On est vers 1914, à quelques jours de la Première Guerre mondiale. Le monde est dans une crise profonde, à la veille de tomber dans un carnage sans précédent. Les dominants partout préparent les affrontements, imposent l’état d’exception, suppriment les libertés démocratiques arrachées par les dominants par des décennies de luttes. À gauche, c’est le chaos, la confusion, le désarroi. Que faire ? Du fond de son exil, Lénine et une poignée de socialistes irréductibles proposent l’impensable : il faut foncer pour renverser les dominants. Ce cri du cœur, au début, apparaît plutôt comme un coup d’épée dans l’eau.
La gauche désemparée
Cette grande crise, qui amorce d’autres grandes crises (qui se poursuivent pendant trente ans), prend la gauche par surprise. En effet, depuis des décennies, la social-démocratie, c’est comme cela qu’on appelle la gauche à l’époque, avance lentement mais sûrement. Les syndicats deviennent puissants, sont en mesure de lutter réellement pour améliorer la condition ouvrière. Les partis socialistes progressent sur la scène électorale, sans gagner pour autant. Un peu partout, il y a une sorte de foi, quasi religieuse, en l’inéluctabilité du socialisme, vu comme un projet de modernisation et de progrès social. Les grands théoriciens du socialisme, Kautsky, Bernstein et Engels (le compagnon intellectuel de Marx) le répètent sans cesse, le monde va changer de base, mais dans une sorte d’évolution presque « naturelle » des choses. Il s’agit d’être patients, de miser sur l’éducation et l’organisation, de conquérir des positions et, à un moment donné, la gauche pourra prendre le contrôle de l’État, et réorienter l’économie et la société, en ralliant tout le monde.
Les dominants ne veulent rien entendre
Mais c’est justement cette perspective qui se casse alors. Les dominants, toutes tendances confondues, refusent le « grand compromis » offert par la gauche. Ils militarisent, déclenchent une spirale de conflits, non seulement dans les pays capitalistes avancés, mais dans ce qui n’est pas encore le « tiers-monde » où ils massacrent à une grande échelle les peuples colonisés. Dans cette orgie de violence, l’idéologie qui est promue est celle de « tout le monde contre tout le monde », où se mêlent le racisme, l’ultranationalisme, la xénophobie. Peu à peu, la grande social-démocratie se disloque, se divise, s’effiloche. Le recul est gigantesque.
La politique du désespoir
Au sein des masses en lutte, c’est le désarroi. La majorité des partis social-démocrates appuie la guerre et accepte de collaborer avec les dominants et la droite. Des années de résistance semblent s’envoler en fumée. Mais beaucoup se révoltent. « On ne peut accepter cela », entend-on dans les faubourgs ouvriers de Paris, Berlin, Barcelone. Les anciens courants anarchistes, qui avaient été déclassés par la social-démocratie, reviennent en force. Ils recrutent des tas de jeunes, déterminés à combattre. Mais l’anarchisme est confronté à ses propres limites. Le désir d’en découdre avec les dominants débouche la plupart du temps sur un refus de l’élaboration stratégique. On pense, à tort, que la volonté, pour ne pas dire le volontarisme, la détermination et le courage, sont suffisants pour vaincre.
Substituisme
On fait de l’impatience une qualité suprême, on substitue au travail d’organisation et d’éducation, l’action directe, « exemplaire ». Des affrontements durs organisés par une poignée d’irréductibles, pensent les anarchistes, les masses « vont finir par comprendre ». Mais la réalité les rattrape. Les noyaux anarchistes sont facilement pourchassés par l’État. (L’histoire est bien racontée par Victor Serge dans ses spectaculaires «Mémoires d’un révolutionnaire », republiées par Robert Laffont en 2001).
S’insérer dans la crise
Pendant que le monde, et la gauche, s’enfonce dans un trou sans fond, une nouvelle proposition émerge. Elle apparaît effectivement comme un « cri du cœur » plutôt que comme une hypothèse sérieuse. Les révolutionnaires russes, mais bientôt d’autres dissidents de la social-démocratie européenne comme l’Allemande Rosa Luxembourg, pensent qu’il faut « profiter » de la crise. Les dominants sont forts, mais ils sont également divisés. Il y a les « ultra » qui veulent radicalement changer le monde (ils finiront par s’imposer avec Hitler). Il y a des « modérés » qui veulent préserver la « démocratie bourgeoise » quitte à réprimer les mouvements sociaux. Les masses sont incertaines, bien que beaucoup de gens embarquent dans la ferveur guerrière et ultranationaliste. Des fractures apparaissent ici et là. Des « erreurs » sont commises ici et là parce que les dominants veulent frapper trop fort trop vite.
Les fissures
Au début, ce n’est pas apparent, mais vers la fin de la décennie 1910, ces fissures ressortent davantage. Des insurrections et des « pré insurrections » éclatent, pas tellement sous l’influence des desperados anarchistes, mais le plus souvent spontanément, avec une nouvelle génération de jeunes prolétaires, de soldats, de matelots, de paysans, qui ne veulent plus et qui n’en peuvent plus. Tout cela reste incohérent, dispersé. Mais en Russie, les circonstances sont particulières. Le système dominant est particulièrement vulnérable. De l’autre côté, les socialistes sont déterminés, expérimentés par des années de luttes ouvertes et clandestines. De ces dizaines de milliers de militants et de militantes se construit un projet à la fois « radical » et « réformiste ».
Alter pouvoir
La faction déterminée de la social-démocratie, associée à Lénine, encourage les « soviets », qui sont des comités ouvriers et paysans auto-organisés, à «prendre le pouvoir », rien de moins. Peu à peu, le mouvement de masse arrive à la conclusion qu’il n’y a rien à attendre de la « marche inéluctable vers le socialisme », des « réformes imposées par en haut, des compromis avec le pouvoir capitaliste. L’idée germe qu’il ne s’agit pas seulement de remplacer ce pouvoir par un autre, mais de créer une autre sorte de pouvoir, une autre sorte d’État. Une stratégie d’alliances est également proposée, notamment avec le monde paysan, qui veut la terre et la fin de la guerre. On mise enfin sur l’extension de cette révolution au reste du monde, surtout en Europe.
L’échec dans la victoire
Un nouveau pouvoir émerge donc à Moscou et Petrograd, capitales des soviets. La social-démocratie regarde tout cela avec scepticisme, « comment ont-ils pu oser » ? Elle souligne, avec raison, que la nouvelle révolution a tendance à agir de manière autoritaire. Les leaders soviétiques répliquent en disant qu’ils n’ont pas le choix, que la révolution est agressée et surtout, isolée, du fait de la passivité des mouvements ailleurs en Europe. Ils ont raison. En effet, l’encerclement du système capitaliste mondial étouffe la révolution. Mais aussi, ils ont tort, car peu à peu, le nouveau pouvoir s’étiole. L’autogestion ouvrière est remplacée par l’appareil d’une nouvelle bureaucratie. Lénine, Trotski et bien d’autres bataillent contre ce pouvoir occulte, mais finalement, ils sont vaincus. La révolution est détournée.
Réfléchir
Depuis des décennies, la gauche tente de dénouer ce nœud. Comment expliquer cette victoire-échec ? Que faut-il retenir de la brèche créée par les Soviets ? Et que faut-il éviter pour ne pas tomber dans le même piège ? À un premier niveau, il est difficile de contester le fait que Lénine a raison. À l’époque, la poussée insurrectionnelle par en bas cherche réellement à renverser et à transformer le pouvoir. Au lieu de tergiverser comme la social-démocratie ou de se lancer dans des actions de desperados comme les anarchistes, il faut constituer une grande alliance et penser l’impensable : vaincre. L’idée d’un nouveau pouvoir, d’un État post-capitaliste qui serait autre chose qu’un État, est également légitime. En proposant cette utopie, Lénine est cependant conscient des risques et des dangers. Il pense, et c’est également légitime, que la révolution russe sera « sauvée » par une nouvelle révolution encore plus vaste et mieux organisée à l’échelle européenne. Mais en fin de compte, ce pari est perdu. L’autre « risque », interne celui-là, est perçu par la révolution dès le début, mais sous-estimé. La révolution en se militarisant et en se hiérarchisant, avale les principes démocratiques sur lesquelles elle est basée à l’origine. (Voir mon article dans le numéro 2 des NCS, Relire la révolution russe)
Réconcilier le temps
De bien des manières, cette révolution soviétique, et avant elle la Commune de Paris, a été « avant son temps ». Mais ces considérations sont à la limite de la métaphysique. En effet, personne ne peut « programmer » la révolution. Elle ne résulte pas de plans préétablis. Elle ne surgit pas du cerveau des leaders. On ne peut même pas dire qu’elle soit « organisée » par les mouvements. Les révolutions, les grandes ruptures, sont des « moments » de rare intensité politique et où comme le dit si bien Trotski, « les masses font irruption dans l’histoire ». Mais il faut quand même réfléchir sur le fait que ces « moments » débouchent rarement. Des insurrections sont vaincues, divisées, éparpillés, c’est plutôt la « règle » qu’on observe. Entre alors le facteur dit « subjectif ». Ici, des configurations politiques ont la maturité, la confiance, la détermination. Et ailleurs, elles ne l’ont pas. Dans ces configurations, il y a des mouvements, des militants et des militantes, des intellectuel-les, et aussi des débats, des interpellations, des choix politiques, contestés et contestables. Quelques fois, rarement en réalité, on réussit à « réconcilier le temps », c’est-à-dire, à trouver le fil entre la radicalité spontanée, mais souvent temporaire, des masses, et une stratégie pour affaiblir et éventuellement vaincre les dominants.
L’« art » de la politique
C’est autrement dit, « l’art » de la politique. Ce qui implique un million de choses mais certaines en particulier. L’avènement d’une société post-capitaliste est un projet, une « utopie » (au sens positif que lui donne Walter Benjamin, notamment). Ce projet est légitime et nécessaire, mais il n’est pas « automatique », encore moins « programmé » par la « marche inéluctable de l’histoire », contrairement à une idée bien ancrée dans la tradition social-démocrate. Celle-ci, plus aujourd’hui qu’hier, s’enfonce dans la même impasse en proclamant que la révolution, la rupture radicale, n’est pas à l’ordre du jour et qu’elle ne le sera probablement jamais. Or cette affirmation ressemble étrangement à celle qui était faite au début du vingtième siècle, avant les révolutions russe, chinoise, cubaine (les exceptions de l’histoire). Il faudrait donc que les social-démocrates d’aujourd’hui soient plus prudents, plus modestes aussi, et qu’ils cessent d’invoquer cette « impossibilité » de la révolution pour justifier leurs démarches (qui peuvent être légitimes par ailleurs).
L’humilité n’est pas un défaut
Autrement, et l’histoire se répète un peu également à ce niveau, la rupture ne se fait pas par l’action « exemplaire», ni dans le cadre de mouvements sporadiques, ultra radicalisés, « impatients ». Là encore, les néo-anarchistes d’aujourd’hui devraient être plus humbles. Ils doivent miser sur leur radicalité certes légitime, mais cesser ce rêve stupide et inutile qu’ils peuvent se substituer aux masses. On peut « accompagner » cette irruption des masses dans l’histoire. Et non la décréter. On peut aider à l’organisation de cette irruption, donc, enseigner, éduquer, proposer. Mais on doit aussi savoir écouter, apprendre, plutôt que de donner des « leçons ».