La pensée politique de Gramsci

À propos de La pensée politique de Gramsci, de Jean-Marc PIOTTE (Anthropos, Paris, 1970).

Cet ouvrage de Jean-Marc Piotte a été écrit en 1970, et il est ici réédité à l’identique par les éditions Lux. Au moment de la première publication de ce livre, Piotte est déjà un universitaire connu au Québec, notamment comme membre fondateur de la revue Parti Pris. Cette revue joue alors un rôle important dans l’animation intellectuelle de la Révolution tranquille qui bouleverse le Québec des années soixante. Or – coïncidence ? – il mène parallèlement des recherches sur Gramsci. Recherches qui déboucheront sur une thèse de doctorat en sociologie effectué à la Sorbonne. Pour Piotte (et pour bien d’autres) Gramsci est alors LE penseur du rôle de l’intellectuel, et notamment de sa fonction hégémonique.

Qu’est-ce que cette fonction hégémonique ? Et qui détient cette hégémonie dans nos temps présents ? Ironie formidable de l’Histoire, dans le paysage intellectuel français des vingt dernières années, ce genre de question et le nom même de Gramsci ont ressurgi avec force grâce au vice-président du Medef de 1998 à 2002 : Denis Kessler. C’est que la notion d’hégémonie intellectuelle a particulièrement intéressé ce représentant officiel du patronat qui a commencé sa carrière comme intellectuel, assistant de sciences économiques à Paris X auprès de Dominique Strauss-Kahn.

Au-delà de l’anecdote, on pourrait tenter d’élaborer une hypothèse : et si le formidable désarroi du mouvement ouvrier était avant tout issu d’une défaite dans le champ intellectuel ? La période actuelle, après une très longue glaciation, semble de nouveau rendre possible les questionnements sur les orientations stratégiques du mouvement ouvrier. Et alors que faire de Gramsci ? Est-il un marxiste hétérodoxe, un penseur de la construction d’un parti révolutionnaire hégémonique ? Et que faire de la pensée de Gramsci dans le contexte actuel ? L’ambition de cette recension est d’examiner quel peut être l’apport de ce livre sur ces différentes questions.

Il faut bien avoir en tête que l’ouvrage de Piotte est avant tout un strict travail de définition, voir d’exégèse. Certes, Piotte introduit brièvement les conditions d’écriture très particulières de l’œuvre de Gramsci. Pour lui, on peut délimiter un avant et après son arrestation en 1926. Durant sa période d’emprisonnement (et jusqu’à sa mort), Gramsci va donc écrire sous forme de notes, de fragments, souvent codés, sans les outils de travail nécessaires à ces recherches. Cette réflexion politique carcérale couvre une trentaine de cahiers (les Quaderni del carcere), particulièrement riche, qui sont l’unique objet du livre de Jean-Marc Piotte.

Piotte énonce trois règles méthodologiques pour limiter l’arbitraire de son interprétation des carnets :

  • le choix d’un concept-clef pour interpréter Gramsci : le concept d’intellectuel.
    la recontextualisation de l’œuvre, qui s’inscrit notamment après l’échec de la révolte ouvrière de Turin de 1917, mais aussi son animation de 1919 à
  • 1920 du journal L’Ordine nuovo proche du conseillisme. Recontextualisation, partielle, qui se trouve repousser, hélas, dans un appendice placé en fin d’ouvrage.
  • la volonté de rendre compte et d’utiliser un maximum de fragments des Quaderni (tâche difficile à estimer puisqu’il cite assez peu le texte sur de longs passages).

Ce choix du concept d’intellectuel comme concept-clef est loin d’être original. Le discours sous-jacent, est louable, on y voit un Gramsci démontrant que les intellectuels sont les producteurs de l’idéologie, production décisive et stratégique. Gramsci (rejoignant Lénine ou Luxembourg) s’opposerait ainsi aux dérives économistes mécanistes (Bernstein ou Kautsky) qui voit dans l’Histoire un pur reflet de l’économie, bref qui font des bases matérielles les seuls bases réelles de la lutte des classes. Malheureusement, si Piotte rappelle l’importance et l’acuité intellectuelle de Gramsci, il se cantonne à une analyste « interne » de l’œuvre, et il offre peu de comparaisons possibles avec d’autres auteurs marxistes. Il en ressort l’image d’un Gramsci orthodoxe s’inscrivant dans la continuité des théories de Lénine notamment dans sa conception du parti communiste. Une appréciation non dénuée de contradictions, puisqu’on y voit aussi un Gramsci original, non dogmatique, qui sait offrir des lectures multiples. Un intellectuel qui peut être pensé comme hétérodoxe vis-à-vis du courant marxiste, notamment lorsqu’il développe le concept de société civile, ou lorsqu’il insiste sur l’importance de la superstructure (concept forgé par Marx et qui ne se résume pas à l’idéologie) au détriment de l’infrastructure.

C’est donc en tant que producteur de la superstructure, assuré d’une certaine autonomie, que l’intellectuel assurerait une fonction sociale déterminante. L’intellectuel serait donc à l’articulation des changements sociaux et idéologiques. C’est précisément pourquoi, pour Gramsci, le rôle du parti devrait être d’incarner cet « intellectuel collectif » capable d’assurer une fonction hégémonique.

La fonction de l’intellectuel dans le régime libéral

Il nous faut donc expliciter les concepts qu’utilisent Gramsci, à travers les explications que nous en donne Piotte. Pour Gramsci l’intellectuel se définit par sa fonction, qui n’est pas seulement celle de créateurs d’idées (et donc le Grand intellectuel). L’intellectuel est celui qui organise, qui donne son homogénéité à une classe sociale, mais pas uniquement sur un plan économique. L’intellectuel n’est donc pas seulement le technicien issu de la petite-bourgeoisie qui rend possible l’économie capitaliste. Il est aussi porteur d’une fonction hégémonique.

La fonction hégémonique, c’est la fonction par laquelle une classe se pose comme avant-garde et direction de la société – sans forcément y réussir. En travaillant dans le système scolaire, dans les médias et la culture, l’intellectuel assure le consentement passif sinon actif, des classes dominées. Pour cela, il lui faut diffuser sa conception de la vie, ses valeurs, etc. La faiblesse du prolétariat américain pourrait ainsi s’expliquer par l’absence d’intellectuel capable de l’organiser vers un niveau hégémonique, et non pas seulement à un niveau économico-corporatiste. Gramsci cite aussi l’échec des révoltes paysannes du Mezzogiorno italien au XIXe siècle par l’absence d’intellectuels en leur sein capable donner un caractère permanent à ses révoltes. On notera donc que l’intellectuel est celui qui, par sa fonction, organise de façon permanente une classe sociale.

D’après Gramsci, dans le régime libéral, la société civile assure une fonction hégémonique, qui permet d’obtenir le consentement, l’adhésion ou l’appui des classes subalternes. On ne trouvera pas de définition plus claire de cette société civile. Tout au plus Piotte nous permet de la distinguer de la société politique, qui, elle, assure des fonctions de domination, caractérisées par l’emploi de moyens de coercition (police, justice, armée, etc.). Dans les deux cas, ces fonctions s’incarnent, sont exercées par les intellectuels (de l’officier à l’universitaire). Les deux structures – société civile, société politique – et leurs deux fonctions – hégémonie qui crée du consentement et coercition qui crée de l’obéissance – sont complémentaires, avec des équilibres variables. Plus le consentement globale est faible, plus la société civile est faible, plus l’on s’appuie sur l’État, sur la société politique. Plutôt que d’équilibre (nous n’avons pas affaire aux plateaux d’une balance), il faudrait d’ailleurs parler d’interaction.

En effet, la classe dirigeante, élabore, présente et diffuse dans la société civile la conception selon laquelle l’État est le représentant de l’ensemble du peuple. L’État trouve donc son fondement éthique dans la société civile (pseudo-représentant de la totalité de la population). L’État doit donc sacrifier certains des intérêts économiques de la classe dirigeante pour préserver ceux-ci sur le long terme. Ainsi, les intérêts du groupe dominant sont conçus comme ceux de l’intérêt général, mais il ne peut faire complètement abstraction des intérêts des groupes dominés.

En fait, la distinction organique entre société civile et société politique n’est jamais complètement accomplie. Ainsi, l’école est un organisme d’État, mais c’est pourtant le plus à même de consolider l’hégémonie. On pourrait aussi parler du Parlement, des bibliothèques, des musées, etc., qui aident à répandre l’illusion que l’État est l’arbitre de la lutte des classes. Les organismes privés imposent tous des éléments coercitifs à leurs membres, et de fait la société civile (ne serait-ce qu’à travers le pouvoir économique) exerce aussi un pouvoir de coercition.

Les lois ont pour fonction d’acquérir par la coercition, ce que la classe dominante ne peut obtenir par le consentement. Mais ces lois peuvent être intériorisées. La coercition peut se transformer en consentement. C’est également l’élévation du niveau de vie des masses populaires qui rend possible le consentement (et inversement lorsque le niveau de vie ne s’élève plus). Bien entendu, l’hégémonie n’est donc pas déliée des autres structures sociales (notamment des intérêts économiques).

Cette hégémonie est rendue possible par la spécialisation des tâches des intellectuels. La classe dominante, par le contrôle qu’elle exerce sur l’État et la production économique, produit des intellectuels nombreux et spécialisés, jouant des rôles de domination à tous les niveaux de la société. Ainsi Gramsci distingue quatre catégories d’intellectuel : chercheur, éducateur, organisateur d’hégémonie et organisateur de coercition, qui se recoupent nécessairement. Il existe également des hiérarchies internes à ces catégories (d’instituteurs à professeurs d’université) qui peuvent impliquer des orientations politiques très différentes. Car Piotte s’exerce à rappeler que, dans l’œuvre « gramscienne », l’analyse réaliste des rapports de classe permet de voir que l’instituteur est souvent plus proche du prolétariat que de son rôle de faiseur de consentement.

C’est que les intellectuels eux-mêmes sont relativement autonomes par rapport aux classes sociales. D’où vient cette autonomie ? Du fait qu’ils sont indispensables, mais surtout par les organisations mêmes dans lesquelles ils œuvrent. Pour Gramsci les intellectuels sont « organiques », c’est à dire liés à une organisation (syndicats, entreprises, partis, etc.). Plus la classe est quantitativement et qualitativement forte, plus les liens sont forts entre les intellectuels et les organisations dans lesquelles ils œuvrent. Or ces organisations sont liés aux classes sociales. Paradoxe : les intellectuels sont liés par les organisations aux classes sociales, mais l’existence même de ces organisations produit une autonomie encore plus grande, un certain hiatus entre les intellectuels et les classes sociales. D’où les possibilités de conflit (et d’explication inédite du stalinisme et de la bureaucratisation d’après Piotte), et surtout le rôle critique de l’intellectuel sur sa propre classe.

Par ailleurs l’intellectuel suscite dans sa classe une prise de conscience de leur communauté d’intérêts, en provoquant une conception du monde homogène et autonome. L’intellectuel n’est donc pas le reflet de la classe sociale : il joue un rôle pour rendre plus homogène une conception naturellement hétéroclite. Pour Gramsci, le marxisme est la philosophie qui doit permettre de rendre homogène la classe ouvrière. Ceci posé, Piotte décrit un Gramsci rappelant la nécessité d’incorporer d’autres conceptions dans sa propre construction intellectuelle (y compris celle de l’adversaire idéologique) pour être libre de la « prison des idéologies ». Bref Gramsci pose le « point de vue critique » comme unique point de vue fécond dans la recherche scientifique.

Il s’agit donc d’éviter le déterminisme pur pour mettre en avant une causalité circulaire, s’inspirant ainsi de Marx. Avoir conscience des rapports de classe, c’est déjà les modifier, mais transformer les structures sociales pour Gramsci exige la conscience mais aussi la volonté de résoudre les conflits. Sans intellectuel, il n’y a pas de transformation. Et la liberté est un élément essentiel du processus historique. On voit ici la nécessité pour Piotte au début des années 70 d’insister sur cette vision gramscienne écartant un marxisme mécanique, économisme « bête et méchant » – caricature du marxisme malheureusement toujours grandement utilisée. Or quelle organisation se prétendant aujourd’hui marxiste est capable, par sa puissance intellectuelle, de repousser une telle caricature du marxisme ?

Remarquons avec Piotte que si pour Marx l’idéologie est essentiellement illusion et mystification, pour Gramsci elle serait avant tout connaissance, accordant ainsi une place déterminante aux intellectuels et à leur liberté. Conséquence logique de ce fait, la lutte des classes a aussi lieu sur le déterminant terrain de l’idéologie.

Penser le lien entre changements sociaux et changements idéologiques

C’est la classe historiquement progressive qui, par son pouvoir d’attraction, subordonne les intellectuels des autres groupes sociaux. Le caractère progressif d’une classe est défini par sa capacité à accroître les forces productives (idée qui, d’après Piotte, serait directement issue de Marx et de sa Critique de l’économie politique – on en relèvera l’aspect quasi-mécanique). Ainsi, la bourgeoisie, en devenant une entrave au développement de la société, perdrait son hégémonie sur la société et tendrait à la remplacer uniquement par la coercition sur les masses (« jusqu’aux véritables mesures policières et aux coups d’État » – est-il besoin de rappeler que ces lignes sont écrites dans l’Italie nouvellement fasciste ?) Gramsci s’emploie d’ailleurs à analyser le fascisme. Lorsque la bourgeoisie perd son hégémonie au sein de la société civile tout en conservant le pouvoir d’État survient alors la solution fasciste. La petite bourgeoisie détruit toutes les élites politiques adverses, impose aux industriels et banquiers un certain contrôle économique. Son pouvoir est nécessairement transitoire puisqu’elle ne confisque pas le contrôle des moyens de production, détruit donc le prolétariat organisé mais pas la grande bourgeoisie.

L’idée que le capitalisme est dans une situation d’entrave au développement des forces productives se trouve effectivement chez Marx : « La destruction violente du capital, non par des circonstances qui lui sont extérieures mais comme condition de sa propre conservation, est la plus frappante du conseil qui lui est donné de se retirer pour faire place à un développement de niveau supérieur de production sociale. » (Grundrisse, tome II, p. 237-238). Pour autant, chez Marx, la bourgeoisie ne perd pas alors nécessairement son « hégémonie ». Sinon, pourquoi la nécessité d’organiser une Internationale ? Pourquoi cette formule de « dictature du prolétariat », pas encore présente dans le Manifeste, qui sera remise sur l’établi jusqu’au-delà de 1871 ?

C’est ici que nous pouvons émettre une réserve vis-à-vis de l’ouvrage de Piotte. S’il est devenu banal de penser l’évolution des idées de Marx en fonction du contexte chronologique, ce travail n’a pas été fait ici pour Gramsci. Pourquoi ne pas avoir explicité les aspects biographiques de la pensée de Gramsci, les oppositions par exemple aux penseurs marxistes contemporains (à peine évoqués, par exemple sur la question de la NEP) ? Sont-ils trop évidents pour les lecteurs potentiels de 1970 ? Quoi qu’il en soit, cette réserve met en lumière la pertinence et l’actualité de l’œuvre de Gramsci.

Pertinence parce que pour Gramsci l’intérêt du marxisme est qu’il est un historicisme absolu, c’est-à-dire que, comme Lukács le résume : « Toute action, toute pensée, tout sentiment de l’homme (qu’il le veuille ou non, qu’il l’admette ou préfère s’en défendre) est indissolublement lié à la vie de la société, à ses luttes, à sa politique ; c’est de là qu’ils naissent objectivement, c’est là qu’ils débouchent objectivement. » Par conséquent, idéologie, philosophie et même religion sont structurées par la même dialectique unissant conscience et normes de conduite, mouvantes, parce qu’inscrites dans l’Histoire. Ce ne sont pas des faits purement individuels et historiquement arbitraires. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’éléments arbitraires dans une philosophie. Le marxisme n’échappe pas à cette historicité, il doit donc lutter perpétuellement contre ses aspects arbitraires et ses erreurs d’interprétations, bref son dogmatisme.

De même, le prolétariat ne pourra pas connaître sa situation présente s’il ne connaît pas son passé. Mais il ne pourra pas se donner une conscience de soi autonome et homogène s’il ne connaît pas également le présent et le passé des autres classes sociales. Et voici peut-être l’actualité de Gramsci… Dénonciation à la fois de l’impuissance actuelle mais peut être aussi d’autre chose… Car Piotte le rappelle avec joie, Gramsci est très clair sur les lieux où l’État, organisme de classe est appelé à disparaître. Ce socialisme réalisé, ne peut l’être que grâce au centralisme démocratique, qui s’oppose au centralisme bureaucratique. Le centralisme démocratique n’est possible que dans les pays où existe une société civile forte et dynamique. Le parti de la classe ouvrière ne doit donc pas oublier que l’État n’est qu’un moyen transitoire et que la fin est la création d’une humanité libre et consciente.

Revenons sur l’idéologie définie comme sens vécu des différents rapports qu’entretient l’homme avec la nature et les autres hommes et qui tend à se manifester dans tous les types de comportement (droit, art, bonnes manières, etc.). Alors que chez Marx la société civile appartient à l’infrastructure, chez Gramsci, les organisations diffusant l’idéologie, et l’idéologie elle-même, sont ce qu’il appelle société civile. Gramsci s’attaque aux interprétations déterministes présentant toute fluctuation du politique comme expression immédiate de la structure. Il en tire trois remarques fondamentales :

  • il n’y a pas de lois économiques, mais seulement des tendances ;
  • il y a une véritable autonomie de la superstructure ;
  • beaucoup d’actes politiques correspondent à des nécessités politiques (renforcer la cohérence d’une classe, son hégémonie, la conscience de classe, etc.).

Avec Gramsci, l’accent est donc mis sur la superstructure comme lieu décisif du théâtre de l’Histoire. C’est pourquoi le rôle des intellectuels dans la formation d’une conscience de classe est conçu comme décisif. Gramsci rejette l’idée que l’idéologie ne serait que la justification d’un pouvoir politique et économique déjà constitué. À l’inverse, la société civile, où la classe dominante est pratiquement la seule à pouvoir se faire entendre, conditionne l’État. Or l’influence de la classe dominante s’exerce par l’intermédiaire des intellectuels (notamment ceux des autres classes qu’elle assimile). On retrouve ce que Marx pouvait écrire : « plus une classe dominante est capable d’accueillir dans ses rangs les hommes les plus importants de la classe dominée, plus son oppression est solide et dangereuse. »[1] Pourra-t-on dire que ce genre d’affirmation n’a rien à voir avec notre situation actuelle ?

La question de l’éducation et de l’école est donc centrale pour Gramsci, qui décrit ainsi ce que devrait être un système éducatif communiste. Pour lui, on ne peut proposer de modifier complètement la conscience de classe de toute la classe ouvrière avant la conquête de l’État. C’est que pour Gramsci, la structure interne de l’idéologie repose sur le principe suivant : « Ce qui tour à tour existe, c’est une combinaison variable d’ancien et de nouveau, un équilibre momentané des rapports culturels correspondant à l’équilibre des rapports sociaux. » Cette structure délimite, a priori, les possibilités d’une classe sociale d’atteindre un niveau particulier de compréhension. Mais bien a priori, il faut donc aussi étudier les mécanismes qui permettent à une classe d’atteindre un degré déterminé de conscience.

Pour Gramsci, l’école, l’université, l’organisation religieuse, les médias imprimés, les médiaux audiovisuels, les moyens de communication orale et même l’urbanisme entrent à des degrés divers dans la diffusion idéologique. Les sciences doivent également permettre à la classe dominante de lutter contre l’idéologie traditionnelle. Mais malgré tous leurs moyens de contrôle, les classes dominantes ne peuvent jamais imposer entièrement leur idéologie aux classes subalternes. Car les classes sont des réalités dynamiques non passive, qui, tout comme l’individu, pense par elles-mêmes. C’est un noyau de « bon sens » qui permet au prolétariat de développer une conscience de soi autonome. Il faut donc développer l’esprit de scission grâce à une avant-garde qui l’organise. L’assimilation des intellectuels traditionnels est le tissu intime de la lutte contre la bourgeoisie. Ces intellectuels du prolétariat sont unifiés par le parti. Il est l’intellectuel collectif qui expérimente, qui se confronte quotidiennement aux réalités politiques, creuset de l’unification de la théorie et de la pratique. La seule action idéologique de diffusion du parti est toujours insuffisante face aux puissants moyens de propagande de la bourgeoisie. C’est donc aussi et surtout dans les luttes quotidiennes, en vue d’objectifs précis, que le parti permet aux masses populaires d’étendre leur champ d’observation. La classe en effet n’est pas la seule réalité structurante. Le système du « struggle for life », la concurrence permanente de tous contre tous, crée des sous-groupes, aux intérêts plus ou moins particuliers. Le parti doit tenir compte des spécificités de ces sous-groupes auxquelles ils s’adressent.

Il doit aussi tenir compte du fait que les transformations au niveau de l’idéologie sont beaucoup plus lentes qu’aux autres niveaux. Gramsci pourtant n’en donne pas les raisons. Or la lenteur des transformations oblige à se poser la question : ne faut-il pas déplacer la nécessité de la conscience et de l’exercice de l’hégémonie de la classe au parti ? Une question dont Lénine s’emparera, et qui agite toujours lorsqu’on s’intéresse à la forme parti.

Là où des auteurs marxistes actuels insistent sur le fait que « le prolétariat ne désigne pas une réalité sociologique fixe »[2], il semble dans un premier temps que Gramsci va dans la même direction : les « masses laborieuses » sont l’ensemble des classes non-dominantes. Alors pourquoi le parti révolutionnaire doit-il être le parti de la classe ouvrière et non d’une autre classe ? Parce que la classe ouvrière ne possède aucun moyen de production (sous-entendu : contrairement aux autres classes laborieuses) et qu’elle doit donc être à même d’abolir l’appropriation privée – Piotte ne s’expliquera pas plus avant. De plus, l’usine et la division du travail ont créé dans la classe ouvrière solidarité et entraide, la plaçant à l’avant-garde de la formation d’une volonté collective. L’organisation du parti doit donc assurer la prédominance en son sein du prolétariat. Pour cela, il est doit être organisé selon les lieux de travail, donnant ainsi systématiquement la majorité au prolétariat, et non selon le quartier, où le prolétariat pourrait être dissous. Le caractère numériquement petit de la cellule sur le lieu de travail assure d’après Gramsci une formation plus rapide (tout le monde participe aux discussions), une plus grande cohésion. Par ses militants, le parti cherchera à exercer son contrôle sur toutes les organisations ouvrières, et non pas uniquement sur les syndicats. C’est par l’intermédiaire des revendications partielles (à l’intérêt immédiat pour la classe laborieuse) que le parti peut faire connaître ses objectifs révolutionnaires. L’organisation, les méthodes et les objectifs de ce parti qui a, on l’a dit, un rôle spécifique d’intellectuel collectif, sont méthodiquement détaillés par Gramsci.

Le rôle du parti

Selon Gramsci, c’est le parti qui est le plus à même de transformer les rapports culturels existants et d’assumer l’hégémonie d’une classe sociale. Si la bourgeoise peut se diviser, le prolétariat, lui, en position de faiblesse, ne pourrait se le permettre. Le problème consiste aussi à unifier le « parti idéologique », et le parti comme « organisation pratique » (en bref : les grands intellectuels et les simples militants), tout en regroupant les différentes factions de la classe ouvrière.

La structure du parti est également un objet important pour Gramsci. Il s’oppose à toutes les théories sur la spontanéité des masses. Il prône au contraire une organisation très structurée (de type quasi-militaire). Sinon, les masses ne provoquent que des mouvements sporadiques de révolte, vites réprimés. Un parti organisé est donc constitué de « soldats », les simples militants, la masse. Les « capitaines » doivent éduquer, centraliser, discipliner et « inventer ». Ils constituent les théoriciens et les stratèges, en tenant compte des rapports de force nationaux et internationaux, tout en organisant. Il faut que théorie et pratique soient assumées au sein du même groupe. Il y a une priorité accordée aux capitaines qui ne « tardent pas à former une armée même là où rien n’existe ». Cela vient aussi de l’expérience de Gramsci (et du contexte d’écriture des Cahiers juste après la Première Guerre mondiale), car le fascisme pour paralyser le PCI s’employa à emprisonner sa direction (dont Gramsci). Les « caporaux » forment enfin l’élément intermédiaire chargé de transmettre les ordres, mais aussi d’éduquer, discipliner et former. Les caporaux doivent pouvoir remplacer rapidement un état-major détruit. C’est d’ailleurs les cadres moyens du PSI que Gramsci voudra débaucher. PSI que Gramsci dénonce, car la petite bourgeoisie y joue le rôle de capitaine et prive ainsi le parti de toute possibilité démocratique.

En effet, la discipline du parti doit être un instrument d’ordre démocratique et de liberté. Elle doit être une assimilation lucide et consciente des directives tracées par l’état-major. Elle n’annule pas la personnalité, mais limite l’arbitraire. L’association ouvrière étant de caractère volontaire, ses propres lois ne sont soutenues par aucune menace de sanction corporelle, mais par le sens de l’honneur, de la loyauté, de la fidélité[3]. Cette discipline assumée librement est donc plus que l’obéissance, mais l’intériorisation d’une nouvelle culture. Gramsci proposera ainsi de mettre sur pied une série de cours par correspondance et une véritable école du parti, en liant l’enseignement aux activités politiques concrètes (influence du marxisme et de sa notion de praxis).

Pour Gramsci, la démocratie interne du parti se mesure au degré de participation de la base aux grandes décisions et à l’élection des dirigeants, c’est elle qui renforce la discipline. Ce sont ces débats qui élèvent la conscience des masses ; tout cela étant défini comme le centralisme démocratique. L’éducation de la base doit empêcher les éventuelles dérives de l’état-major. Mais c’est surtout la bureaucratie des cadres moyens qui inquiète le plus Gramsci. Il ne donne pas de recette pour lutter contre celle-ci, mais rappelle que c’est la vie interne du parti qui est décisive, notamment dans ses rapports à la classe ouvrière, et à la société nationale et internationale. Deux écueils sont à éviter : le spontanéisme et le sectarisme. Si le spontanéisme attend tout des masses conduites par la nécessité mécanique, le sectarisme lui refuse d’intégrer les masses et se réfugie dans une théorie qui voudrait plier la réalité (et qui donc nécessairement échoue). Or c’est dans un rapport dialectique, où l’éducateur est aussi l’éduqué, où l’intellectuel par la justesse de son orientation attire à lui des masses de plus en plus grandes, ou au contraire lorsqu’un mouvement des masses attirent les intellectuels, que se situe le caractère organique, vivant du parti. Sinon, il se dirige vers le sectarisme ou la bureaucratie. Un centralisme bureaucratique remplace le centralisme démocratique. Pour garder ce dernier, il faut que la classe ouvrière participe activement aux activités essentielles du parti. Une volonté collective se forme alors, seulement après que la multiplicité des groupes s’est unifiée à travers une longue et difficile participation à l’élaboration de l’œuvre commune. De nouveau on s’interroge, quid de la place donnée à toutes ces questions dans les mouvements révolutionnaires contemporains ? Ainsi, malgré lui, et par anticipation, Piotte nous donne à penser un Gramsci dont l’œuvre se veut stratégique, et par conséquent d’une vivace et continue actualité.

Orient et Occident ou les deux orientations stratégiques

On trouvera d’ailleurs dans l’ouvrage de Piotte, un exemple d’analyse telle que Gramsci pouvait les mener. Elle porte sur la distinction entre pays industrialisés et non-industrialisés, fondant ainsi deux grandes lignes stratégiques possibles. Pour résumer, en Occident, le développement du capitalisme a déterminé la formation d’une aristocratie ouvrière, d’une bureaucratie syndicale, d’un parti social-démocrate, bref d’une hiérarchie sociale très complexe. La bourgeoisie s’est donnée un vaste réseau de moyens de propagande. Il existe de fait une forte « société civile ». C’est pourquoi, d’après Gramsci, la théorie luxembourgiste de l’assaut rapide en période de crise du capitalisme est destinée à échouer. Il s’agirait d’un déterminisme économique implacable, d’un mysticisme, qui ne tiendrait pas compte des différences entre Occident et Orient.

Les bolcheviques pouvaient viser à la conquête directe et rapide de l’État russe car celui-ci « était tout » tandis que la société civile « n’était rien ». C’est ainsi d’ailleurs que Gramsci explique l’échec du PCI de 1919 à 1926. En Italie, l’État était faible, mais de la société civile a émergé des organisations privées armées, trouvant leurs membres dans la petite-bourgeoisie, obtenant l’appui des propriétaires fonciers du Sud et des industriels septentrionaux. Le prolétariat ne put s’opposer efficacement au fascisme car il était divisé entre une majorité social-démocrate et un parti communiste qui n’avait su étendre son hégémonie sur la paysannerie. De même, les tentatives d’extension de la révolution russe à l’Occident tenté par Trotski ont échoué.

Gramsci se veut d’ailleurs le continuateur de Lénine, dont il cite le Rapport sur la guerre et la paix au VIIe congrès du PCR (7 mars 1918) : « Il faut savoir tenir compte de ce que la révolution socialiste mondiale dans les pays avancés ne peut commencer avec la même facilité qu’en Russie, pays de Nicolas II et de Raspoutine, où une partie énorme de la population se désintéressait complètement de ce qui se passait à la périphérie et de ce qu’étaient les peuples qui l’habitaient. Il était facile, en ce pays là, de commencer la révolution ; c’était soulever une plume. Mais commencer sans préparation une révolution dans un pays où s’est développé le capitalisme, qui a donné une culture et une organisation démocratique à tous les hommes jusqu’au dernier, ce serait une erreur, une absurdité. » En 1921, au IIIe congrès de l’Internationale Communiste, Lénine insista sur le fait que les bolcheviques avaient rapidement reçu le soutien de la moitié de l’armée, des neuf dixièmes des paysans, et qu’il était ridicule de penser que les partis communistes occidentaux pourraient obtenir un tel consensus aussi rapidement.

La conclusion logique pour Gramsci de ces analyses est que la conquête de l’hégémonie doit être dévolue à chaque parti communiste national, le seul à même de connaître le terrain et de déterminer quels cibles de la société civile peuvent être conquises, dans quel ordre chronologique, avec quels moyens, quelles alliances, etc. Gramsci insiste donc sur le caractère national de la révolution. D’où sa prise de position pour Staline contre Trotski sur la question de la « révolution nationale ». Il ne remet pas en question pour autant la direction centralisée de l’Internationale, ce qui pour Piotte est une contradiction. Par ailleurs, Gramsci donne un sens indicatif plus qu’impératif aux directives internationales.

C’est que dans l’estimation des rapports de force, il existe pour Gramsci deux types d’erreurs. Dans un cas l’économisme pousse à penser que les contradictions fondamentales du capitalisme entraîneront par elles-mêmes sa chute (dérive qu’il identifie à Luxembourg). Dans l’autre cas, le volontarisme croit pouvoir par l’action politique transformer la société, même si sa politique n’est pas fondée sur les rapports sociaux-économiques.

Gramsci distingue trois phases du rapport de forces au sein d’une nation. Dans l’ordre chronologique, on trouverait ainsi le moment économique, le moment politique et le moment militaire. Les différentes phases du moment politique permettrait de passer des conditions socio-économiques d’une hégémonie (potentielle) à la réalisation de celle-ci au travers d’un moment militaire de prise du pouvoir effectif.

L’analyse du moment politique est doublement complexe. Comment une classe et son parti acquièrent l’autonomie puis l’hégémonie, avec quels impacts sur les autres classes sociales, quels réactions des classes dominants (et donc de l’État) ? Mais aussi quelles différences à l’intérieur d’une même classe et d’un même territoire national peuvent se faire jour – avec des conséquences parfois décisives ? Il n’y a pas de possibilité mécanique d’analyse, précise Gramsci, qui tente pourtant d’établir une liste divisant le moment politique en 4 étapes (phase de soumission, phase économico-corporative, phase trade-unioniste, phase hégémonique).

Durant la phase de soumission, le prolétariat adhère passivement ou activement aux formations politiques dominantes, en cherchant à les influencer de l’intérieur. Ainsi, la classe ouvrière s’est dans un premier temps alliée à la bourgeoisie urbaine, cette dernière cassant le monopole des vivres pour abaisser le coût de la vie. Durant la phase économico-corporative, les classes subalternes prennent leurs distances en créant leurs propres organisations, mais la conscience de soi est limitée aux intérêts économiques corporatistes. Durant la phase trade-unioniste, la classe ouvrière s’unit dans des grands syndicats mais ne remet pas en question l’État en tant qu’État bourgeois. En combattant uniquement les modalités d’exercice du pouvoir de la classe dominante, on peut dire que cette forme de lutte est le propre des organisations réformistes. Enfin vient la coupure décisive, la rupture. Le prolétariat considère ses intérêts à long terme, la nécessité de son unité, pour assumer l’hégémonie, y compris en faisant des sacrifices à court terme. Il doit alors fonder un État prolétarien qui doit tenir compte de l’intérêt d’ensemble des couches populaires non-prolétariennes dans la mesure où celles-ci doivent être les alliées du prolétariat.

Vient donc le moment militaire, car la bourgeoisie ne transmettra pas « démocratiquement » son pouvoir. La guerre civile est de fait une étape conçue comme forcée, ce qui ne doit pas empêcher le PC d’utiliser l’action parlementaire notamment comme moyen de propagande auprès des travailleurs croyant encore au système politique libéral. Pour Gramsci, l’élément décisif de la situation reste cependant la force organisée en permanence et préparée depuis longtemps. Si le parti n’est pas homogène, centralisé et idéologiquement conscient, la classe dominante exterminera physiquement l’élite adverse et terrorisera les masses de réserve (à l’exemple de l’Italie de 1919). Pour Gramsci, tout mouvement révolutionnaire est exclu si le prolétariat n’a pas conquis l’appui des grandes masses populaires. L’établissement de l’hégémonie est donc capital en Occident, et c’est donc sur un terrain idéologique, celui de « la société civile » que se déroule l’affrontement central entre la bourgeoisie et le prolétariat des pays industrialisés.

Conclusion

Si l’on devait faire une critique à l’ouvrage de Piotte, c’est bien souvent de se placer dans une situation où il fait « parler » Gramsci. En s’appuyant sur un contexte non-explicité, il demande aux lecteurs de prendre pour argent comptant ses analyses, sans les distancier de celle de Gramsci. Et quid du lecteur qui n’est pas déjà familier de Gramsci ? De fait, cela incite à se pencher directement sur les textes de Gramsci. Aussi, pourquoi Piotte n’évoque-t-il presque aucun des caractères biographiques et sociologiques de Gramsci ? Piotte reste spécifiquement dans une analyse quasi-textuelle d’un Gramsci créateur de catégories (mais non-catégorique et dogmatique) et penseur stratégique. Pour Gramsci, le premier résultat du caractère réflexif de la pensée philosophique est d’importer la cohérence et l’unité, c’est-à-dire d’éliminer la contradiction. En ce sens, on peut dire que l’ouvrage de Piotte est particulièrement gramscien. Mais pour Gramsci, le retour sur soi, qui permet d’éviter le dogmatisme, est en réalité conscience de soi, d’un homme qui n’ignore pas son historicité ni celle de ses connaissances.

Il faut alors citer un passage de Gramsci : « Mais il est absurde de penser à une prévision purement objective. Ceux qui prévoient ont un programme à faire triompher et la prévision est justement un élément du triomphe. Ce qui ne signifie pas que la prévision doive toujours être arbitraire et gratuite ou simplement tendancieuse. On peut même dire que c’est dans la mesure où l’aspect objectif de la prévision est lié à un programme que cet aspect acquiert l’objectivité : 1. Parce que seule la passion aiguise l’intelligence et contribue à rendre plus claire l’intuition. 2. parce que la réalité étant le résultat de la volonté humaine à la société des choses, faire abstraction de tout élément volontaire […] mutile la réalité elle-même. »[4]


[1] Karl Marx, Le Capital, III, tome II, p. 260.

[2] Emmanuel Barrot, Marx au pays des soviets ou les deux visages du communisme, La Ville brûle, Montreuil-sous-Bois, 2011.

[3] Antonio Gramsci, « Il Congresso socialista », L’Ordine nuovo, 9 octobre 1921.

[4] Antonio Gramsci, Cahiers de prison, in Textes, Éditions Sociales, 1983.

date:

14/06/2011 – 21:12

Pierre Hodel [3]


Liens:
[1] http://www.contretemps.eu/lectures
[2] http://www.contretemps.eu/lectures/recension-pens%C3%A9e-politique-gramsci-jean-marc-piotte
[3] http://www.contretemps.eu/auteurs/pierre-hodel

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