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La révolution « solidaire » – Quelques éléments pour une nouvelle stratégie de gauche au Québec

Jonathan Durand Folco

Stagnation électorale et lutte idéologique

L’élection générale du 7 avril 2014 représente un moment décisif sur la scène politique québécoise, caractérisée par une crise profonde du bloc souverainiste et une stagnation relative des forces progressistes. Si nous pouvons faire l’hypothèse que la majorité de la population a davantage voté contre le Parti québécois (PQ) que pour le Parti libéral (PLQ), il n’en demeure pas moins que la gauche a peu bénéficié du ressac provoqué par la Charte des valeurs, la candidature de Pierre-Karl Péladeau et la maladresse de l’équipe Marois durant la campagne électorale. Par ailleurs, la droite fédéraliste a largement profité de cette déconfiture, le confort et l’indifférence du libéralisme politique et économique l’emportant largement sur les projets collectifs, qu’ils soient de nature nationaliste ou socialiste. L’impression qui domine est que beaucoup de gens ne croient plus à un changement majeur, à la libération nationale ou à l’émancipation sociale, préférant se contenter d’un éternel retour du même. Ce n’est donc pas seulement l’idée d’indépendance qui est en crise, mais la capacité même du peuple à se projeter dans l’avenir.

Cette interprétation comporte une implication cruciale. Pour que la gauche puisse occuper l’espace laissé vacant par la défaite historique du PQ, elle doit remettre en question son image, son discours et sa stratégie, puisqu’elle semble incapable, pour l’instant, de rallier les forces populaires à son projet de transformation sociale. C’est un défi, considérant que la lente montée de Québec solidaire (QS), qui a obtenu une troisième députée à l’arraché (91 voix) et augmenté son score électoral de 1,6 %, est largement insuffisante. À cette vitesse de progression, le parti aura peut-être cinq députéEs et 10 % des voix en 2018, puis une majorité parlementaire en 2068 ! Quelques mouvements sociaux inquiets, des centrales syndicales frileuses et trois députéEs solidaires à l’Assemblée nationale ne permettront pas d’apporter les transformations majeures dont notre société a besoin pour assurer l’avenir de son territoire, de ses institutions et des générations futures.

Briser le plafond de verre

Il est donc impératif de tracer les contours d’une nouvelle stratégie pour la gauche dans le contexte des années 2010. Même une campagne électorale avec un slogan sympathique, une bonne plateforme de propositions et des lignes de communication efficaces ne pourront défaire les nombreux préjugés à l’endroit du projet solidaire, l’imaginaire des classes moyennes et populaires étant toujours séduit par le chant des sirènes de la droite qui les soude aux classes dominantes. C’est pourquoi la construction d’une contre-hégémonie culturelle au sein de la société civile doit précéder la représentation des revendications sociales au sein des institutions politiques. La gauche doit briser le plafond de verre, élaborer un nouveau discours qui prend à rebrousse-poil l’idéologie néolibérale, et préparer dès maintenant une offensive d’ici les prochaines élections. Prendre au sérieux le rôle central de la lutte idéologique dans le combat politique doit nous mener à une interrogation fondamentale, non sur la nature de nos principes (justice sociale, indépendance, écologie, etc.), mais sur leur formulation qui doit être appropriée au niveau de conscience des masses. Cela implique non pas d’ajuster les concepts de la gauche au cadre de l’idéologie dominante, mais de retraduire, dans les termes d’une pensée de l’émancipation, les craintes et les aspirations réelles de la majorité sociale qui se trouvent actuellement canalisées par le discours conservateur.

Réactiver le sens de la Révolution tranquille

Pour que le peuple québécois puisse reprendre en main son destin, il doit d’abord croire qu’un autre monde est possible. Cela nécessite non seulement l’élaboration d’une représentation désirable d’une société nouvelle, un projet politique stimulant, mais le développement d’une capacité à imaginer, à espérer, à envisager positivement de profonds changements dans l’organisation de la vie démocratique et économique. Pour que le projet solidaire devienne sensible au peuple québécois, et non seulement à une minorité progressiste, il doit dépasser la culture militante des mouvements sociaux et s’inscrire à l’intérieur de larges transformations historiques. Autrement dit, la gauche ne doit pas d’abord s’adresser aux convaincuEs, mais rappeler les contenus du passé collectif pour aimanter l’inconscient social vers l’avenir d’une promesse inaccomplie.

Un des éléments de cette stratégie consiste à réactiver le souvenir du dernier grand mouvement de l’histoire du Québec : la Révolution tranquille. Il s’agit de dédiaboliser le mot « révolution » en l’associant à cette importante transformation sociale, politique, économique et culturelle qui a forgé l’identité québécoise contemporaine. Cet exemple historique permet de montrer que la révolution n’est pas un idéal inaccessible, mais une utopie qui a déjà eu lieu dans notre propre passé. Si l’idée d’une libération sociale et nationale est un rêve, celui-ci habite notre mémoire comme une image qui vise le présent dans l’attente d’un avenir qui accomplirait l’espoir des générations précédentes. « Chaque époque rêve la suivante », disait Michelet1. Dans sa deuxième thèse sur le concept d’histoire, Walter Benjamin reprend cette idée en concevant le salut collectif à travers l’écoute attentive des échos du passé et la réplique qu’on peut lui donner :

Le passé est marqué d’un indice secret, qui le renvoie à la rédemption. Ne sentons-nous pas nous-mêmes un faible souffle de l’air dans lequel vivaient les hommes d’hier ? Les voix auxquelles nous prêtons l’oreille n’apportent-elles pas un écho de voix désormais éteintes ? Les femmes que nous courtisons n’ont-elles pas des sœurs qu’elles n’ont plus connues ? S’il en est ainsi, alors il existe un rendez-vous tacite entre les générations passées et la nôtre. Nous avons été attendus sur la terre. À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. Cette prétention, il est juste de ne point la repousser2.

Repenser la révolution québécoise dans le contexte du XXIe siècle nous oblige à regarder en arrière pour mieux nous projeter vers l’avant. Néanmoins, la révolution dont il est question relève moins d’un prolongement que d’une réappropriation critique du passé ; elle ne s’inscrit pas dans un processus linéaire, dans un « temps homogène et vide », mais représente une interruption capable de « faire éclater le continuum de l’histoire ». C’est pourquoi revendiquer l’héritage de la Révolution tranquille ne doit pas se réduire à la défense du déjà-là, ni à un prolongement linéaire de l’État-providence bienveillant et d’une souveraineté à portée de la main. Autrement dit, l’accomplissement de la Révolution tranquille implique la transformation du modèle québécois et de l’identité collective qui lui est attachée.

L’antiétatisme critique

Le premier obstacle qui freine une adhésion spontanée au projet solidaire réside dans le rôle central que la gauche confère à l’État dans l’organisation de la vie politique et économique. Or, ce qui caractérise l’esprit conservateur dominant à notre époque est sans aucun doute le rejet massif de la classe politique, de la bureaucratie, voire de l’idée même de l’État. Sur ce point, la droite a réussi sa lutte idéologique en ancrant dans la population un préjugé défavorable à l’égard du gouvernement, qui est devenu synonyme de corruption, de gaspillage et d’inefficacité, préjugé conduisant même à remettre en question la pertinence des services publics et le principe de redistribution.

Généralement, dans un tel contexte, la gauche prend la défense acharnée de l’État contre l’offensive d’une droite décomplexée, qui se pose comme la grande réformatrice capable de libérer les classes moyennes et populaires du joug de la centralisation, de l’asphyxie fiscale et de la dette publique qui ne cesse de paralyser la croissance économique. Les solidaires paraissent du coup vouloir conserver le « modèle québécois », préserver les institutions publiques qui ont forgé le Québec moderne, même si l’État-providence traverse une crise depuis une trentaine d’années. Ce renversement de perspective conduit à une situation paradoxale où la droite apparaît comme « progressiste », c’est-à-dire comme la principale alternative à une gauche « conservatrice » vouée à protéger un modèle révolu qui ne profite plus qu’à une minorité privilégiée : fonctionnaires, étudiantEs, intellectuelLEs, « bobos », etc. Que le discours néolibéral soit vrai ou faux dans sa description de la réalité n’élimine pas son effet performatif, soit la modification de la conscience populaire par un langage antisystème qui oppose le peuple opprimé à une élite politique qui ne cherche qu’à le tromper et l’exploiter.

Le nœud du problème réside dans la critique du modèle québécois que la gauche doit assumer afin que la droite ne monopolise plus ce discours. L’hypothèse que je soumets consiste non pas à combattre ce préjugé populaire, mais à le retourner contre son auteur ; en suivant l’expression de Hegel, la gauche doit « épouser la force de l’adversaire pour l’anéantir de l’intérieur »3. Elle ne peut pas se contenter de défendre comme tel le « modèle québécois », qui supposait une forte croissance économique, des ressources naturelles abondantes et plusieurs autres conditions qui n’existent plus aujourd’hui. La confiance envers le progrès, si puissante dans les années 1960 et 1970, n’est plus tenable à l’époque de la crise financière, énergétique, démocratique et écologique. Pour convaincre les classes moyennes et populaires d’un projet de transformation sociale, la gauche doit inévitablement tenir compte de la méfiance généralisée à l’égard de la classe politique, de la bureaucratie et de l’importante crise de la démocratie représentative. Mais il ne faut pas pour autant tomber dans le piège de l’antiétatisme naïf, à la manière des néolibéraux et libertariens qui cherchent une réduction drastique de l’État au profit du marché. Il s’agit plutôt d’élaborer un « antiétatisme critique » ou stratégique : ne pas nier l’importance des services publics, de la démocratie et de la redistribution, mais lutter contre la bureaucratisation, la centralisation du pouvoir, l’éloignement des décisions du citoyen ordinaire. En d’autres mots, il faut changer l’État de fond en comble pour assurer un réel contrôle populaire des institutions politiques et économiques. Le problème fondamental n’est pas le principe, mais le culte de l’État, c’est-à-dire l’idée qu’un pouvoir public fort et centralisé pourra pleinement compenser les failles du capitalisme et même remplacer le marché.

Les trois piliers

Pour rendre opérationnelle cette perspective antiétatique dans le contexte québécois, la stratégie de la « révolution solidaire » consiste à élaborer un projet qui vise non pas la préservation, mais la transformation de l’État québécois. Ce discours cherche à réaliser plusieurs objectifs simultanément :

  • dédiaboliser le mot « révolution » en l’insérant dans le prolongement de la Révolution tranquille, la gauche reprenant à son compte la tâche historique d’un grand projet social et national inachevé ;

  • donner une signification « solidaire » à cette révolution, en mettant l’accent sur son caractère inclusif, égalitaire, démocratique et non violent, personne n’étant exclu de cette transformation sociale ;

  • couper l’herbe sous le pied de l’idéologie néolibérale (diminuer les taxes, épargner le contribuable, réduire la bureaucratie, défendre la liberté individuelle) tout en récupérant ses thèmes par une vision progressiste et antiélitiste ;

  • repenser la question nationale non à partir de l’identité culturelle, mais en fonction de la décentralisation, de la démocratie et du pouvoir citoyen. Développer une hégémonie culturelle sur les régions et les classes moyennes, afin de dépasser la vision montréalo-centriste actuellement associée à la gauche québécoise.

Il faut donc simplifier les idées de la gauche pour les rendre accessibles, leur fournir une expression concrète et adaptée à plusieurs niveaux de conscience, sans pour autant sombrer dans le simplisme. Il s’agit de créer des idées structurantes et un schème cohérent, des images fortes et bien articulées, permettant de rendre sensibles les principes progressistes afin qu’ils répondent adéquatement aux aspirations et aux craintes populaires. La construction idéologique ne doit pas être abêtissante et réductrice, mais inciter les gens à réfléchir, à questionner l’ordre établi, à imaginer un autre monde possible, et à s’engager directement dans l’action politique. L’expression la plus simple de ce discours se présente comme suit : la révolution solidaire vise à redonner le pouvoir aux gens sur leur argent (révolution fiscale), leur démocratie (révolution citoyenne) et leur environnement (révolution verte).

La révolution fiscale

La conjoncture des prochaines années sera marquée par l’approfondissement d’un problème structurel qui frappe de plein fouet plusieurs sociétés partout dans le monde : la crise fiscale de l’État. Si l’augmentation de la dette publique et le ralentissement de la croissance économique ne datent pas d’hier, la crise financière mondiale débutant en 2007 ouvre une ère où les déficits budgétaires deviennent le principal prétexte pour achever le démantèlement de l’État-providence. À l’heure où la financiarisation du capitalisme a montré son incapacité à assurer la prospérité pour tous et toutes, allant même jusqu’à menacer d’effondrement le système bancaire et l’économie mondiale, le discours des experts et des élites politiques recommande de procéder à une cure d’austérité en invoquant le spectre d’une décote des agences de notation.

Le Québec n’échappe pas à l’épée de Damoclès des « plans de restructuration » qui ont déjà frappé ailleurs (Grèce, Espagne, Portugal, Italie, Irlande, Royaume-Uni, France) et qui peuvent s’abattre ici à tout moment. Le dernier rapport des économistes « lucides » Luc Godbout et Claude Montmarquette sur l’état des finances publiques, de même que la « restructuration » envisagée par le premier ministre Philippe Couillard, mettent cette question à l’ordre du jour. Or, la lutte contre l’austérité présente l’aspect négatif d’un processus qui nécessite une transformation globale et positive visant à surmonter une fois pour toutes la crise fiscale de l’État. Ce changement implique non pas la défense d’un système qui ne fonctionne plus, mais la création d’un nouveau modèle susceptible de recevoir un large appui populaire. C’est pourquoi il ne suffit pas d’invoquer des impôts « plus justes » et une « fiscalité progressive » ; il faut un concept qui frappe l’imaginaire en évoquant immédiatement un changement radical et positif qui permettrait d’améliorer dès maintenant la condition financière de la majorité de la population.

La « révolution fiscale » vise à repenser la question sociale et la crise fiscale de l’État par la réorganisation radicale du système de prélèvement des taxes et impôts, tant au niveau des revenus, des entreprises, des institutions financières, des ressources naturelles, du foncier, des municipalités, etc. Ce n’est donc pas qu’une réforme, mais un ensemble de mesures visant à inverser le rapport de force au sein du système de distribution afin d’alléger le fardeau des classes moyennes et populaires. Ainsi, la justice sociale n’apparaît plus comme une vertu morale opposée au réalisme économique (un idéal indéfiniment accessible devant la dure réalité budgétaire), mais comme un moyen concret de sortir de la crise structurelle des finances publiques. Autrement dit, la révolution fiscale permet de concrétiser l’idéal de solidarité par un changement de paradigme dans notre manière de concevoir la redistribution.

Paradoxalement, il est possible de prendre appui sur le discours conservateur ambiant pour couper l’herbe sous le pied de la droite. Par exemple, au lieu de miser d’abord sur l’ajout d’une dizaine de paliers d’imposition pour les individus gagnant entre 0 et 150 000 dollars par année, en insistant ainsi sur la redistribution entre pauvres, classes moyennes et personnes relativement aisées, il serait pertinent de marquer l’opposition entre la grande majorité de la population (des plus précaires aux professions libérales, aux petits entrepreneurs, etc.) et les hyper riches, les banques et les grandes entreprises. Cette perspective pourrait être popularisée par une campagne similaire au Inequality Briefing organisée par l’Intitute for New Economic Thinking au Royaume-Uni, qui illustre par de courts vidéos pédagogiques la différence entre les inégalités perçues et les inégalités réelles. Au moment où le « 99 % » du mouvement Occupy s’avère non seulement un slogan, mais une réalité socioéconomique, il est important d’expliciter cet antagonisme afin de surmonter les divisions au sein de la population et de mieux opposer les classes moyennes et populaires à l’élite économique.

Un autre élément clé qui pourrait augmenter le caractère désirable de la révolution fiscale serait d’ajouter une composante antibureaucratique comme la simplification du formulaire de l’impôt sur le revenu. La déclaration annuelle de revenu représente une corvée, un processus pénible et compliqué pour une très grande majorité de la population, alors que les plus riches et les grandes entreprises peuvent faire appel à des experts comptables qui leur permettent de contourner le fisc. Autrement dit, la complexité du système fiscal actuel défavorise largement la classe salariée4. C’est pourquoi le salaire, les gains sur le capital et toute autre forme de rémunération devraient être fusionnés dans un même revenu, celui-ci étant taxé de manière progressive. La gauche ne doit pas complexifier le modèle d’imposition, mais le simplifier pour le rendre plus intelligible, transparent et juste. Un système fiscal moins abstrait, et du même coup plus désirable et intuitif, susciterait un large appui populaire, car les individus pourraient alors savoir plus précisément comment l’État opère les prélèvements et redistribue la richesse. Autrement dit, il s’agit d’épargner le contribuable tout en lui faisant réaliser que la source de la crise fiscale de l’État ne vient pas de programmes sociaux trop dispendieux, mais d’une minorité possédante qui paie de moins en moins d’impôts et qui profite abondamment du laxisme de la classe politique. Ce thème pourrait d’ailleurs devenir le cheval de bataille d’une lutte anticorruption, l’évitement fiscal et les paradis fiscaux étant un autre puissant argument à brandir contre les élites politiques et économiques.

La révolution fiscale sert en quelque sorte de pivot pour structurer le discours sur la justice sociale, en prenant en compte l’endettement des ménages et la réalité matérielle de l’individu étouffé par un État qui lui demande toujours de payer plus en lui offrant toujours moins. Elle permet de concrétiser la lutte contre l’austérité et de servir de levier aux contestations populaires. Si nous considérons que la question fiscale représente une partie intégrante d’un système global de droits de propriété, il s’agit alors d’un axe incontournable d’une remise en question des rapports de pouvoir entre les classes sociales au sein de notre régime économique et politique. Le mot révolution n’est donc pas qu’un slogan ; il signale l’ébranlement d’un pilier central du capitalisme, à savoir un système de répartition de la richesse régressif et fondé sur l’inégalité économique.

La défense des services publics et des mesures sociales doit être repensée à l’aune de la révolution fiscale. Les réformes les plus ambitieuses de Québec solidaire, comme la gratuité scolaire, l’instauration d’un revenu minimum garanti ou les transports collectifs gratuits, demeureront controversées tant et aussi longtemps qu’un mode de financement viable ne sera pas proposé et largement accepté par la population. Si la réforme systématique du mode de prélèvement des taxes constitue le cœur de cette approche, elle doit s’accompagner du développement d’institutions publiques capables de générer d’importants revenus et d’assurer une souveraineté financière contre la toute-puissance des banques et des agences de notation. La création de nouveaux leviers étatiques vise à dégager une marge de manœuvre pour la consolidation et l’extension des services publics et des programmes sociaux, en prolongeant le processus de la Révolution tranquille qui a vu émerger de nouvelles institutions. La création de Pharma-Québec ainsi que l’instauration d’un pôle bancaire public sont des mesures qui doivent être comprises comme des parties constitutives de la révolution fiscale, car elles permettent d’élargir l’autonomie financière de l’État face au système bancaire responsable de la crise et des compagnies pharmaceutiques qui font exploser les coûts du système de santé à leur profit.

La révolution citoyenne

Le renouvellement du « modèle québécois » issu de la Révolution tranquille suppose un changement de paradigme, non seulement dans notre manière de concevoir la redistribution, la fiscalité et les services publics, mais dans la forme même des institutions politiques. À quoi sert de remplacer le moteur d’une voiture pour la rendre plus « performante » si le conducteur n’a pas l’expérience nécessaire pour l’utiliser adéquatement ? La révolution fiscale appelle donc une révolution citoyenne, c’est-à-dire une « démocratisation de la démocratie » qui replace le pouvoir citoyen, et non l’État, au cœur de la vie politique.

La révolution citoyenne vise à repenser la question nationale à l’aune de la démocratie radicale pratiquée et revendiquée lors du « printemps québécois » de 2012. Même si le manifeste de la CLASSE5Nous sommes avenir, n’a pas abordé explicitement la question du statut politique du Québec, il nous invite à ne pas concevoir le peuple à partir d’une identité nationale virtuelle, mais comme une solidarité populaire en acte. Ce renversement conceptuel consiste à repenser la souveraineté nationale en fonction du principe de la souveraineté populaire, c’est-à-dire du pouvoir du peuple sur lui-même et ses institutions. Le peuple doit non seulement s’émanciper des institutions et des puissances étrangères, comme l’État canadien, la pétro-industrie, les agences de notation, les firmes multinationales et les compagnies minières, mais remettre en question ses propres institutions qui lui sont devenues étrangères.

Cela implique certes que la redéfinition du statut politique du Québec doit reposer sur un processus constituant démocratique, mais ce même processus n’a de sens qu’en vertu d’une transformation radicale des institutions politiques dans le but de redonner le pouvoir aux citoyens et aux citoyennes sur leur milieu. Autrement dit, l’indépendance appelle la décentralisation et la démocratisation de l’État pour redonner à la souveraineté populaire sa pleine signification. La question nationale doit être comprise comme l’application, à l’échelle de la communauté politique, de l’idéal démocratique, le principe d’autodétermination des peuples n’étant qu’une manifestation particulière du principe plus fondamental d’autogouvernement populaire. C’est ce qu’on appelle « l’indépendance par le bas ». Au fond, le manifeste Nous sommes avenir exprime un point de vue profondément souverainiste qui, feignant d’ignorer la question nationale, a mis en lumière la souveraineté du peuple et le principe oublié de tout mouvement d’émancipation populaire : la démocratie réelle, en acte.

Cette nouvelle interprétation de la question nationale permet de proposer une lecture insoupçonnée du programme de Québec solidaire. Au lieu de considérer les sections Pour un Québec indépendant et Élargir l’exercice de la démocratie comme deux questions séparées, il s’agit d’interpréter la première partie à la lumière de la seconde. Le principe constitutif qui donne sens à la souveraineté populaire est formulé de la manière suivante :

Québec solidaire se réclame de la démocratie participative et citoyenne. Un gouvernement de Québec solidaire mettra en place les conditions et les moyens permettant d’élargir le pouvoir des citoyennes et des citoyens. La population sera appelée en permanence à débattre et à décider des enjeux qui la concernent, et ce, à tous les niveaux : de l’entreprise à l’État, du quartier à la région6.

Cette démocratie radicale, même si elle comprend une amélioration de la démocratie représentative par la réforme du mode de scrutin, la parité hommes-femmes et le droit de vote aux immigrantEs, repose avant tout sur le pouvoir citoyen. Cela implique non seulement de profondes réformes à l’échelle nationale, mais une importante décentralisation,

La démocratisation des instances municipales et régionales et la prise en charge par les citoyen-ne-s de ce développement. […] Tout en respectant les principes voulant que l’État québécois agisse comme leader, rassembleur, gardien des valeurs communes, de l’équité et de la solidarité sociale et la protection de l’environnement, […] Québec solidaire procèdera à une dévolution de pouvoirs, de responsabilités et de ressources aux régions afin qu’elles assurent de façon démocratique leur développement, garantissent les services publics à la population et assument l’ensemble de leurs responsabilités7.

Ce projet de décentralisation et de démocratisation intégrale de l’État permet de dessiner le visage d’un Québec indépendant, non pas en partant d’une totalité homogène, mais d’un assemblage de morceaux en voie de réunification. La souveraineté ne vise pas d’abord à donner tous les pouvoirs à un gouvernement centralisé, mais à assurer la pleine expression des particularités des communautés de base et des multiples lieux qui constituent le Québec. Le projet de pays s’enracine ainsi sur l’idéal démocratique et la pluralité culturelle qui définissent le peuple québécois, en favorisant le sentiment d’appartenance par un ancrage territorial et régional (l’indépendance, c’est la dévolution du pouvoir aux régions).

Cela permet de dépasser l’opposition rigide entre le nationalisme identitaire et le nationalisme civique dans une perspective géonationaliste, qui considère le milieu comme le principal vecteur de l’identité collective. Le milieu signifie à la fois le territoire et le lieu des activités, par opposition à l’espace abstrait ; c’est le monde tel qu’il est habité8. La révolution citoyenne se distingue par une attention particulière aux espaces concrets de participation, au milieu communautaire et associatif, aux espaces publics de proximité, bref, à tout ce qui permet de renforcer la société civile afin qu’elle devienne un contrepouvoir efficace contre la domination de l’État et du capitalisme.

Par ailleurs, le fait d’insister d’abord sur la décentralisation et la démocratisation de l’État québécois permet d’apporter des changements importants et concrets dans la vie des gens sans devoir attendre l’éventuel résultat d’un référendum. Cette stratégie amorce une révolution citoyenne qui définit un nouveau partage du pouvoir entre le gouvernement et les communautés de base, en redonnant confiance aux individus et aux groupes en leurs propres capacités d’action. Cette logique de « proximité » et d’« empowerment » permet de contrebalancer la perspective jacobine et centralisatrice du mouvement de la Révolution tranquille, qui visait à construire l’État-providence québécois par quelques élites politiques et hauts fonctionnaires pour ensuite l’administrer tranquillement. La révolution citoyenne consiste à remettre les individus et les communautés locales au cœur du processus décisionnel, en donnant le pouvoir aux régions, aux villes et villages sur l’ensemble du territoire québécois, par la mise en place de budgets participatifs, la planification démocratique, les conseils de quartier, etc. « L’indépendance par le bas » doit ainsi être comprise au double sens d’un renforcement des instances locales et d’une souveraineté populaire comprise comme la capacité du peuple de décider par lui-même de son avenir politique et de la forme de ses institutions.

La révolution verte

Ni une réforme radicale dans le système de répartition de la richesse, ni une démocratisation majeure des institutions politiques ne peuvent, à elles seules, renverser le mode de production responsable de la crise écologique : le capitalisme. Il faut non seulement mieux distribuer les ressources produites par le marché et les entreprises privées, ni simplement contrôler davantage le gouvernement, mais produire autrement. La révolution verte permet de reposer à nouveaux frais la question de la sortie du capitalisme et d’esquisser les contours d’une société écosocialiste, en dépassant l’opposition entre une social-démocratie « calinours »et le cliché d’une gauche anticapitaliste chamailleuse. Elle pave la voie d’une économie postcapitaliste en articulant la transition écologique à la question fiscale et nationale.

La révolution verte insiste sur les activités humaines qui permettent de nouer un rapport d’appartenance avec la communauté et l’environnement. Elle représente une réforme radicale du modèle de développement par la relocalisation et la démocratisation des activités économiques, en transformant les entreprises pour qu’elles deviennent vertes et à échelle humaine : coopératives, économie sociale et solidaire, PME, agriculture de proximité, etc. La révolution verte permet également d’assurer un contrôle démocratique des ressources naturelles, les communautés locales ayant le droit de décider par elles-mêmes de l’usage de leur territoire. Gestion écosystémique des forêts, planification urbaine participative, délibérations démocratiques sur les projets d’exploitation, aménagement durable du territoire, développement local et régional, toutes ces facettes de la révolution verte permettent de redonner le pouvoir aux citoyennes et aux citoyens sur leur environnement et leur économie.

Cette perspective présente l’avantage d’intégrer les principales composantes du plan de sortie du pétrole de Québec solidaire (développement massif des transports collectifs, chantier d’efficacité énergétique, énergies renouvelables)9, sans insister sur l’objectif d’un renoncement aux hydrocarbures d’ici 2030. La révolution verte met en arrière-plan les importants investissements publics (sans y renoncer) et le discours néo-keynésien (New Green Deal), qui prêtent le flanc à l’étatisme. Celui-ci débouche trop souvent sur l’idée d’une économie mixte (économie de marché régulée associée aux entreprises publiques) ou d’une économie centralement planifiée. Il est nécessaire de déplacer l’accent de la nationalisation vers le concept de socialisation, c’est-à-dire l’appropriation sociale des moyens de production par le biais d’associations, de coopératives et de services publics contrôlés démocratiquement par les citoyennes et les citoyens.

La révolution verte permet ainsi de donner chair à l’idée d’une « économie plurielle, basée sur des valeurs d’équité, de solidarité, de diversité, d’autogestion et de liberté, sous des conditions d’équilibre écologique et d’efficacité, incluant l’exploration de systèmes économiques alternatifs »10. Bien qu’elle laisse au secteur public un rôle non négligeable, cette conception antiétatique vise à long terme la socialisation des activités économiques par le rôle structurant des coopératives, du milieu communautaire et des organisations à but non lucratif, tout en gardant une place pour les petites et moyennes entreprises privées qui répondent à des normes collectives et écologiques. Ce modèle représente une forme de socialisme démocratique et participatif, dans laquelle la propriété privée et le marché occupent une place secondaire à l’intérieur d’une république décentralisée, où le pouvoir citoyen incarne la souveraineté populaire dans la sphère politique et économique.

Enfin, la révolution verte doit articuler soigneusement la question urbaine et rurale, le droit à la ville et la revitalisation des villages, afin de proposer une transformation du système économique à la fois globale et adaptée aux différentes régions du Québec. De plus, elle ne doit pas oublier la question du « travail », qui inclut non seulement la question de la gestion hiérarchique ou démocratique de l’entreprise, mais le monde syndical qui demeure souvent allié aux intérêts du patronat dans le maintien des énergies sales ou d’industries non durables. Une alliance entre les groupes écologistes et les travailleurs et les travailleuses est un aspect incontournable d’une stratégie de gauche en faveur d’une transition sociale et environnementale. La reconversion écologique des industries et les « emplois verts » (électrification des transports collectifs, rénovation des bâtiments, développement des énergies renouvelables, agriculture paysanne) pourraient ainsi susciter un large appui des classes ouvrières, moyennes et populaires, car ce seront elles et non l’État qui bâtiront concrètement les infrastructures du Québec de demain.

Des chantiers à défricher

Somme toute, la brève exposition de ces trois pivots de la révolution (fiscale, citoyenne et verte) visait à éclairer une nouvelle configuration du projet solidaire. Il faut noter que la révolution solidaire ne constitue pas une approche rigide, mais une piste de recherche, voire un chantier théorique et pratique qui nécessitera un travail collectif d’élaboration, de débats et de mises à l’épreuve sur le terrain. Autrement dit, il s’agit moins d’une représentation figée que d’un processus dynamique visant à construire et diffuser le plus largement possible une nouvelle conception du monde susceptible de catalyser une éventuelle révolution québécoise.

1 Jules Michelet, « Avenir, avenir », Europe, n° 73, 15 janvier 1926.

2 Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, §II, Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 428-429.

3 Cité par Walter Benjamin, « Eduard Fuchs, collectionneur et historien », dans Œuvres III, Paris, Gallimard, p. 193.

4 Francis Fortier et Bertrand Schepper, Le système fiscal québécois désavantage la classe salariée, Institut de recherche et d’informations socio-économiques, janvier 2014.

5 CLASSE: Coalition large de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante.

6 Québec solidaire, Un pays démocratique et pluriel, 5e  congrès, 2009, p. 10.

7 Ibid., p. 12-13.

8 Ekopolitica, Qu’est-ce que le géo-nationalisme ?, mai 2013, <http://ekopolitica.blogspot.fr/2013/05/quest-ce-que-le-geo-nationalisme.html>.

9 Québec solidaire, Plan de sortie du pétrole 2015-2030, mars 2014,

<www.quebecsolidaire.net/wp-content/uploads/2014/03/14-01084-QS-Plan-de-sortie-du-petrole-2015-2030_web.pdf>.

10 Québec solidaire, Pour une économie solidaire, écologique et démocratique, Enjeu II, décembre 2011,
<www.quebecsolidaire.net/wp-content/uploads/2012/08/Programme_de_QS-_Pour_une_economie_solidaire_verte_et_democratique.pdf>.

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