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La radio-poubelle : le populisme de droite en action[1]

La radio-poubelle, aussi connue sous les expressions « radio de confrontation » ou « radio parlée de droite », est un acteur politique et médiatique important. Présente dans plusieurs régions, elle est l’un des éléments incontournables du « mystère de Québec », de la force de la droite politique dans la grande région de Québec[2]. Héritière d’André Arthur, la radio-poubelle de Québec a pris le devant de la scène après l’achat de CHOI-FM par Genex Communication, en 1997, et la venue de Jeff Fillion qui s’est distingué par un discours juvénile à caractère ordurier et misogyne. Depuis, la radio-poubelle a pris de l’expansion et est devenue de plus en plus politique. CHOI Radio X s’est multiplié avec CKIK, au Saguenay, Radio X, à Montréal pendant un temps et Radio X 2 à Québec, plus adolescent et musical. L’émission du matin de FM 93 avec Sylvain Bouchard est également devenue une émission phare de la radio-poubelle de Québec. En 2014, l’expansion du phénomène passe par NRJ. Jeff Fillion, qui s’était réfugié dans sa radio-pirate sur le Web, devient animateur du midi NRJ. Il est rejoint à l’émission du matin par un ancien animateur de Radio X[3].

Historiquement et étymologiquement, si l’on se réfère à l’Office de la langue française, on apprend ceci :« L’expression radio-poubelle, son nom est associé à des propos orduriers et provocateurs. …Phénomène plutôt récent, la radio-poubelle a fait son apparition dans le paysage audiovisuel dans les années 60, d’abord aux États-Unis, où l’on parle notamment de trash radio ou de talk radio; la formule a été reprise, depuis, un peu partout 4 ».

La radio-poubelle est un acteur politique qui se distingue par sa forme, la radio, par son discours, populiste de droite hargneux et diffamatoire, et par sa capacité à mobiliser certains segments de la population. En son cœur, on retrouve des animateurs vedettes entourés de coanimateurs ou de coanimatrices « faire valoir », la seule place qui est d’ailleurs réservée aux femmes. Ces animateurs s’adressent à un auditoire fidèle en lui dictant quoi penser et quoi faire politiquement, entre deux commentaires sur le sport ou la culture commerciale états-unienne. On y maintient par ailleurs une confusion des genres : les animateurs se présentent comme des journalistes pour obtenir des entrevues, puis comme des chroniqueurs pour dénigrer les personnes interviewées, particulièrement après l’entrevue, et enfin comme des clowns, lorsqu’ils sont accusés de dépasser les bornes.

Plusieurs analyses ont été effectuées sur la radio-poubelle. Certaines, juridiques, ont mis l’accent sur son caractère diffamatoire et sur les enjeux reliés à la liberté d’expression. D’autres l’ont traitée comme un phénomène de communication. On y présente le caractère grossier[4] et dénigrant de cette information spectacle et l’utilisation d’effets rhétoriques pour contrôler le discours. Enfin, certaines études ajoutent une analyse de contenu et démontrent la logique des discours employés[5].

Dans cet article, nous tenterons de poursuivre ces analyses de contenu avec une analyse sociopolitique de cet acteur ayant une influence sur plus de 300 000 auditeurs et, dans une moindre mesure, auditrices. Quels intérêts sont défendus par le discours et la pratique des radios-poubelles de la grande région de Québec? Quels secteurs de la population sont mobilisés? Quels secteurs de la population sont attaqués? Dans cet article, nous traiterons de ces aspects qui sont également résumés dans le schéma « Le discours de la radio-poubelle ». Ce discours populiste de droite s’oppose au discours de gauche, à sa lutte aux inégalités de classe et de genre, à sa promotion de l’égalité, de la justice sociale, de la démocratie économique et à sa conception de la liberté. Notre analyse sociopolitique prend en compte les questions de classe, de genre, de génération, d’urbanité, de nationalité et de culture en proposant parfois une vision renouvelée de ces catégories.

 

  1. A) Défendre les intérêts de l’élite économique

Les animateurs de la radio-poubelle de la région de Québec commentent l’actualité au quotidien à partir d’une analyse politique cohérente. Dans quelle mesure adhèrent-ils au projet de la bourgeoisie régionale et canadienne?

La mondialisation capitaliste et les politiques néolibérales ont mené à une désindustrialisation partielle du Canada qui s’est combinée à sa financiarisation et au développement de l’extractivisme (priorité à l’exploitation des ressources naturelles). Dominant cette économie, la grande bourgeoisie canadienne et la fraction de la bourgeoisie étatsunienne qui est présente au Canada ont défendu leurs intérêts en orientant les politiques de l’État canadien. Sur le plan interne, elles visent l’application de politiques néolibérales dans un Canada centralisé. Sur le plan international, l’impérialisme financier et minier se combine à une soumission importante aux États-Unis, autant sur le plan économique (libre-échange) que sur le plan militaire. Dans les différentes régions et provinces, une petite et moyenne bourgeoisie développe des intérêts plus ou moins convergents avec le grand capital canadien, y compris la moyenne bourgeoisie québécoise. C’est en fonction de ces intérêts que se structurera le discours et l’action politique (la praxis) de la radio-poubelle.

Les différents animateurs défendent les orientations du Pentagone et de ses alliés canadiens et israéliens dans leurs nombreuses invasions et agressions militaires (Afghanistan, Irak, Liban, Gaza, etc.). Logiquement, on soutient tout ce qui est militaire et on dénonce le mouvement pacifiste. Les événements du 11 septembre 2001 ouvrent la porte à toutes les dérives. À Québec, une journaliste du Soleil a été harcelée et menacée par des auditeurs de Jeff Fillion, car l’animateur avait dénigré avec virulence un vox pop dans lequel cette journaliste rapportait les propos de personnes qui s’interrogeaient sur le rôle de la politique des États-Unis dans les attentats. C’est le début d’une longue dénonciation de ceux qui critiquent l’impérialisme américain. Cette dénonciation s’accompagnera, au fil des guerres, par une dénonciation du manque de glorification que les Québécois feraient de nos militaires, contrairement aux Américains, qui seraient un modèle dans le genre. Une campagne de soutien pour le changement de nom de l’autoroute Henri IV en « autoroute de la Bravoure » (2009-2012) remportera un relatif succès relatif, la portion de cette route passant près de la base militaire de Valcartier ayant maintenant reçu cette appellation, tout comme un centre commercial qui est à bâtir dans le secteur.

Malgré sa critique quotidienne des dépenses gouvernementales, la radio-poubelle soutiendra la croissance des dépenses liées au domaine militaire, dont l’achat de F-35 sous-performants pour des coûts pouvant dépasser les 90 milliards de dollars[6]. Ajoutons que les discours anti-Arabes et anti-musulmans qui accompagnent les positions militaristes de la radio-poubelle ne mettront pas en relief le soutien économique et politique du gouvernement canadien auprès des dictatures intégristes du Golfe, notamment l’Arabie Saoudite, d’où les terroristes du 11 septembre sont pourtant originaires.

Le puissant secteur financier canadien (banques, assurances, fonds spéculatifs, etc.) et ses économistes sont parmi les principaux promoteurs et bénéficiaires des politiques néolibérales. Ces politiques prennent la forme de compressions de programmes sociaux, de privatisation des services publics, de dérèglementation sociale et environnementale et de diminutions d’impôts sur les hauts revenus et sur le capital. Ce discours présente les intérêts de la bourgeoisie comme le point de vue des consommateurs, sans égards aux inégalités sociales ni aux conditions de travail. La radio-poubelle fait du discours néolibéral le cœur de son discours économique et elle multiplie les invités d’organisations partisanes tel l’Institut économique de Montréal (IEDM) et son communicateur vedette, Éric Duhaime. La radio-poubelle est même un moteur de construction de la frange radicale de ce courant, le mouvement libertarien Réseau Liberté-Québec et, aujourd’hui, le Parti conservateur du Québec (PCQ). En convergence avec la campagne Le Québec dans le rouge de l’empire Quebecor, la radio-poubelle monte en épingle quasi quotidiennement les dépenses gouvernementales pour les présenter comme du gaspillage.

La prise du pouvoir par le Parti conservateur consacre le virage extractiviste canadien qui s’organise autour des sables bitumineux et de l’impérialisme minier. Malgré les désastres écologiques et humains que l’on constate ici et ailleurs dans le monde, les conséquences de cette orientation canadienne sont peu abordées par la radio-poubelle. Lorsque l’actualité l’oblige, on dénonce les écologistes en insinuant « qu’ils sont contre tout », que « tout coûte cher à cause de leurs règlements », que les changements climatiques ne sont pas un problème. Les jours suivant la catastrophe de Lac-Mégantic, Éric Duhaime défendra à CHOI la « piste de l’écoterrorisme » comme explication de cette tragédie pourtant causée par l’incurie de MMA et de Transport Canada. Toutes les occasions sont bonnes pour souligner que « le recyclage est envoyé dans la même “dump” que le reste » ou qu’il est donné aux Chinois. Par contre, les profits pompés à l’extérieur du Québec et les faibles redevances de ces entreprises extractivistes sont peu mentionnés, sauf pour souligner qu’ils sont nécessaires à la création d’emplois. Plus généralement, on souligne régulièrement que le Québec « vit aux crochets de l’Alberta », qui est considérée comme la province modèle. On ne prend cependant pas la peine d’indiquer l’effet négatif de la hausse « pétrolière » du dollar canadien sur l’industrie et les exportations québécoises. Les crises manufacturière et forestière au Québec font d’ailleurs l’objet de peu de discussions. Dans la région, les animateurs soutiennent l’orientation du Parti conservateur dans l’exclusion des contrats fédéraux du chantier naval de la Davie, à Lévis, jugé trop subventionné et trop syndiqué.

Le Québec n’est pas un producteur pétrolier ni automobile. Il dispose par contre d’une expertise reconnue mondialement en production d’électricité et de transports collectifs. Le territoire québécois a pourtant été planifié en fonction des autoroutes et de l’étalement urbain. En faveur des multinationales du pétrole et de l’automobile établies à l’étranger, cette orientation a permis la constitution d’une petite bourgeoisie régionale de la vente de pétrole, de réparation et de vente de voitures. Les concessionnaires automobiles sont d’ailleurs parmi les principaux publicitaires de la radio-poubelle. Une « industrie de la corruption » s’est aussi bâtie autour des travaux de voirie et de construction et de la spéculation immobilière, ce qui a été mis au grand jour durant les dernières années. Pourtant, la radio-poubelle, toujours prompte à dénoncer le gaspillage de fonds publics, est plutôt limitée dans ses commentaires sur le sujet. On met plutôt l’accent sur l’aspect montréalais et syndical de ce scandale, sans mener d’enquêtes sur la situation dans la région de Québec. La banlieue et ses automobilistes permettent de s’approcher de l’idéal capitaliste du consommateur et du travailleur flexible et sans attache à une communauté, prêts à traverser la ville pour acheter au prix le moins cher, pour travailler et pour déposer leurs enfants dans une école privée. La promotion du modèle auto-pétrole-autoroute-banlieue sera un sujet développé dans la prochaine section.

En croissance importante, le secteur de l’assurance prend une place importante dans la bourgeoisie de la région de Québec. Cette croissance est favorisée par la privatisation des services publics, particulièrement de la santé. En toute cohérence avec son discours néolibéral, la radio-poubelle soutient le développement de l’offre privée de santé et d’éducation sans mettre en relief le surcoût engendré pour les familles et encore moins la discrimination sociale que cette orientation politique suppose.

Sauf exception, la radio-poubelle soutient les revendications patronales au détriment des revendications syndicales et sociales. La création de la vraie richesse et de vrais emplois serait le fruit du privé (et non du public) et les syndicats y seraient un obstacle. On y ajoute une part de darwinisme social avec le discours élitiste sous-entendu dans le « mythe du self-made-man ». La richesse serait le résultat de l’effort, sans lien avec l’origine sociale, et il faudrait donc respecter le travail et le talent des riches, même en ce qui concerne les héritiers. Paradoxalement, on dénonce aussi les syndicats en tant que membres de l’élite qui domine le Québec et l’on propose de les combattre.

La question nationale est un enjeu politique structurant au Québec. Les différents animateurs vedettes des radios-poubelles à Québec sont ouvertement fédéralistes. Ils rejettent le projet d’indépendance et les valeurs de gauche qui y sont associées depuis la Révolution tranquille. Sans reprendre le côté monarchiste, on défend l’unité du Canada et le projet conservateur, pour la loi et l’ordre, l’armée et la prison. Les discours nationalistes progressistes issus de la Révolution tranquille, qui prônent la libération du Québec de sa domination par le capitalisme anglo-saxon, sont remplacés ici par un discours patriotique urbain qui se bâtit contre Montréal. La métropole détestée et particulièrement le Plateau Mont-Royal concentre plusieurs types de boucs émissaires de la radio-poubelle : les artistes, les urbains et la gauche. Le Québec et son économie, son modèle social et sa culture sont constamment dévalorisés, au profit du modèle étatsunien ou albertain. Tout en rejetant la culture québécoise et en glorifiant la culture commerciale états-unienne, on invite des chroniqueurs indépendantistes de droite pour faire la promotion d’un nationalisme ethnique, parfois duplessiste, où l’ennemi de la nation est souvent l’immigrant.

Les animateurs de la radio-poubelle peuvent être qualifiés d’intellectuels organiques de la frange la plus radicale de la bourgeoisie en traduisant, en langage populaire, les idées et les projets de cette dernière dans une perspective libertarienne et néoconservatrice. Ils reprennent les campagnes de la bourgeoisie et de ses organes politiques (IEDM, CPQ, ADQ-CAQ, PLQ, PCC) et invitent régulièrement leurs porte-paroles ou en font carrément des chroniqueurs ou des animateurs. La radio-poubelle est un espace de réflexion et d’élaboration des arguments, mais aussi un espace d’élaboration d’actions individuelles et collectives à mettre en œuvre pour soutenir ces campagnes.

 

  1. B) Mobiliser les travailleurs par un discours populiste de droite

 

Pour se maintenir au pouvoir, la minorité dominante doit s’appuyer sur de vastes secteurs de la population. Elle doit développer une « ligne de masse », un discours et une pratique qui visent la majorité de la population. C’est dans ce cadre que la radio-poubelle devient un acteur politique important : par sa capacité à mobiliser des couches significatives de la population pour défendre les intérêts de la bourgeoisie.

Le discours et la pratique de la radio-poubelle sont qualifiés de populistes, car les animateurs qui y travaillent affirment parler au nom du peuple atomisé, désorganisé. Ainsi, les références au « monde ordinaire », au « vrai monde », au « Québécois moyen », à « l’homme de la rue », à « la majorité silencieuse » ou, plus précisément, aux cols rouges (FM 93) ou aux « X » (Radio X) ne supposent pas d’aider ces personnes à s’organiser démocratiquement pour faire entendre leur voix. D’une masse d’auditeurs se forme un groupe d’appartenance prêt à reprendre les propos et à suivre les actions annoncées par les animateurs. Les mobilisations en ce qui concerne la survie de CHOI-FM, le Budget Bachand, la « Nordique Nation », tout comme les activités promotionnelles des stations, deviennent des moments de rassemblement, mais sans ouvrir d’espace démocratique de débat. Dans une société de consommation où l’implication politique et l’organisation collective et démocratique sont dévalorisées, le citoyen spectateur et passif espère la venue d’un chef, d’un justicier pour confronter l’élite et la remettre à sa place. Ce même citoyen n’a pas conscience que la véritable élite, sujet de son admiration, est précisément celle qui le maintient dans son rôle de consommateur. Les animateurs jouent en partie ce rôle, tout en maintenant un discours d’espérance d’un futur grand meneur ou chef qui ferait le ménage. Pour susciter l’adhésion, l’animateur interpelle les auditeurs en reprenant les préjugés populaires (non scientifiques ou journalistiques) pour dire que ce sont « les vraies affaires », le « gros bon sens », et ainsi donner du poids à sa propagande.

Ce populisme peut être qualifié de droite lorsqu’on prend en compte les définitions sociale, nationale et politique qui sont données au peuple. Une définition sociale du peuple qui fait référence aux travailleurs ou à la classe moyenne, qui n’est pas placé en opposition avec la bourgeoisie, mais plutôt en opposition avec les pauvres, les marginaux et les personnes assistées. Une définition nationale qui définit le peuple sur une base ethnique (Québécois de souche) en opposition avec les immigrants et non pas en opposition avec la domination économique, politique et culturelle des Anglo-saxons du Canada et des États-Unis. Enfin, une définition politique d’un peuple étant naturellement à droite, alors que les personnes et les acteurs ayant des idées progressistes ou différentes ne peuvent être du « monde ordinaire ». En plus de ces trois dimensions, la radio-poubelle de Québec va plus loin en mobilisant certains secteurs plus perméables à ses idées : la génération X, les petits entrepreneurs, les travailleurs non syndiqués, les jeunes hommes et les banlieusards.

Le discours populiste de droite de la radio-poubelle propose une nouvelle identité de culturelle de classe sociale, qui se réfère non pas aux intérêts objectifs concrets et matériels des travailleurs, mais plutôt au mode de vie, à la culture, à l’accent et au style. On propose un modèle culturel de « virilité » basé sur la loi du plus fort, la pollution motorisée, le sport en tant que spectacle et la musique rock. La promotion de la musique et du sport, tout à fait naturelle pour une radio, prendra un caractère politique à plus d’une reprise. En 2005, CHOI-FM réussit à mobiliser des milliers de personnes pour la sauvegarde de l’Agora de Québec, qui est d’ailleurs sous la gestion de Genex communication, le propriétaire de CHOI. Ce n’est pourtant rien devant la mobilisation pour le retour des Nordiques et la construction d’un coûteux deuxième amphithéâtre à partir de fonds publics. En 2010, on assiste à la création de la « Nordique Nation » (expression à prononcer en anglais), par les animateurs du matin de CHOI-FM. Plusieurs dizaines de milliers de personnes se rassembleront lors de la Marche bleue, en 2010, et lors de l’événement « J’ai ma pelle », en 2013. Des voyages en autobus pour assister à des matchs au Canada et aux États-Unis ont lieu, et la vente de chandail financera, pour 100 000 $, l’organisation « J’ai ma place ». L’ampleur de ces mobilisations est à mettre en relief avec la faiblesse relative des mobilisations régionales sur les enjeux sociaux et environnementaux. On développe donc un discours qui survalorise la culture populaire, souvent comprise comme commerciale et États-Unienne, pour mieux défendre les intérêts de l’élite financière et détruire les acquis sociaux des familles de travailleurs et travailleuses.

Le livre intitulé Pourquoi les pauvres votent à droite reprend bien cette dynamique[7]. On y explique le cas du Kansas, un État au cœur de l’Amérique et ayant un historique de gauche. À partir des années 1970, l’application des politiques néolibérales et la polarisation entre les riches et les pauvres s’est doublée de la croissance du populisme de droite conservateur. En préface, Serge Halimi souligne comment les médias et les politiciens de droite en viennent à « embourgeoiser l’identité de la gauche, perçue comme laxiste, efféminée, intellectuelle », « friande d’innovations sociales, sexuelles et raciales » et à « prolétariser celle de la droite, jugée plus déterminée, plus masculine, moins “naïve” ». La bataille est engagée, « celle du stock-car contre les sushis, du café latte contre [le café filtre], de la bière contre le vin, de la Bible contre la perversion des grandes villes ». Le tout est encouragé par un Parti républicain qui carbure au refus de l’avortement et à la dénonciation abstraite de la finance dont il est le principal porte-parole. La naissance du Tea Party, financé par les frères Koch, milliardaires du pétrole, sera la quintessence de ce populisme de droite libertarien et raciste. La radio-poubelle de Québec reprend cette opposition prolos-bobos. Par contre, les acquis de la Révolution tranquille les distinguent en ne mettant pas l’accent sur des questions comme l’avortement et des valeurs religieuses, sauf pour Sylvain Bouchard du FM 93.

Le développement de la radio-poubelle de Québec avec CHOI 98.1 et Jeff Fillion durant les années 1990 a été fortement marqué par un discours de haine générationnelle des « X » contre les baby-boomers. La Radio X, propriété de Genex (génération X en anglais) interpelle les auditeurs comme les « X ». On impute aux baby-boomers la dette publique, le chômage des jeunes et, plus globalement, le coût des acquis sociaux du modèle québécois. On ne relève par contre pas que les baby-boomers ont été fortement minoritaires en tant qu’électeurs jusqu’à la fin des années 1970 et donc absents des décisions prises durant la Révolution tranquille.

Nous ne pourrons ici développer sur la nécessaire analyse matérialiste de la génération X. Notons toutefois que la génération qui est entrée dans le monde du travail des années 1980 au début des années 1990 s’est retrouvée devant des portes closes en raison des crises économiques (1975, 1982, 1990-1992) et par la fin de l’embauche dans la fonction publique et parapublique (santé, éducation). Le surdéveloppement du secteur public et la faiblesse du tissu industriel dans la région de Québec ont accentué cette difficulté générationnelle d’accès à l’emploi. La Radio X, dans un registre plus acerbe que le discours aussi véhiculé par les jeunes du PQ et du PLQ et par l’ensemble de l’ADQ, expliquera cette situation non pas par les crises économiques ou par le début des coupures budgétaires. Ce sont plutôt l’ancienneté syndicale et l’égoïsme de la génération précédente qui seront visés. Le mouvement syndical et la gauche en général ne prendront pas la pleine mesure de cet enjeu qui sera accentué durant les années 1990 par l’inclusion, sous pression patronale, d’une clause orphelin dans certaines conventions collectives qui défavorise les derniers embauchés. La lutte contre la précarité sera tout de même un élément important de la lutte syndicale pour les jeunes à partir de cette époque. L’actualisation de la revendication historique de « baisse du temps de travail sans baisse de salaire » comme moyen de lutter contre le chômage dans une perspective intergénérationnelle aurait pu donner une orientation stratégique pour répondre à cette situation. Dans les années 2000, c’est la hausse des coûts de la santé et des pensions de vieillesse qui viennent compléter le portrait des critiques à l’égard des baby-boomers, discours qui tend tout de même à s’atténuer.

Par extension, le « X » devient le travailleur autonome, le travailleur à statut précaire ou le petit entrepreneur qui s’insurge contre le pouvoir des syndicats et de l’État. Les animateurs de la radio-poubelle ne mettront pas en relief tous les avantages que représentent les normes du travail, le RQAP, la pension de vieillesse et les autres services publics gratuits pour les familles de la classe moyenne. On ne soulignera pas non plus comment ces acquis sont le fruit de la lutte continue des syndicats pour un État social pour tous. La radio-poubelle s’oppose à la hausse du salaire minimum et met plutôt l’accent sur les revenus des « BS » qui sont trop élevés par rapport à ceux des travailleurs à faible revenu. On reconnaît aussi dans le « X » le « angry white man » qui paye pour tout le monde et qui se croit lésé par les discriminations positives à l’égard des femmes ou des personnes immigrantes, des handicapées et Autochtones. Le quasi-monopole du rock et la présence importante du sport commercial sur les ondes de la radio-poubelle attirera aussi ce type de public.

Sylvain Bouchard, l’animateur-vedette du matin au FM 93, interpelle un auditoire plus âgé par les vocables de cols rouges. On parle ici de « ceux qui travaillent et qui sont dans le rouge parce qu’ils payent pour les autres », « qui n’ont pas le temps de manifester, qui sont pris à la gorge par tous les groupes corporatistes et les lobbys ». L’expression « cols rouges » fait aussi référence aux « rednecks », réactionnaires ruraux des États-Unis. L’émergence de cette deuxième radio-poubelle à Québec atténue l’aspect intergénérationnel du discours pour mettre l’accent sur un discours néoconservateur.

Sur le plan économique, l’auditeur est régulièrement identifié comme un contribuable, un payeur de taxes. Ce discours mobilise la classe moyenne pour réduire les impôts des plus riches et des grandes entreprises et pour faire des coupures dans les programmes sociaux, sans prendre en compte les effets redistributifs au bénéfice de la majorité de la population. Les personnes syndiquées, les étudiants, les retraités, les pauvres et les fonctionnaires deviennent alors les ennemis des contribuables. Le mouvement des cols rouges contre le Budget Bachand et sa hausse des tarifs, une initiative du FM 93, permettra de rassembler au Parlement des milliers de personnes en 2010. Ce mouvement donnera à la grande région de Québec un débouché de droite sur un enjeu politique qui a été canalisé le même jour par la gauche à Montréal, plus précisément par les groupes qui fonderont la Coalition opposée à la tarification et à la privatisation des services publics. Dans le même sens, Radio X reprendra la campagne Écœuré de payer (2013) lancée par son pendant du Saguenay CKYK-FM, qui vise aussi la réduction des impôts et des dépenses sociales de l’État. Par contre, les profits records des banques, les salaires de leurs PDG et les milliards de dollars détournés dans les paradis fiscaux, tout comme la crise économique mondiale et ses effets sur les pays modèles que sont les États-Unis, le Royaume-Uni ou l’Irlande, seront peu mentionnés. Lorsque le sujet s’impose, on fait de la surenchère par la droite du type : « le problème, ce n’est pas les paradis fiscaux, c’est l’enfer fiscal que l’on vit », ou en défendant carrément les privilèges que les riches méritent, en précisant que l’on devrait les suivre comme modèles au lieu de les critiquer.

La radio-poubelle interpelle aussi ses auditeurs comme des automobilistes « pognés dans le trafic », ce qui correspond à la situation réelle de plusieurs auditeurs durant les heures de grande écoute. Notons que les concessionnaires sont parmi les principaux acheteurs de publicité de ces stations. Plus globalement, c’est le banlieusard, majoritaire dans la grande région de Québec, qui est visé par un discours faisant la promotion du modèle auto-pétrole-banlieue et de ses autoroutes, stationnements et centres commerciaux. Les mobilisations autour des fusions municipales ont été un moment fort où le grand-père de la radio-poubelle, André Arthur, a joué un rôle politique important. Il faut ici souligner la fracture politique importante entre deux sous-régions ayant des comportements politiques opposés. À l’inverse du centre-ville, les deux rives de la banlieue de la grande région de Québec sont devenues, au fil des élections, un bastion de la droite au Québec (ADQ, CAQ, Parti conservateur du Canada).

À l’encontre des études sur le sujet, on défend l’expansion du réseau d’autoroutes (autoroutes à six voies et plus de ponts) comme solution aux problèmes de circulation. Pourtant, Québec est l’une des villes avec le plus d’autoroutes par habitant. Leur rénovation comme leur développement coûtent une fortune au Trésor public. L’expansion du réseau d’autoroutes sera pourtant le thème central de la campagne électorale de Jeff Fillion aux élections municipales de 2009. Il terminera d’ailleurs en 2e position, avec 8,5 % des voix, derrière le raz-de-marée Labeaume qui a obtenu 80 % des voix et qui fut lui-même soutenu par les deux principales radios-poubelles. Ce discours se combine à une attaque constante contre les projets de voies réservées aux autobus, d’autobus électriques et de tramway. Les cyclistes seront présentés comme nuisibles et l’on ira même jusqu’à proposer aux auditeurs de les agresser en les klaxonnant afin de leur rappeler que « la rue, c’est pour les autos ». Sans considération pour les piétons, le trop grand nombre d’interdictions de tourner à droite sur un feu rouge devient un moment un enjeu important. Le ton monte lors de la Semaine du transport en commun et des transports alternatifs et lors du Jour de la Terre. En 2013, l’expansion montréalaise de Radio X avait organisé un concours pour récompenser celui qui possédait la voiture avec la plus grosse cylindrée. En plus du transport en commun et des bicyclettes, l’ennemi sera aussi l’urbain qui est souvent associé à l’artiste, à l’intellectuel ou au « bobo » du Plateau Mont-Royal roulant en Bixi.

 

  1. C) Créer et attaquer des boucs émissaires

 

Traditionnellement, la droite conservatrice défend un nationalisme chauvin, militariste (monarchiste au Canada) et religieux. La droite libérale défend plutôt une « égalité de droit » entre tous, dans le cadre d’un capitalisme qui ferait émerger par la concurrence les plus compétents et qui éliminerait les plus faibles. Ces postulats de droite ont habituellement été complétés par des aspects racistes, sexistes et homophobes et par la dénonciation de la gauche politique et des mouvements sociaux. Tout en reprenant ces discours, la nouvelle droite populiste incarnée au Québec par la radio-poubelle ajoute une lutte de classes des travailleurs contre une nouvelle élite, un ennemi culturel : l’urbain, artiste ou intellectuel, symbolisé par le Plateau-Mont-Royal. On assiste à la mobilisation du prolétaire marxien aujourd’hui enrichi, consommateur, individualiste, actionnaire et banlieusard contre le détenteur de capital culturel bourdieusien, avec ses diplômes, sa culture et son habitus de l’élite ( et ce souvent malgré ses faibles revenus).

Le discours raciste de la radio-poubelle se déploie à plusieurs occasions. Les événements du 11 septembre et les guerres en Afghanistan et en Irak serviront de tribunes pour exprimer le discours sur « l’Arabe ou le musulman terroriste », ce qui n’a pas cessé depuis. En 2002, l’opération Scorpion contre la prostitution juvénile permettra le démantèlement d’un réseau. Les mobilisations pour la poursuite des enquêtes seront alors une bonne occasion de faire un amalgame entre certains proxénètes et clients et l’ensemble des personnes de couleur noire et des Arabes de la région. Claude Roy, le candidat aux élections provinciales de 2012 du Rassemblement des cols rouges, encouragé par le FM 93, quittera au milieu de la campagne après les vagues créées par son affirmation soutenant que « ça prend plus d’Asiatiques et moins d’Arabes ». Rappelons que la Ville de Québec retient moins d’immigrants que les villes canadiennes comparables.

À son tour, le débat sur les accommodements raisonnables permettra aux animateurs d’exprimer leur crainte de l’immigration et des autres cultures, au diapason de l’ADQ. Sylvain Bouchard, du FM 93, ira plus loin sur l’importance de « défendre notre patrimoine catholique » en alléguant que l’Église a libéré les femmes et a été un facteur important pour limiter les guerres dans l’histoire. Par contre, la reprise de ce discours xénophobe par le PQ et sa « Charte des valeurs » québécoises, à l’automne 2013, poussera les animateurs dans leurs contradictions. Les animateurs proclameront fermement leur opposition au PQ, donc à la charte. Par contre, ils oscilleront, parfois dans la même phrase, entre la position multiculturaliste des partis fédéralistes (pour dire que le PQ est raciste), leurs discours xénophobes et la dénonciation des immigrantEs, principalement Arabes et musulmans.

Nous devons ici noter que le discours de « défense de notre culture contre les étrangers » se combine à la promotion de la culture états-unienne et la dénonciation des quotas de musique francophone et québécoise du CRTC. En 2010, le FM 93 ira jusqu’à lancer la campagne Merry Christmas qui proposait de boycotter la musique québécoise, afin de dénoncer ceux qui souhaitaient une plus grande présence d’artistes francophones au Festival d’été. Loin du nationalisme triomphaliste de la droite de la plupart des pays, on reprend ici le discours du collaborateur colonisé, dont Elvis Gratton est l’archétype. On peut aussi noter que le rejet de la musique québécoise et francophone, imposé par les quotas du CRTC, nourrira la croissance de la radio parlée et la diminution des plages musicales.

La radio-poubelle a un auditoire majoritairement masculin et ses animateurs-vedettes sont tous des hommes. Jeff Fillion de CHOI FM change le ton par un discours souvent obscène sur les femmes considérées comme des objets sexuels. Le concours Vendredi-seins était basé sur le témoignage de femmes qui devaient expliquer en onde l’importance d’avoir des gros seins dans l’espoir de gagner des implants mammaires. La revue Summum de Genex communication et le calendrier Dreamteam de CHOI-FM reproduisent aussi cette vision de la femme-objet. Les revues Summum girl et surtout Adorable, toujours de Genex, soutiennent l’hypersexualisation des filles, entre autres en proposant à un public mineur des trucs pour satisfaire sexuellement les hommes. Jeff Fillion a été condamné à verser 300 000 $ à l’animatrice Sophie Chiasson, entre autres pour avoir affirmé que son cerveau était inversement proportionnel à la grosseur de ses seins et pour avoir sous-entendu qu’elle avait usé de ses charmes pour obtenir certains emplois dans les médias. Le juge indiquera que « les propos visant madame Chiasson sont sexistes, haineux, malicieux, non fondés, blessants et injurieux. Ils portent atteinte à la dignité, à l’honneur et à l’intégrité de l’être humain en général et de madame Chiasson en particulier ». La démission de Jeff Fillion précédera de peu sa condamnation, ce qui n’empêchera pas la station NRJ de le recruter comme animateur vedette quelques années plus tard.

Des politiciennes seront aussi dénigrées en tant que femmes. La mairesse Boucher perdra ses élections en 2001 alors qu’André Arthur la décrivait comme « une folle » en précisant qu’une femme ne peut diriger la ville. Finalement, en 2005, il se ralliera à celle qu’il surnomme « Moppe Boucher » pour qu’elle fasse le ménage. Elle gagnera d’ailleurs les élections sans programme ni pancartes, forte de l’appui des médias et, en premier lieu, des radios-poubelles. A. Arthur sera député fédéral indépendant de Portneuf de 2006 à 2011. Il est défait par le NPD, ce qu’il explique en déclarant sur les ondes du FM 93 : « Je sais pas ce que j’aurais pu faire pour empêcher les gens de voter pour une grosse fille qui a les dents pas propres. » Toujours sur le plan de la politique municipale à Québec, une étude a démontré que, lors de la campagne municipale de 2007, CHOI et le FM 93 ont multiplié les entrevues avec Régis Labeaume (huit entrevues) et les personnalités qui le soutiennent (sept entrevues) avec seulement 20 % de commentaires négatifs. Son opposante, Anne Guérette, n’aura que trois entrevues, défavorables sinon agressives, avec 86 % d’opinions défavorables pour CHOI et 77 % pour le FM 93[8]. En 2009, Sylvain Bouchard du FM 93 lançait le concours Déchirer Françoise David. Il organisera alors le tirage d’un jeu de Guitar Hero pour les écoliers qui déchireraient la page d’un manuel scolaire faisant mention de Françoise David en tant que féministe contemporaine. Les femmes militantes qui se retrouvent en ondes sont régulièrement sujettes à être rabaissées par des questions du type : « Est-ce que tu es laide pour défendre cette cause là? » comme ce fut le cas de la porte-parole de la Coalition contre la publicité sexiste.

En août 2013, le même animateur soulignait qu’il avait une nouvelle à faire connaître : les femmes sont de plus en plus majoritaires à l’éducation supérieure, ce qui causerait plus de divorces, car les hommes comme lui ne tolèrent pas que leur femme gagne plus qu’eux dans cette société où c’est « Power femelle ». Cette thèse a été fréquemment reprise, entre autres sous cette forme en janvier 2015 :

« Le gars il a un petit côté chevalier, pourvoyeur, hey l’histoire de l’humanité, pendant à peu près 4000 ans on vous a protégées. L’homme protégeait la femme, s’en occupait, allait chasser (…) C’ta moi à chauffer. J’ai de la misère avec ça m’asseoir à droite. (…) J’aurais de la misère à sortir avec une fille qui gagne plus cher que moi parce que mon côté pourvoyeur de mâle serait affecté (…) Le char c’est le cheval d’aujourd’hui. (…) C’est moi qui chauffe le cheval, la fille s’en va en arrière. (…) On peut plus être des hommes en 2014 et la journée où les femmes vont gagner plus cher que nous, dans 10, 15 ans selon moi, les mâles dans leur nature vont mal se sentir. Ça fait depuis trop longtemps. (…) On a ça en nous, c’est dans nos gênes, 3500 ans d’histoire à peu près. (…) Les GPS c’est une affaire de fille. »

Pour plusieurs animateurs, les difficultés scolaires des garçons proviendraient du fait qu’il y a trop de femmes dans l’enseignement. Comme alternative, on propose un modèle masculin, qui glorifie la brutalité. On dénonce le discours « féminin » contre le harcèlement et le « bullying » à l’école, car ce serait la responsabilité des parents de bien préparer les jeunes à répondre à la violence par la violence. Ajoutons que Sylvain Bouchard, en mai 2014, émet une longue réflexion sur le meurtre de 6 personnes par Elliot Roger en Californie en se demandant si la légalisation de la prostitution aurait pu les empêcher.

Les « X » et les cols rouges seraient aussi victimes des lobbys, entre autres des syndicats et des groupes de défense des minorités. Ces groupes seraient tenus responsables du gaspillage de l’État et donc de la croissance de la dette publique et des impôts. En fonction de ce discours libertarien, les mobilisations sociales et environnementales et la gauche en général sont constamment critiquées sur leur fond et sur leur forme. Sommet des Amériques, mobilisation contre la guerre en Irak, grèves syndicales et étudiantes, mouvement des indignés et des casseroles, luttes féministes, communautaires et écologistes seront autant de moments pour dénigrer personnellement les leaders et leurs revendications. Des appels, parfois violents, à l’action directe contre les mobilisations sont envoyés sur les ondes, entre autres contre le mouvement Occupons Québec (2011), la grève étudiante (2012) et les syndicats municipaux (2014).

Enfin, ce sont les pauvres qui sont dénoncés, principalement reconnus sous le vocable « BS », mais aussi sous celui d’« itinérants ». On cultive en effet le ressentiment envers ces personnes. Par exemple, l’animateur Carl Monette propose ceci : » « on fait un mur […] puis on les enferme là-dedans. Tous les itinérants […] tu les castres avant […]. C’est un investissement à long terme ». Tout comme les personnes handicapées, les personnes pauvres sont présentées comme bénéficiant de grands privilèges. Les travailleurs et travailleuses pauvres sont interpelés par les animateurs, mais non pas pour améliorer leurs conditions (salaire minimum, avantages sociaux, droits aux services publics, etc.). On invoque plutôt leur situation pour dénoncer ceux et celles qui ont de meilleures conditions qu’eux, particulièrement les employés de l’État « qui nous coûtent trop cher ».

Croisement entre la gauche organisée, les assistés sociaux et les Montréalais, on retrouve un ennemi de taille, les artistes du Plateau-Mont-Royal. Le discours véhiculé à ce sujet par la radio-poubelle a un réel impact lorsqu’on apprend que 55 % de la population de la région sont d’accord avec l’affirmation que « la clique du Plateau-Mont-Royal contrôle les médias montréalais » et que 41 % estiment que « les artistes québécois sont des BS de luxe[9]».

 

  1. D) Un phénomène politique qui demande une réponse politique

 

La radio-poubelle de la région de Québec est un acteur bien établi. Elle n’est pas une exception régionale. Des animateurs comme P. Pascaux, Doc. Mailloux, S. Gendron et G. Proulx étaient établis à l’extérieur de la région de Québec. Par contre, par un habile travail de communication et même de mobilisation, la radio-poubelle a su profiter d’un contexte sociologique favorable pour enraciner les idées de la droite et devenir un acteur politique important. Son discours néolibéral (sinon libertarien), fédéraliste (avec une porte ouverte sur le nationalisme ethnique), militariste, élitiste, raciste et sexiste a su s’implanter dans la région idéologiquement la plus à droite du Québec. Cette nouvelle version du populisme de droite interpelle le peuple à travers ses référents culturels, mais à partir des revendications de la bourgeoisie, c’est-à-dire le néolibéralisme, ce qui consacre le caractère hégémonique de ce discours sur une partie de la population. Le tout profite d’une confusion entre liberté et capitalisme, le principe de liberté étant avant tout exprimé comme liberté de consommer.

Historiquement, le populisme radiophonique de la droite radicale a joué un rôle important dans des pays comme l’Allemagne dans les années 1930 et le Rwanda dans les années 1990. À Québec, ce populisme de droite se distingue du fascisme qui est une forme de populisme extrême qui mélange racisme, haine de la gauche, mais aussi antilibéralisme, sinon anticapitalisme de façade, pour séduire le peuple en période de crise. Malgré la faiblesse de ce mouvement au Québec, les deux grandes radios-poubelles de Québec prendront la peine de soutenir explicitement le groupe de musique néonazi Légitime violence en 2011[10]. Dans le même sens, on défendra une lettre ouverte publiée par le Soleil puis retirée avec excuses de la direction de l’éditorial. Écrite et envoyée par Bernard Guay, un haut fonctionnaire suspendu par la suite, elle prônait la création d’une milice fasciste, comme dans les années 30, pour mater la grève étudiante en 2012. Ainsi, les appels indirects à la violence sont fréquents, et dans certains cas, ils mènent à des actes de la part d’auditeurs contre des opposants à la station ou, par exemple, contre des cyclistes, des chauffeurs d’autobus ou des militantEs. Jean-François Jacob, qui tenait la page Facebook « Québec s’excuse de sa radio-poubelle », verra brisées par un acte de vandalisme une vitre et la porte de son appartement en 2013. Plus tard, il perdra son travail suite à des menaces de la direction de la station auprès de son employeur.

Enfin, en 2014, Sylvain Bouchard propose d’organiser « un autodafé » du livre de Gabriel Nadeau-Dubois, car une professeure du cégep de Limoilou aurait choisi son essai afin de développer la pensée critique de ses étudiants. Il suggère aux étudiantEs : « Tu te réunis dans la cour du cégep, une quarantaine de livres de Nadeau-Dubois, tu crisses le feu dedans! ».

Lors des élections, les animateurs deviennent très actifs et conseillent les auditeurs. En plus d’un rejet de tout parti de gauche ou souverainiste, on en vient même à critiquer régulièrement la CAQ, le PLQ et le maire Labeaume parce qu’ils ne sont pas assez à droite. Des alternatives sont même proposées avec le Parti conservateur du Québec, la candidature de Jeff Fillion aux élections municipales et la candidature « cols rouges » au provincial (2012).

La radio-poubelle exerce son influence sur la propagation d’une nouvelle norme de discours et de pratique admises dans l’espace public, malgré ses faussetés et son caractère discriminatoire et dénigrant. En réaction à cette situation, les mouvements sociaux et les institutions publiques en viennent à éviter certains sujets. Plusieurs décident de laisser courir des mensonges de la radio-poubelle par peur, s’ils répliquent, de subir plus de tort. On craint aussi d’être déstabilisé par le dénigrement ou la vulgarité en entrevue, ou pire, d’être victime de la violence d’auditeurs chauffés à bloc.

La radio-poubelle a cumulé plusieurs victoires politiques. Notons par exemple les mobilisations massives pour l’opération Scorpion, pour la sauvegarde de CHOI, pour la construction d’un deuxième amphithéâtre et contre le Budget Bachand. Autre fait marquant, la « radio-poubellisation » des médias de l’empire Quebecor qui embauchent comme chroniqueurs plusieurs animateurs de la radio-poubelle. Les victoires de l’ADQ, de la CAQ, du Parti conservateur, de la mairesse Boucher et du maire Labeaume sont d’autres exemples de l’influence de la radio-poubelle. À l’opposé, elle a également subi plusieurs échecs : défaites judiciaires de Jeff Fillion, son renvoi et la vente de CHOI, la vague orange du NPD sur la Rive-Nord, le virage au centre droit de la CAQ (alors que l’ADQ était devenue complètement libertarienne) et la candidature avortée d’un col rouge aux élections provinciales de 2012. Entre autres limites de son influence, notons les grandes mobilisations régionales contre le Sommet des Amériques, contre la guerre en Irak et en appui au mouvement des casseroles contre la loi 78. En revanche, la non-participation des cégeps de Québec au mouvement étudiant de 2012 reflète en partie l’influence de la radio-poubelle.

 

  1. E) Lutter contre la radio-poubelle

 

Pour lutter contre la radio-poubelle, il faut d’abord faire connaître ses propos diffamants, comme le font certaines émissions humoristiques et plusieurs plateformes web. Le site le plus systématique est sortonslespoubelles.com. Les plaintes au CRTC, au Conseil de presse du Québec et devant les tribunaux ont un effet certain, surtout lorsqu’elles s’accompagnent de poursuites avec ordonnance de dédommagement. À cet égard, plusieurs des principaux groupes sociaux et politiques de la région, réunis dans la Coalition pour la justice sociale, décident à partir de 2012 d’intégrer la question de la radio-poubelle à leur plan d’action : journée de réflexion collective, activité de sensibilisation et conception d’un « guide d’autodéfense » marquent une première phase d’actions qui risquent d’avoir des suites[11].

Une autre stratégie proposée par certains est de sensibiliser des annonceurs aux propos auxquels ils sont associés. La Coalition sortons les radio-poubelles de Québec en fera d’ailleurs la promotion à partir de son site web alimenté de façon anonyme. Comme exemple de résultat souhaité de cette stratégie, citons la SAQ qui, sur pression du syndicat, a cessé de faire de la publicité à CHOI-FM. En réaction, en 2013, deux personnes responsables de deux pages Facebook dénonçant la radio-poubelle, Jean-François Jacob et Érik Beaudry, qui ont eu droit à une poursuite-bâillon de 250 000 $. C’est Radio Nord, actuelle propriétaire de CHOI Radio X, la « radio pour la liberté d’opinion », qui a mené cette poursuite. Malgré les menaces juridiques et physiques, les accusés ont fait preuve de courage et refusé tout compromis, ce qui a mené Radio-Nord (CHOI, RNC média) à retirer ses accusations.

Plus globalement, la principale réponse au populisme est de sortir les individus de l’isolement et de permettre leur auto-organisation démocratique. Pour atteindre le public visé par la radio-poubelle, il est nécessaire que le mouvement syndical et la gauche politique :

  1. retrouvent une pratique offensive et mobilisante de lutte de classes en confrontant les exploiteurs et pollueurs qui profitent des écarts de richesses.
  2. déploient un discours qui construit une conscience de classe des travailleurs et des travailleuses, de leurs intérêts, de leurs opposants;

Une remise en question des discours et des pratiques sera nécessaire[12]. Cela passera par :

  1. une démocratisation et la politisation des mouvements sociaux;
  2. la multiplication des collectifs citoyens autour de luttes ponctuelles et
  3. l’unification de la gauche dans la construction d’une alternative politique, ici Québec solidaire.

Se pose enfin le défi de l’émergence de médias de masse alternatifs qui sauraient combiner sport, culture populaire et analyse politique progressiste. La présence de radios communautaires et de médias alternatifs ou internes aux mouvements sociaux, incluant le web, est un début. Les lock-out du journal de Québec puis de Montréal et la création d’un quotidien soutenu par le mouvement syndical auraient pu permettre de créer une nouvelle voie. Il faut toutefois reconnaître que la construction d’un média de masse progressiste sera facilitée par une montée des luttes et la politisation des mouvements sociaux, qui elle-même sera facilitée par le développement de médias alternatifs. Ce sont les mobilisations sociales, rarement prévisibles, qui détermineront les priorités conjoncturelles de luttes pour la construction d’un projet de société émancipateur.

Sébastien Bouchard, militant syndical et ex-candidat de Québec solidaire

Bibliographie

Collectif Emma Goldman (2013). Radio X : Les vendeurs de haine, Les Éditions Ruptures, 70 p.

LEMIEUX, Olivier (2012). « L’affaire CHOI-FM… Construction identitaire ou prédisposition sociologique? » Cahier de recherche en politique appliquée, Vol. IV, no 3, (automne), 18 p.

VINCENT Diane, et Olivier TURBIDE (2004). Fréquence limites : La radio de confrontation au Québec, Québec, Éditions Nota bene, 207 p. 

VINCENT Diane, Olivier Turbide et Marty Laforest (2008). La radio X, les médias et les citoyens. Dénigrement et confrontation sociale, Québec, Éditions Nota Bene, 206 p.

MARCOUX Jean-Michel et Jean-François TREMBLAY (2005). Le néopopulisme de CHOI-FM : de l’expansion de la logique consumériste; profil socioéconomique et sociopolitique des auditeurs mobilisés, Québec, Université Laval (non édité), 79 p.

GIROUX Daniel et Florian SAUVAGEAU (2009). « Radio parlée, élections et démocratie », Centre d’études sur les médias, Cahier‑médias, no 18 (septembre), 50 p.

FRANK Thomas (2008). Pourquoi les pauvres votent à droite, Préface de Serge Halimi « Résonances françaises », Paris, Éditions Agone, 448 p.

 

Médiagraphie

La principale référence en extraits commentés de la radio-poubelle :

http://sortonslespoubelles.com

http://coalitionsaguenay.blogspot.ca/

Top 10 de la radio-poubelle

http://youtu.be/MjkFsYZCIG

Page Facebook

  • Québec s’excuse pour sa radio-poubelle
  • Eriku contre Radio X

[1] Une version courte de ce texte a été publiée sous le titre « La radio poubelle : le populisme de droite en action » dans le livre Médias, journalisme et société, numéro 11 des Nouveaux Cahiers du socialisme, Hiver 2014. Il est possible de retracer les propos des animateurs mentionnés dans cet article sur ce site web : www.sortonslespoubelles.com . Ce texte a été relu par Carmen Duplain, Ariane Leblanc-Gauthier et Élisabeth Cyr que je tiens à remercier.

[2] Nous ne pourrons ici développer sur l’histoire de la droite dans la région de Québec et de Chaudière-Appalaches, dont les secteurs ruraux ont été des bastions créditistes à une certaine époque.

[3]     Le temps nous dira s’il faut ajouter à cette liste le duo improbable Éric Duhaime – Nathalie Normandeau,

maintenant le midi au FM 93.

[4] Les trois radios utilisant le plus de jurons au Québec sont, dans l’ordre, CHOI Radio X, CKYK-FM Radio X (Alma) et FM 93. La région où les jurons sont les plus utilisés sur les ondes est Québec. Influence Communication (2013). Analyse de l’utilisation des jurons dans les médias québécois, (septembre), 16 p.

[5] Voir particulièrement les travaux de Vincent, Turbide et Laforest (2004, 2008).

[6] Michael Byers, The Plane That Ate the Canadian Military Life-Cycle Cost of F-35 Fleet Could Reach $126 Billion, Canadian Centre for Policy Alternatives, April 2014.

[7] FRANK, Thomas (2008). « Pourquoi les pauvres votent à droite », préface de Serge Halimi, Résonances françaises, Agone, Paris, 448 p.

[8] GIROUX Daniel et Florian SAUVAGEAU (2009). « Radio parlée, élections et démocratie », Centre d’études sur les médias, Cahier‑médias, no 18, (septembre), 50 p.

[9] Voir à ce sujet l’article du Soleil du 4 janvier 2011 : «Québec, capitale de la droite ? Le mythe déboulonné.» Les données sont tirées d’un sondage Segma-Le Soleil et ne font pas de distinction ville-banlieue.

[10] Voir youtube.com/watch?v=5nnXDf79FZM concernant le traitement différencié de CHOI et du FM 93 sur le groupe néonazi Légitime violence et sur le groupe anarchiste Mise en demeure.

[11] Voir à ce sujet : http://coalitionjusticesociale.tumblr.com

[12] Voir entre autres à ce sujet : BOUCHARD, Sébastien (2009). « Réflexions sur le mouvement syndical et la crise », Nouveaux cahiers du socialisme, no 2, (décembre), 6 p. www.lagauche.com/spip.php?article2696

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