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La social-démocratie : chantiers et débats

Un texte publié récemment par Michel Doré, Marilyse Lapierre, Benoît Lévesque, Yves Vaillancourt[1] se présente comme un appel pour « lancer un chantier pour travailler à un renouvellement de la social-démocratie ». C’est un texte qui porte à réflexion, si ce n’est de l’importance de ses auteurs. Ce sont en effet des intellectuels qui ont travaillé longtemps avec les organisations de gauche jusque dans les années 1980[2]. Par la suite, ils ont poursuivi leur travail en l’orientant principalement vers l’économie sociale, en lien avec les mouvements qui ont travaillé sur ce terrain, tout en étant relativement proches du PQ[3].

Un texte et une démarche

Sur le contenu, cet intéressant texte se présente également comme une ouverture au débat (comme l’affirment eux-mêmes les auteurs). Il vise à enclencher une démarche collective, qui, précisent les auteur-es, « ne vise pas à fonder un nouveau parti politique, mais simplement à alimenter le débat public, sous un angle particulier, celui du renouvellement de la social-démocratie ». Dans le but de stimuler « la participation citoyenne à la politique», l’intervention des auteurs espère intéresser « sans doute différemment, des partis politiques comme le Parti québécois, Québec solidaire et même le Parti libéral du Québec ».

Le texte est divisé en deux parties : Une première partie qui présente une sorte de vision panoramique de la social-démocratie historique; et une deuxième partie qui rappelle l’itinéraire de l’idée et du projet social-démocrate au Québec et au Canada. D’emblée, les auteur-es précisent leur point de départ. « La social-démocratie, affirment-ils, est la seule voie politique de gauche capable de s’imposer actuellement sur la scène électorale, la seule force politique dont la trajectoire historique est marquée par un engagement sans réserve en faveur d’une démocratie représentative ouverte à une participation citoyenne active ».

C’est dans ce contexte et en partie pour répondre à l’appel de Doré, Lapierre, Lévesque et Vaillancourt, que nous entendons publier divers textes sur le site internet et éventuellement dans la revue NCS.

Une vision idéologisée ?

J’ai plusieurs questions à poser à ce texte, mais pour le moment, je veux soulever celle de l’histoire. En effet dans le texte en question, la trajectoire de la social-démocratie est présentée quasiment comme un chemin « droit », une lente et constante évolution, et non, comme l’histoire le démontre, comme une série de bifurcations. Il y a deux problèmes avec cela. D’une part, le premier problème en celui d’historiographie (il faut quand même revenir aux faits). D’autre part, un deuxième problème (plus grave) est ce que je qualifierais d’ « idéologisation » de la social-démocratie. En effet, la lecture du texte peut faire penser (je présume fortement que ce n’est pas l’intention des auteurs) aux « analyses » auto justificatrices et au proclamatoires qui venaient (jusque dans les années 1980) des partis communistes et de l’Union soviétique sur le « communisme » réellement existant. Les auteur-es en effet affirment sans expliquer vraiment que la social-démocratie est « la seule orientation politique encore capable de prendre le pouvoir et de réaliser des réformes qui vont dans le sens de l’intérêt général ou du bien commun», ce qui n’est pas rien. J’ai des objections à ce ton affirmatif en fonction de ma lecture historique de la social-démocratie, sur laquelle je veux revenir brièvement.

Le crash du vingtième siècle

Il faut se souvenir que la social-démocratie qui a émergé au dix-neuvième siècle aux confluents des luttes sociales et politiques a connu au début du vingtième siècle une implosion autant gigantesque qu’imprévue. En effet, jusqu’à l’éclatement de la Première Guerre mondiale, les progrès de la social-démocratie marquaient la scène politique. Les avancées sur le terrain électoral, la domination sur le mouvement social et l’influence croissance sur le monde des idées faisaient penser à plusieurs que la social-démocratie étaient littéralement aux portes du pouvoir. La Deuxième Internationale promettait de mener le monde à la paix et à la prospérité, tout en coalisant des forces immenses et variées. Puis est survenu l’effondrement. À part quelques exceptions la plupart du temps très minoritaires (à part les Bolchéviks), les partis social-démocrate sont embarqués dans l’« union sacrée » avec les classes dominantes dans la foire d’empoigne impérialiste. De cette évolution inattendue, le grand mouvement socialiste s’est cassé pour une très longue durée. Les secteurs les plus déterminés de la gauche ont rompu pour évoluer vers le communisme et l’expérience soviétique. Il faut se souvenir en effet que la majorité des partis social-démocrates de France, d’Italie et de plusieurs autres pays est sortie de la Deuxième Internationale de l’époque. Entretemps, le mouvement social s’est disloqué, ce qui a permis aux droites et aux ultra-droites de se faufiler dans le dédale de l’histoire, jusqu’à la catastrophe qui est survenue dans les années 1930.

La social-démocratie contre le changement

J’évoque ici un débat très compliqué sur lequel des historiens n’ont cessé de plancher depuis des décennies[4] Je n’affirme pas non plus, comme une certaine tradition politico-théorique de gauche, que la principale raison de ce crash a été la « trahison » de la social-démocratie, ce qui serait une explication beaucoup trop simpliste et justement « idéologisée ». Certes, ce sont les principaux leaders de la social-démocratie qui ont décidé d’appuyer la boucherie inter-impérialiste de 1914-1918. Ce sont eux qui ont appuyé les interventions impérialistes contre l’Union soviétique naissante, et qui ont participé aux côtés de la droite et des militaires à l’écrasement des insurrections prolétariennes à Berlin, Budapest, Turin et ailleurs. Pour plusieurs intellectuels et militants de gauche de l’époque, cette social-démocratie avait « fait son temps ». C’était une autre erreur, car la longue descente aux enfers de l’Europe (et du monde) durant la première moitié du vingtième siècle a été causée par plusieurs facteurs dont les échecs de la gauche radicale (celle même qui était sortie de la social-démocratie historique). Mais mon intention ici est limitée. Je veux simplement souligner le fait que la social-démocratie actuelle provient d’une histoire faite de bifurcations, de grandes avancées et de grands échecs. J’affirme aussi qu’il me semble imprudent de présenter ce phénomène politique comme cela l’était jusqu’au grand crash, comme la « seule voie » porteuse de changement.

L’impensé colonial

Il y a un autre terrain où la social-démocratie historique a échoué à être le porteur du changement. Née en Europe, la social-démocratie n’est globalement jamais sortie du paradigme « modernisateur » qui s’était infiltré dans la pensée marxiste de l’époque sous la forme d’un économicisme étroit. Le développement du capitalisme devait nécessairement ouvrir la voie au socialisme et dans ce sens, la colonisation européenne était globalement nécessaire, voire inévitable, pensaient les partis social-démocrates de l’époque. Jusque dans les années 1960, les social-démocrates européens ont été des défenseurs acharnés de la colonisation française en Algérie, de la domination britannique en Inde, etc. Face à l’essor des luttes de libération nationale surtout à partir des années 1950, la social-démocratie, au gouvernement comme dans l’opposition, est devenu le rempart de l’impérialisme. Certes, plusieurs de ces mouvements de libération, en Asie principalement, sont allés du côté de la Troisième Internationale, mais plus par nécessité que par vertu. En Amérique latine, où la problématique de la lutte anti-impérialiste a été relancée avec la révolution cubaine, la social-démocratie, sous prétexte de constituer une « troisième voie » (entre l’impérialisme-capitalisme occidental et le « camp » communiste et prosoviétique), est demeurée à l’écart, d’où l’influence très limitée qu’elle a exercée sur le mouvement social et politique latino. Il faut dire cependant qu’il y a eu des exceptions, la social-démocratie suédoise par exemple, et qui ont maintenu un certain dialogue avec les mouvements d’émancipation dans le Sud. Des militants social-démocrates, dissidents la plupart du temps, ont appuyé les luttes de libération en Algérie et ailleurs. Certains secteurs radicalisés de la social-démocratie latino se sont alliés aux secteurs (majoritaires) de la gauche. Mais de manière générale, la social-démocratie faisait partie du problème et non de la solution.

La social-démocratie et les « trente glorieuses »

Dans leur texte, les auteurs laissent entendre que le « grand compromis » de l’après-deuxième guerre mondiale a été le produit de la social-démocratie, en « réconciliant », disent-ils « les intérêts de la classe ouvrière et ceux de la nation de même que la logique du marché (désormais régulé) et celle de la justice sociale ». En réalité, ce « compromis » a été élaboré par les dominants, à commencer par le gouvernement états-unien de Roosevelt, sous l’inspiration de Keynes. Ce compromis est apparu nécessaire, pas tellement par l’influence de la social-démocratie, mais par la menace que représentaient alors les mouvements radicaux, principalement d’influence communiste, contre le capitalisme en crise. À une échelle plus large, le capitalisme dominant était conscient qu’il devait se restructurer devant la montée de ces compétiteurs, l’Union soviétique d’une part, et les puissances de l’« axe » d’autre part. Par la suite, ce compromis a été en partie « géré » par la social-démocratie, encore une fois mobilisée par les dominants pour rescaper le système. Bien sûr, les auteurs ont raison de dire que ce grand compromis a abouti à améliorer à réduire la qualité de vie et à réduire les inégalités ». Mais il importe de souligner que le compromis keynésien a surtout permis de relancer l’accumulation du capital dans les pays capitalistes avancés.

Quelques questions en guise de conclusion

La social-démocratie a été quelques fois, mais pas tout le temps, porteuse des aspirations populaires pour une transformation sociale. Elle a été souvent, pas toujours, l’instrument des dominants pour gérer les conflictualités. Elle a appuyé des luttes et des mouvements populaires, surtout au Nord. Elle a abandonné d’autres luttes, surtout au sud. Elle a été un lieu d’articulation pour des mouvements populaires, mais aussi pour ces groupes « intermédiaires », classes dites « moyennes » en déperdition, fractions des classes populaires relativement avantagées (ce que les Bolchéviks qualifiaient dédaigneusement d’« aristocratie ouvrière ») et qui espéraient se trouver « une place » au sein du capitalisme, et non en dehors de lui. Ce « réformisme » naturel, presque génétique, de la social-démocratie, n’est pas « en soit » condamnable (pourquoi ne pas réformer le système si l’on peut et éviter le chaos d’une rupture révolutionnaire). Mais il avait ses limites historiques, puisque le capitalisme « réformé » n’a pas évolué vers autre chose que ce que l’on connaît aujourd’hui : un effroyable gâchis.

Aujourd’hui soulignent à juste titre Doré, Lapierre, Lévesque et Vaillancourt, la social-démocratie est en crise, écartelée entre la gestion à court terme de l’effondrement du néolibéralisme et une reconstruction du projet historique, que les auteurs veulent « renouvelé » : le projet doit donc être « de mettre en place des mesures d’urgence pour les victimes et de penser en même temps des réformes et un nouvel encadrement du capitalisme qui iront dans le sens de sa refondation, voire de son dépassement ».

C’est une ambition dans laquelle nous nous considérons partie prenante. Mais pour partir du bon pied, il faut éviter l’« idéologisation ». La social-démocratie « historique », pas plus d’ailleurs que le « communisme historique » ne doit pas être le point de départ. La social-démocratie « réellement existante » (pas celle que les sociaux-démocrates voudraient qu’elle soit), a une charge trop lourde, trop compromisée, y compris, dans la période récente, dans la gestion du social-libéralisme, dans la participation aux guerres impérialistes (merci Tony Blair), dans l’écrasement des mouvements sociaux.

Il faut donc regarder plus largement. En Amérique latine au moment où les grands mouvements politiques et sociaux ont pris leur essor (les années 1980 essentiellement), la formule souvent utilisée était que le projet à construire se définissait « négativement », « ni marxiste-léniniste, ni social-démocrate ». On dira, c’est seulement une formule, et non une stratégie, mais cela me semble une piste intéressante.


[1] Le renouvellement de la social-démocratie au Québec : un chantier qui s’impose plus que jamais, mai 2009.

[2] Notamment le Regroupement pour le socialisme, une formation de gauche qui a existé jusqu’au début des années 1980. À l’époque, le RPS, parallèlement au Mouvement socialiste (MS), a eu une certaine influence au sein du mouvement social, en tant que porteur d’un projet socialiste et indépendantiste, et en tant qu’adversaire des organisations marxistes-léninistes de l’époque.

[3] Lapierre a été candidate du PQ à quelques reprises depuis quelques années.

[4] Lire entre autres Éric Hobsbawn, L’âge des extrêmes, le court vingtième siècle, Éditions complexes, 1999.

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