La synthèse de Georg Lukács

par Michael Löwy

(extraits d’un article paru dans Actuel Marx, 2009/2, n° 46)

L’idée d’effectuer une synthèse qui surmonte dialectiquement le spontanéisme et le sectarisme a été probablement suggérée à Georg Lukács par sa propre expérience de commissaire du Peuple dans l’éphémère République des Conseils ouvriers de Bela Kun en Hongrie (mars-juillet 1919). Dans cette expérience révolutionnaire, « les énergies révolutionnaires spontanées de la classe ouvrière représentaient une force immense », mais sa défaite rapide a montré que « si la spontanéité révolutionnaire de la classe ouvrière est à la base de la révolution prolétarienne, on ne peut fonder sur cette unique force la dictature du prolétariat » [63].

Par ailleurs, après la victoire de la révolution bolchévique d’Octobre et l’échec du soulèvement « spartakiste » de janvier 1919, il était nécessaire d’établir un bilan idéologique des thèses organisationnelles qui subissaient, dans le processus révolutionnaire, un test décisif. Dans cette situation historique, ce bilan ne pouvait qu’être défavorable au « luxemburgisme ». Cependant, l’œuvre de Lukács, Histoire et conscience de classe, a été écrite dans une période de transition (1919-1922), pendant laquelle la situation en Allemagne était encore potentiellement révolutionnaire et le « luxemburgisme » un courant encore puissant du mouvement communiste européen. Ajoutons que son auteur vivait à cette époque en Allemagne, où ce courant était particulièrement influent. Tout cela nous permet de comprendre pourquoi, malgré ses réserves, cette œuvre reste profondément « imprégnée » par les conceptions de Rosa Luxemburg.

Pour Lukács, les erreurs fondamentales du spontanéisme luxemburgiste sont, d’une part, la conviction que la prise de conscience du prolétariat est la simple actualisation d’un contenu latent et, d’autre part, l’oubli de l’influence idéologique de la bourgeoisie, grâce à laquelle, même pendant les pires crises économiques, certaines couches de la classe ouvrière restent politiquement arriérées. Les actions de masse spontanées sont l’expression psychologique des lois économiques, mais la véritable conscience de classe n’est pas le produit automatique des crises objectives [64]. Il introduit ainsi une distinction, qui constitue un des thèmes centraux de l’œuvre, entre la « conscience psychologique » des ouvriers, c’est-à-dire les pensées empiriques effectives de la masse, psychologiquement descriptibles et explicables, et la véritable « conscience de classe du prolétariat », qui est « le sens, devenu conscient, de la situation historique de la classe ». Cette vraie conscience de classe n’est pas la somme ou la moyenne de ce que les membres de la classe pensent, mais une « possibilité objective » : la réaction rationnelle la plus adéquate qu’on pourrait « adjuger » (zurechnen) à cette classe, c’est-à-dire la conscience que celle-ci aurait si elle était capable de saisir la totalité de sa situation historique [65].

Cependant, la conscience de classe « adjugée » ne constitue pas une entité transcendantale, une « valeur absolue », flottant dans le monde des idées ; elle prend, au contraire, une figure historique, concrète et révolutionnaire : le parti communiste. En effet, pour Lukács, le parti communiste est la forme organisationnelle de la conscience de classe qui, en tant que porteur de la plus haute possibilité objective de conscience et d’action révolutionnaire, exerce une médiation entre la théorie et la pratique, entre l’homme et l’histoire [66]. Dans le débat sur les rapports entre ce parti et les larges masses non organisées, il faut surtout éviter la tendance caractéristique de la vision bourgeoise de l’histoire, qui consiste à considérer le processus historique réel séparément de l’évolution des masses. Dans cette erreur tombent tant le sectarisme de parti que le spontanéisme, qui, en posant le faux dilemme « terrorisme contre opportunisme », se trouvent, en dernière analyse, à l’intérieur du dilemme bourgeois « volontarisme ou fatalisme » [67].

Le sectarisme, en surestimant le rôle de l’organisation dans le processus révolutionnaire, tend à mettre le parti à la place des masses, agissant pour le prolétariat (comme les blanquistes), et à figer en une scission permanente la séparation organisationnelle, historiquement nécessaire, entre le parti et la masse. On dissocie ainsi artificiellement la conscience de classe « correcte » de la vie et de l’évolution de la classe. Quant au spontanéisme, en sous-estimant l’importance des éléments organisationnels, il situe sur le même plan la conscience de classe du prolétariat et les sentiments momentanés des masses, nivelant les stratifications réelles de la conscience à leur degré le plus bas – ou, dans le meilleur des cas, au niveau moyen. Il renonce ainsi à faire avancer le processus d’unification de ces stratifications au plus haut niveau possible [68].

La solution dialectique du problème organisationnel, qui dépasserait l’alternative « jacobinisme de parti » contre « autonomie des masses », se trouverait, d’après Lukács, dans l’interaction vivante entre le parti et les masses non organisées. La structure de cette interaction serait façonnée par le processus d’évolution de la conscience de classe. En d’autres termes, la séparation organisationnelle entre le parti communiste et la classe découlerait de l’hétérogénéité du prolétariat du point de vue de la conscience, mais elle serait seulement un moment du processus dialectique d’unification de la conscience de toute la classe. L’autonomie de l’organisation de l’avant-garde serait un moyen d’égaliser la tension entre la plus haute possibilité objective et le niveau de conscience effectif de la moyenne, dans un sens qui fasse avancer le processus de prise de conscience révolutionnaire [69].

Envisageant le problème sous l’angle de la structure interne du parti communiste, Lukács cherche, encore une fois, à éviter les schémas réifiés du centralisme bureaucratique et de l’ « autonomisme » à outrance. S’il souligne que la capacité d’initiative révolutionnaire suppose une forte centralisation et une division du travail poussée, il signale, cependant, les risques de bureaucratisation que représente l’opposition entre une hiérarchie fermée de fonctionnaires et une masse passive d’adhérents qui suivent avec une certaine indifférence, où se mêlent confiance aveugle et apathie. En conclusion, Lukács insiste sur la nécessité d’une interaction concrète entre la volonté des membres et celle de la direction centrale du parti. Par cette relation peut être abolie l’opposition abrupte – héritée des partis bourgeois – entre chefs actifs et masse passive, entre dirigeants qui agissent à la place des masses et masses contemplatives et fatalistes [70].

Notes

[63] E. Molnar, « Le rôle historique de la République hongroise des Conseils », Acta Historica, Revue de l’Académie des Sciences de Hongrie, t. VI, 1959, pp. 234-235.

[64] G. Lukács, Histoire et Conscience de classe, Paris, Minuit, 1960, pp. 343-350.

[65] Ibid., pp. 73, 99.

[66] Ibid., pp. 338, 358, 368.

[67] Ibid., pp. 367, 373.

[68] Ibid., pp. 363, 367.

[69] Ibid., p. 367-369, 381.

[70] Ibid., pp. 378-380.

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