il tend également à détourner l’attention des causes profondes de la traite des personnes, causes qui découlent des mêmes forces d’oppression et de violence systémique au cœur de nombreux autres problèmes de justice sociale.

Les causes profondes de la traite des personnes

Les moteurs de la traite se trouvent dans les inégalités structurelles. Il s’agit notamment de politiques et de lois adoptées au niveau des États, ainsi que des pratiques culturelles normatives qui empêchent certaines personnes d’exercer leurs droits et d’accéder aux ressources dont elles ont besoin et qu’elles méritent par ailleurs[6]. Les inégalités que doivent affronter les migrantes racisées à l’échelle mondiale ont été forgées par des formes contemporaines et historiques de colonialisme et de politiques économiques néolibérales, ce qui a entraîné une distribution extrêmement inégale de la richesse et des ressources. Cela permet de comprendre comment fonctionne la traite des personnes au Canada et à l’échelle internationale, particulièrement pour de nombreuses communautés autochtones et migrantes racisées du Sud.

Les femmes sont de plus en plus nombreuses à migrer pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille, un phénomène que l’on appelle parfois la « féminisation de la migration[7] ». La migration forcée due à de mauvaises conditions de vie ou à d’autres situations dangereuses présente également des risques pour la santé, la sécurité et le bien-être[8]. La demande mondiale de services bon marché, associée à une extrême précarité économique, pousse souvent les femmes à rechercher de meilleures conditions de subsistance à l’étranger.

Cependant, la plupart des emplois offerts aux migrantes racisées sont des emplois « sales, dangereux et dégradants[9] » ; en d’autres termes, il s’agit d’emplois qui ont peu de valeur sociale, mal rémunérés et susceptibles d’exposer les femmes migrantes à des pratiques d’exploitation ou de discrimination, comme dans le cas du travail domestique ou du travail de soignante[10].

Le spectre de l’exploitation

En outre, les femmes migrantes racisées sont souvent considérées comme des travailleuses recherchées, parce que les personnes et les institutions du Nord sont convaincues qu’elles sont « moins chères, plus travaillantes et soumises[11] ». La perception problématique comme quoi les femmes migrantes accepteraient des conditions d’emploi et de vie inférieures aux normes ouvre la voie à l’exploitation et à la traite. Cette perspective est également ancrée dans les lois canadiennes sur l’immigration, qui appliquent un programme économique néolibéral visant à répondre aux besoins à court terme du marché du travail et qui traitent les migrants comme une source de main-d’œuvre bon marché et jetable. L’exploitation est en outre facilitée par des politiques d’immigration intrinsèquement dommageables, comme le système de « permis de travail fermé » qui lie le statut d’immigration d’une personne à une tierce partie, comme un employeur ou un conjoint.

Il est bien connu que les programmes utilisant des permis de travail fermés, comme le Programme des travailleurs étrangers temporaires ou le Programme des aides familiaux résidants (aujourd’hui aboli), ont donné lieu à de nombreux abus de la part des employeurs[12]. Ce sont les membres les plus marginalisés des communautés migrantes qui font les frais de ces politiques et pratiques d’exploitation ; et les migrantes racisées sont touchées de façon disproportionnée[13]. Les nombreuses travailleuses et travailleurs domestiques migrants que j’ai côtoyés à Montréal ont été victimes de graves violations des droits de la personne et d’autres types de sévices qui s’inscrivent dans le « spectre de l’exploitation ». De plus, ces personnes passent continuellement à travers les mailles des recours juridiques et des programmes sociaux conçus pour aider les personnes vulnérables, ce qui rend leurs problèmes invisibles.

Vers une approche de la traite centrée sur les droits de la personne et le vécu des survivantes

Adopter une approche de la traite centrée sur les droits de la personne et sur les survivantes signifie prévenir l’exploitation en rendant notre société plus juste et équitable. Pour faire respecter les droits des migrantes racisées, il faut modifier les institutions et les pratiques qui maintiennent l’inégalité structurelle.

En plaçant la « sécurité nationale » au-dessus de la protection du droit individuel à la sécurité et à la justice, nous laissons sur le pavé les migrantes racisées. Cette approche basée sur « la loi et l’ordre » fait du tort aux survivantes, ne contribue guère à prévenir la traite de celles-ci et peut même les exposer à une exploitation supplémentaire si elles sont expulsées vers leur pays d’origine. Il faut en finir avec les « récits de sauvetage », ne plus mettre l’accent sur le « crime » et les « frontières violées », mais sur les conditions dans lesquelles les migrantes sont forcées d’arriver et de vivre au Canada[14].

En outre, l’absence de protections juridiques significatives en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) et l’absence de voie directe vers un statut permanent constituent un obstacle important pour les personnes migrantes victimes de la traite qui cherchent à obtenir réparation ainsi qu’un moyen de stabiliser leur vie après l’exploitation. Plus précisément, le principal outil permettant à ces migrants de régulariser leur statut d’immigration – le permis de séjour temporaire pour les victimes de la traite des personnes (PST-VTP) – reste un mécanisme discrétionnaire et faible pour soutenir certaines et certains membres les plus vulnérables de notre société. L’utilisation incohérente de ce permis reflète la façon dont les migrantes victimes de la traite sont souvent traitées : avec suspicion, et comme si elles étaient des menaces potentielles à la sécurité publique, plutôt que comme des personnes ayant des droits et des motifs légitimes de rester au Canada.

Le Canada s’est engagé à reconnaître et à faire respecter les droits établis en vertu de divers traités internationaux sur les droits, comme le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. Plusieurs militants affirment que pour honorer ses engagements, le Canada doit offrir à toutes et à tous, y compris aux migrantes et migrants sans statut, un accès égal aux droits civils, politiques, économiques et socioculturels. Dans cette optique, le statut d’immigrant ne devrait pas constituer un obstacle à l’exercice, par les migrants, de leurs droits les plus fondamentaux au Canada.

Les points de départ pour l’adoption d’une approche de la traite centrée sur les droits de la personne et des survivantes comprennent l’abolition des permis de travail « fermés » qui lient les individus à un seul employeur ; la création d’une politique d’immigration équitable qui permet une immigration permanente pour les personnes de tous les horizons, y compris les survivantes de la traite ; la fin de la détention des immigrantes et immigrants ; et pour finir, des investissements conséquents dans des initiatives communautaires axées sur l’élimination des inégalités structurelles et de la violence systémique.

Il est grand temps que le Canada traite les survivantes de la traite et les communautés de migrants avec le respect et la dignité qu’elles et ils méritent. Les migrantes victimes de la traite des personnes ne sont pas des « autres ». Elles sont membres de nos communautés, et leurs droits, leur bien-être sont directement liés aux nôtres.

Leah Woolner est coordonnatrice bilingue du Réseau des femmes et chercheuse associée à l’Université McGill.


  1. Klara Skrivankova, Between decent work and forced labour : examining the continuum of exploitation, York (Angleterre), Fondation Joseph Rowntree, 2010.
  2. Estibaliz Jimenez, « La criminalisation du trafic de migrants au Canada », Criminologie, vol. 46, n° 1, 2013.
  3. Pseudonyme utilisé pour protéger l’identité de cette personne.
  4. Sécurité publique Canada, Stratégie nationale de lutte contre la traite des personnes 2019-2024, Ottawa, Gouvernement du Canada, 2019, <www.passengerprotect-protectiondespassagers.gc.ca/cnt/rsrcs/pblctns/2019-ntnl-strtgy-hmnn-trffc/2019-ntnl-strtgy-hmnn-trffc-fr.pdf>.
  5. Voir Jayashri Srikantiah, « Perfect victims and real survivors. The iconic victim in domestic human trafficking law », Boston University Law Review, vol. 87, n° 1, 2007, p. 157.
  6. Laura Barnett, La traite des personnes, Publication n° 2011-59-F, Ottawa, Bibliothèque du Parlement, 2011, révisé 2016, < https://lop.parl.ca/staticfiles/PublicWebsite/Home/ResearchPublications/BackgroundPapers/PDF/2011-59-f.pdf>.
  7. Paulina Lucio Maymon, « The feminization of migration. Why are women moving more ? », Cornell Policy Review, 5 mai 2007, <http://www.cornellpolicyreview.com/the-feminization-of-migration-why-are-women-moving-more/>.
  8. Cathy Zimmerman et Rosilyne Borland, Caring for Trafficked Persons. Guidance for Health Providers, Organisation internationale pour les migrations, 2009. <https://publications.iom.int/system/files/pdf/ct_handbook.pdf>.
  9. En anglais, on parle des emplois « 3-D » : dangerous, dirty, degrading ou difficult.
  10. Manolo I. Abella, « Migrant workers’ rights are not negotiable », dans Migrants Workers, Labour Education 2002/4 n° 129, Organisation internationale du travail, 2002, <https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/—ed_dialogue/—actrav/documents/publication/wcms_111462.pdf>.
  11. Ibid.
  12. Fay Faraday, Made in Canada. How the Law Constructs Migrant Workers’ Insecurity, Toronto, Metcalf Foundation, septembre 2012.
  13. Jacqueline Oxman-Martinez, Andrea Martinez et Jill Hanley, « Trafficking women : gendered impacts of canadian immigration policies », Journal of Migration and Integration, vol. 2, n°  3, 2001, p. 297-313.
  14. Jennifer K. Lobasz, « Beyond border security : feminist approaches to human trafficking », Security Studies, vol. 18, n° 2, 2009, p. 319 – 344.

 

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