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La question du commun : avant, avec et après Marx

Une première partie nous rappelle les éléments marquants du capitalisme dans ses formes contemporaines : le royaume de la marchandise, « TINA There Is No Alternative », la révolution permanente générée par le capital etc. Tout cela, Marx l’avait bien décrit. Denis Collin tire toutefois quelques conclusions à contre-courant. L’une est que les politiques de relance par la demande sont profondément inadaptées car les crises du capitalisme ne sont jamais des crises de surproduction ou de sous-consommation, ni un problème de financiarisation (p. 98) mais un problème d’excès de capital (p. 93). La spéculation n’est pas un élément parasitaire (p. 108) mais un rouage essentiel du système, qui explique ses crises. Le keynésianisme a semblé domestiquer cet élément mais il a en réalité aussi contribué à le renforcer, la spéculation étant avant tout une œuvre de l’Etat. Or tout indique que les champs de profit sont en voie d’épuisement, tout comme les champs de pétrole. Les « avances » réalisées sur la base d’espoirs de profits à venir ne se réaliseront probablement jamais. De ce fait, le paradoxe est grand : jamais la fin du capitalisme n’a semblé aussi proche, jamais Marx n’a semblé aussi actuel et pertinent – pourtant jamais Marx n’a semblé aussi absent du débat public. Tel est l’un des problèmes auxquels ce livre voudrait remédier.

Que Marx soit relativement absent n’est pas sans cause. C’est l’objet de la seconde partie d’examiner les forces et les faiblesses du texte de Marx, ainsi que ce qui a pu être accompli en son nom. Marx s’est égaré dans la prophétie. Il a montré comment le capitalisme rend les capitalistes superflus mais s’est complètement fourvoyé dans les conséquences ultimes de cette évolution, ce qui a conduit un grand nombre de marxistes à soutenir le capitalisme en tant que stade destiné à être dépassé. Il a admiré la croissance des forces productives, et n’en a pas pensé les limites. Sa sociologie s’est trop ancrée dans le prolétariat salarié, pas assez dans d’autres classes sociales. Sa théorie de l’Etat est à peine ébauchée (p. 198). Le marxisme, quant à lui, a vite dérivé loin des analyses de Marx. La social-démocratie s’est comportée en gestionnaire consciencieuse du mouvement ouvrier. La philosophie de l’histoire a remplacé l’examen pragmatique des possibles. La conquête du pouvoir de quelques-uns au nom de tous a tenu lieu de communisme. Et si Lénine pouvait encore être relativement fidèle à Marx, Staline en sera le fossoyeur. Une analyse marxiste du régime soviétique ne peut attribuer de tels errements à quelques hommes ivres de pouvoir ou animés d’un ego démesuré. En fait ce qui a mené les bolcheviks au pouvoir est une insurrection anti-impérialiste, la Russie était le pays le moins prêt pour la révolution. Encore les ouvriers ont-ils joué un rôle réel, à la différence d’autres révolutions (Cuba, Chine etc.) qui ont été menées, pour Denis Collin, par des élites petite-bourgeoises, ce qui n’était pas une régression pour autant. La planification soviétique semble à l’opposé de ce que devait être une véritable planification soviétique, et Denis Collin s’appuie ici sur l’ouvrage d’Alec Nove (réf). L’URSS ne fut ni un capitalisme d’Etat, ni un socialisme ni un communisme : ce fut une variété originale de tyrannie ancrée dans le pouvoir bureaucratique ajouter ? dans la bureaucratie supprimer ?, dont la caractéristique est d’avoir d’autant plus raison que l’on est haut placé dans la hiérarchie. La production se moquait de la consommation, ignorait tout des contextes locaux. Sa complexité croissait plus vite que les gains d’échelle générés par l’organisation. Sa chute fut la conséquence d’une opposition dialectique entre sommet et base (p. 228).

Alors comment sortir du « cauchemar de Marx » ? D’abord en se rappelant que le communisme n’est pas une invention de Marx. Ses valeurs sont aussi vieilles que l’humanité. Le communisme est ici défini comme « la doctrine du commun » (p. 252). Il a pris bien des formes différentes : communisme babouviste, chrétien etc. Dans le communisme, le don est premier. L’échange génère amitié, alliance et fiançailles. Un nouveau communisme est nécessaire contre les formes actuelles du capitalisme, qui se rapprochent de ce que le nazisme avait entrepris : surveillance totale, « génétisme » qui ne considère l’être humain que comme un code génétique (p. 261) etc. Ce communisme ne doit pas être utopique, et cela implique de renoncer à trois utopies : un monde sans Etat et sans conflit, le développement illimité des forces productives, et le retour au Jardin d’Eden. La première utopie a pris la forme du dépérissement de l’Etat. Cette utopie est responsable des errements tyranniques des marxistes. D’un autre côté l’étatisme est un danger. La démocratie des conseils, souvent prônée par les marxistes, n’est pas la solution car elle génère la dictature d’une minorité qui fait passer son avis pour l’exercice de la démocratie directe. Si on élimine les « formes hiérarchiques » (p. 272) et la démocratie directe, il ne reste plus que le républicanisme –que Denis Collin veut « radical », en se promettant d’y revenir plus tard (dans un autre ouvrage ?), ce qu’il ne fera pas. La seconde utopie pose la question de savoir quand arrêter le développement des forces productives, et donc définir « l’abondance ». Evoquant Marshall Sahlins et Serge Latouche, il reconnaît que les questions posées par ces auteurs sont bonnes et que les marxistes ne s’y sont guère intéressés. Mais Denis Collin critique aussitôt cette piste : la décroissance soutenable impose « un ethos communautaire fort » (p. 280), Latouche fait preuve d’un pessimisme anthropologique peu compatible avec le progrès moral, et il en appelle à la religion, à une nouvelle transcendance, comme Jonas (ibid.). La troisième utopie, le jardin d’Eden ajouter ?, doit aussi être écartée : le travail est anthropologique, et la liberté réside dans le fait de ne pas travailler sous la dépendance d’un autre homme plutôt que dans le fait de ne pas travailler du tout ajouter ?. Il existe des solutions concrètes : les GAEC (groupement agricole d’exploitation en commun) ou les SCOP comme Mondragon. Le communisme n’est pas holiste. La contradiction individu / société est indépassable. Denis Collin finit par quelques considérations plus floues sur les forces en présence capables de porter une telle alternative.

Le livre est intéressant, disions-nous, parce qu’il établit un certain nombre de points qui devraient aujourd’hui faire consensus, notamment en termes de bilan du marxisme. Oui, Marx a été fasciné par les forces productives ; oui, le capitalisme actuel est proche de sa fin et de ce fait l’urgent n’est pas de se proclamer « anticapitaliste » mais de trouver une alternative qui ne dégénère pas en tyrannie ; oui, certaines interprétations du marxisme sont porteuses de tyrannie et cela ne doit rien à la subjectivité de quelques personnes isolées, qu’elles se nomment Staline ou pas. Le fait de reconnaître ces points est un préalable à une discussion non-idéologique sur de nouvelles formes d’émancipation.

Par contre deux points manquent d’élaboration. Les critiques à l’encontre de Serge Latouche d’abord sont assez étonnantes. L’auteur n’a jamais fait l’apologie de la religion ni de la transcendance. Il s’est certes montré réservé à l’égard des Lumières, mais le marxisme et Denis Collin lui-même dans cet ouvrage le sont aussi. « L’ethos communautaire » attribué à la décroissance soutenable n’est pas étayé, ni mis en regard de la « doctrine du commun » dont parle Denis Collin – car après tout, où est exactement la différence entre les deux ? Dans l’hypothèse où la propriété individuelle du travailleur serait rétablie, comment se construirait la médiation proprement politique, constitutive du républicanisme défendu par Collin ? Quel serait son fondement ? Peut-on parler de « république » sans parler de « communauté » ? Quel genre de « commun » serait mis en jeu, s’il n’y a pas de « communauté » ? Ces questions restent en suspens. Le fossé creusé par Denis Collin vis-à-vis de la « décroissance soutenable » n’est peut-être pas infranchissable, ou en tout cas peut-être pas pour les raisons qui sont avancées.

Car la critique du développement illimité des forces productives de son côté reste largement hors-sol : les forces politiques qui tentent de les limiter – les écologistes – ne sont même pas mentionnées. Et si l’auteur dénonce la publicité, il semble lui-même tomber dans ses rets, louant ici la conquête de l’espace et là la gratuité octroyée par Internet (p. 274) ! Enfin, comment ne pas voir qu’Internet a une structure matérielle très consommatrice (autant de gaz à effet de serre, dans le monde, que l’aviation !), bien loin de la « gratuité » qui n’est vantée que par la publicité et ses admirateurs crédules ? Cette naïveté à l’égard de « la technique », dont la puissance ne serait pas en cause mais seulement son usage, est du reste assez caractéristique de Marx et des marxistes, c’est pour cette raison qu’ils sont souvent considérés comme « productivistes » . A l’encontre de cela, un André Gorz ou un Ivan Illich ont montré que les choix techniques de forte puissance sont intrinsèquement inégalitaires.

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