Santiago Castro-Gomez [1]
Notes et traduction : David Hernandez.
Je voudrais présenter dans cette introduction un résumé de ce que sont, à mon avis, les réussites et les limites du tournant décolonial, en termes généraux, puisque nous verrons chaque élément plus en détail par la suite, au fil du cours lorsque nous étudierons les auteurs.
En particulier, parmi les réalisations du tournant colonial auxquelles je m’identifie encore, il y a les suivantes : la première est qu’il a contribué à rendre visible l’eurocentrisme endémique des sciences sociales et de la philosophie pratiquées en Amérique latine. En général, les sciences sociales opèrent avec des catégories d’analyse dérivées de la réalité sociale des pays européens une fois qu’ils sont passés par les processus d’industrialisation aux XVIIIe et XIXe siècles. Pour la modernité, il a été postulé que ces pays européens modernes étaient à l’avant-garde d’un processus historique supposé universel. C’est-à-dire que toutes les régions du monde devraient passer par les mêmes étapes historiques que les pays européens. C’est ce que nous appelons aujourd’hui le sophisme du développementaliste. Eh bien, bien que la théorie de la dépendance ait déjà démantelé plusieurs de ces hypothèses eurocentriques dans les années 1970, ce n’est qu’avec l’émergence de la pensée décoloniale que nous pouvons parler d’une conception radicalement différente de la modernité et des processus de modernisation dans les sciences sociales latino-américaines. En premier lieu, et contrairement à ce qu’affirmaient des intellectuels européens tels que Weber, Habermas, Giddens, Zizek, les penseurs décoloniaux montrent que la modernité n’est pas un processus interne à l’Europe. C’est-à-dire qu’elle ne peut pas être expliquée par le recours à des facteurs purement intra-européens. Au contraire, la modernité n’est possible que par le contact des humanités européennes avec d’autres humanités qui vivaient en dehors du territoire européen, ou, pour le dire autrement, la modernité résulte de l’articulation entre le processus intra-européen, qui se développe depuis la fin du Moyen Âge, avec l’irruption d’autres humanités qui entrent en contact avec les Européens à la suite de l’expansion coloniale qui commence au XVIe siècle. C’est-à-dire que l’expansion coloniale européenne des XVIe et XVIIe siècles est la condition de possibilité de la modernité en tant que processus mondial, tant en Europe que dans les régions colonisées par celle-ci. Nous verrons ce thème plus en détail tout au long de ce cours, mais pour l’instant, disons que la modernité n’est pas quelque chose qui est circonscrit à l’Europe, mais à l’histoire du monde qui commence en 1492 avec l’expansion coloniale de l’Europe et qui reliera toute l’humanité dans un seul circuit planétaire hétérogène.
L’humanité cesse d’être séparée en histoires incommensurables et commence à vivre une étape où toutes les histoires commencent à être liées en une seule histoire universelle, comme dirait Hegel, une histoire qui restera d’abord sous l’hégémonie politique et culturelle de l’Europe. Ce que la pensée décoloniale réussit alors, c’est d’arracher à l’Europe le brevet de la modernité comme s’il s’agissait de son propre produit qui se répand ensuite dans le reste du monde, pour la placer désormais au centre d’un circuit interculturel planétaire, mais idéologiquement dissimulé par la monoculturalité de l’Europe du Nord. Comme nous le verrons plus loin, dans le langage des théoriciens décoloniaux, nous dirions alors que la modernité-colonialité est le processus de constitution asymétrique d’un système mondial qui a commencé en 1492 et se poursuit jusqu’à nos jours.
Deuxièmement, et comme conséquence de ce qui précède, la pensée décoloniale non seulement discrédite la lignée de la modernité qui se rattache directement à la Grèce, à Rome et à la chrétienté médiévale, ce que Dussel appelle le mythe de la modernité, mais, en faisant remonter cette généalogie aux origines de l’expansion coloniale le long du circuit atlantique, elle accorde à l’Espagne et au Portugal un rôle fondamental dans la constitution de la modernité. Ce point est important car il remet en cause le récit classique et idéologique selon lequel la modernité est un acquis attribuable aux régions protestantes de l’Europe du Nord, tandis que les pays catholiques de l’Europe du Sud seraient restés englués dans le rêve théologique et absolutiste du Moyen Âge. Dussel a insisté sur le fait que le potentiel émancipateur de la modernité a commencé à prendre forme au XVIe siècle au sein de l’école de Salamanque, de telle sorte qu’il parle d’une première modernité, proprement ibéro-américaine, qui a été suivie d’une seconde modernité, éclairée et rationaliste, qui, cependant, ne remplace pas la première, mais s’y superpose. On parlerait donc de deux couches archéologiques de la modernité. La première correspond à ce que Bolívar Echeverría a appelé la modernité baroque ou Elías Palty, l’épistème politique baroque, mais qui a été rendu invisible par le récit rationaliste de la seconde modernité, qui trouve sa formulation la plus élaborée dans la philosophie de l’histoire de Hegel.
Troisièmement, de la main de ce substrat baroque de la modernité, surgit la notion de pensée frontalière Border thinking, qui me semble être l’un des concepts les plus importants développés par la pensée décoloniale. Mignolo esquisse déjà cette notion dans son livre The Darkest Side of the Renaissance, que nous étudierons dans ce cours, puis la développe en dialogue avec l’épistémologie féministe de Gloria Alzandua. Cette notion, dans ma perspective, renvoie à la manière dont l’expansion coloniale génère un troisième espace qui n’est ni celui de la modernité européenne, ni celui des cultures qu’elle soumet. C’est un espace entre deux mondes intermédiaires. Sur un plan philosophique, je dirais que la puissance de la notion de pensée frontalière réside dans le fait qu’elle permet de penser la manière dont les idéaux émancipateurs de la modernité sont assimilés et transformés par les cultures subalternisées par l’Europe, opérant ainsi une décolonisation de leurs contenus normatifs. C’est cette opération qu’Enrique Düssel et moi-même appelons la transmodernité. Avec cette notion, il ne s’agit pas de proposer une alternative radicale à la modernité à partir d’une extériorité absolue imaginaire, comme nous le verrons plus loin, mais de traverser la modernité, de transmoderniser les institutions modernes, les idéologies émancipatrices de la modernité sur un plan philosophique, scientifique, politique et culturel.
Il est nécessaire de rappeler ici, comme le disait justement Arturo Escobar, que l’extériorité ne doit pas être pensée comme un dehors ontologique de la modernité, comme le disait le jeune Enrique Dussel, mais comme un dehors constitué par le discours hégémonique eurocentrique de la modernité. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’un extérieur ontologique mais d’un extérieur idéologique. La notion d’épistémologie de la frontière renvoie donc à une contestation critique de la modernité, mais réalisée par des sujets qui s’approprient la modernité depuis la frontière, en transformant ses contenus normatifs et en les retournant contre la modernité elle-même. Il ne s’agit pas de reproduire l’universalité abstraite de la modernité, mais de la convertir en une universalité concrète issue de la frontière et fondée sur des valeurs culturelles subalternisées par le colonialisme et le capitalisme. Eh bien, il y a sûrement d’autres contributions qui mériteraient d’être soulignées, comme, par exemple, dans le domaine du féminisme, le travail de Maria Lugones ou de l’environnementalisme avec le travail d’Arturo Escobar, mais nous verrons cela au fur et à mesure du cours. Pour l’instant, je voudrais mentionner brièvement ce que je considère comme les questions les plus problématiques que la pensée décoloniale apporte avec elle et que nous analyserons également chez les différents auteurs que nous avons choisis pour ce cours. Arturo Escobar a une fois de plus raison de présenter la pensée coloniale comme l’héritière directe des quatre formations discursives qui ont émergé en Amérique latine dans les années 1970 et 1980 : la théorie de la dépendance, la philosophie latino-américaine, la théologie de la libération et la philosophie de la libération. Mais, malheureusement, la pensée coloniale a également hérité des mêmes problèmes théoriques et politiques majeurs dont souffrent ces quatre formations. Je n’en citerai que cinq :
En premier lieu, la pensée décoloniale manie une conception du pouvoir dérivée de la macrosociologie historique, avec laquelle travaillaient aussi bien la théorie de la dépendance que l’analyse du système mondial d’Immanuel Wallerstein. Il convient de rappeler ici que nombre des catégories avec lesquelles la pensée décoloniale travaille ont été inventées par des sociologues et que la théologie et la philosophie de la libération ont construit plusieurs de leurs catégories en se référant aux diagnostics empiriques de la sociologie de la dépendance. Wallerstein et Quijano manient donc tous deux une vision macrosociologique de l’histoire, héritée du marxisme, qui comprend le pouvoir sous le paradigme de la domination. Cela signifie que les formations sociales de toute la planète sont considérées comme faisant partie d’une seule totalité d’un seul système mondial qui fonctionne avec la même logique hiérarchique de domination. Le pouvoir est quelque chose qui se déplace du haut vers le bas, qui se diffuse du centre vers la périphérie, qui est situé dans un domaine macro-physique qui est ensuite reproduit micro-physiquement. Les petits circuits du pouvoir se comportent comme des caisses de résonance pour les circuits plus globaux ; les relations géopolitiques deviennent ainsi le paradigme privilégié pour expliquer le phénomène du pouvoir.
Deuxièmement, en conséquence de cette vision macro-sociologique, la pensée décoloniale souffre de graves problèmes de compréhension des rouages de la dynamique historique au niveau local. De nombreuses analyses décoloniales déshistoricisent le matériau avec lequel elles travaillent, comme, par exemple, lorsqu’on dit qu’au XVIe siècle, la modernité, la colonialité, le capitalisme, l’eurocentrisme, le racisme et même le genre sont nés en même temps et en vertu du même mouvement. En d’autres termes, tous ces phénomènes sont en réalité les mêmes car ils sont imbriqués dans une même totalité qui a une seule logique. Certains disent que cette logique de base est ou est marquée par le racisme, d’autres diront qu’elle est marquée par le capitalisme, ou par le patriarcat, ou même par le génocide. C’est-à-dire que ces phénomènes qui fonctionnent avec des rationalités différentes, qui parfois se croisent, parfois se court-circuitent, sont tous mis dans le même sac et renvoyés à une origine mythologique, le 12 octobre 1492. Ce jour-là sont nés, ensemble et en grand nombre, tous les démons qui maltraitent l’humanité souffrante. Quijano parle dans ce cas d’une seule matrice ou schéma mondial de pouvoir qui fonctionne comme la nuit, où tous les chats sont noirs. Il en va du capitalisme comme de la modernité, de la démocratie comme du colonialisme, de la science comme de l’impérialisme et de l’eurocentrisme. Une telle déshistoricisation des phénomènes, selon laquelle toutes les sphères d’action modernes sont traversées par la même volonté de puissance, qui est, en réalité, un héritage de la première philosophie de la libération de Dussel, une telle historicisation, dis-je, est l’un des problèmes majeurs de la pensée décoloniale et, vue à travers le télescope de la géopolitique, toutes les différences historiques disparaissent et il nous reste l’image qu’il n’y a qu’un seul macro-phénomène avec différents visages. Comme je l’ai déjà dit, la géopolitisation excessive des diagnostics pèse trop lourdement sur le pouvoir explicatif de la pensée décoloniale, et ce qui est perdu est bien plus que ce qui est gagné par l’utilisation de cette méthodologie globale.
Troisièmement, sur le terrain de l’analyse politique, la pensée décoloniale, du moins dans certaines de ses versions, affirme que toute universalité politique doit être rejetée car elle est une prétention coloniale propre à la particularité européenne. L’universalité serait donc une particularité, comme une autre, qui est postulée comme universelle grâce aux privilèges obtenus par le sujet qui l’annonce comme sujet blanc ou bourgeois, masculin, hétérosexuel, chrétien, etc. L’argument est que la décolonisation de la politique implique l’abandon complet de toute prétention à l’universalité afin d’obtenir la libération des particularités culturelles subjuguées. Il me semble cependant que cette conception de l’universalité est totalement erronée, car elle conduit à l’incapacité de la pensée décoloniale à articuler une volonté commune capable de remettre en cause le cadre inégalitaire sur lequel sont organisées les sociétés latino-américaines. Le problème ici, que je développerai plus tard dans le cours, ne consiste pas seulement à confondre épistémologie et politique, comme le font de nombreux auteurs décoloniaux, mais à confondre universalisme et universalité. Je ne vais pas expliquer cette question maintenant, mais je dis que, tant que l’on ne comprendra pas que l’émancipation politique passe nécessairement par l’articulation et la généralisation des intérêts, c’est-à-dire par la formation d’une volonté commune capable d’universaliser un ensemble de revendications, la pensée décoloniale sera incapable de dépasser le particularisme et se limitera à engager des procès contre l’inégalité valable pour certains et non pour l’inégalité valable pour tous.
Quatrièmement, et en lien avec le point précédent, c’est précisément le problème de la signification que la pensée décoloniale a donnée à la catégorie de la race et qui constitue, en réalité, l’une des limites politiques majeures de ce mouvement. En partant d’une analyse, à mon avis erronée, selon laquelle la catégorie de race est née au XVIe siècle sur la base d’une discrimination phénotypique de certains groupes humains par rapport à d’autres. C’est-à-dire que les personnes à la peau blanche sont considérées comme une race supérieure et le reste comme une race inférieure, c’est la thèse de Quijano que nous verrons, mais, pire encore, en convertissant le racisme en axe articulateur de la totalité sociale qui émerge au XVIe siècle sur la base du colonialisme, les penseurs coloniaux ont élevé la lutte contre le racisme comme le point archimédien sur lequel se soutiennent les luttes politiques émancipatrices. Attention, cela ne signifie pas que je nie l’existence d’un racisme structurel, nous le voyons clairement aux États-Unis et dans les sociétés d’Amérique latine également. Mais, une autre chose est de dire que l’exclusion raciale détermine en fin de compte, surdétermine, toutes les autres exclusions en termes de classe, de genre, de religion et d’inégalité, comme si les inégalités sur lesquelles nos sociétés sont organisées peuvent être expliquées sans être combattues, uniquement sur la base de la lutte antiraciste : Comme si la catégorie race, était à la base de tout l’édifice qui soutient et organise de manière inégale la société. Cette vision racialocentrique condamne, me semble-t-il, la pensée décoloniale au particularisme des luttes politiques qui, dans de nombreux cas, comme nous allons le voir maintenant, conduit à une défense conservatrice, au mieux conservationniste, des identités culturelles.
Cinquièmement et enfin, une dernière limite, peut-être la plus grande de toutes, est l’attitude résolument anti-moderne que certains théoriciens et activistes qui prétendent se situer dans cette ligne de pensée décoloniale ont adoptée dernièrement, pour eux, la modernité est la source de tous les maux, le début du génocide des populations originelles, de la destruction de la nature, de la marchandisation de toutes choses, de la dépiritualisation du monde, bref, la cause ultime des ténèbres dans lesquelles l’humanité est entrée après 1492, cette année maudite de l’histoire. À la manière des nouveaux gnostiques, ces militants prêchent un retour à la communauté harmonieuse de l’homme avec le cosmos, un cosmocentrisme qui remplace l’anthropocentrisme moderne, une revitalisation de la métaphysique, bref, un retour des dieux qui ont été chassés par le colonialisme et le capitalisme. Cette modernité athée doit être définitivement rejetée, non pas assimilée, mais rejetée en bloc, et la clé de ce rejet se trouve, pour ces militants, dans ce qu’ils appellent les autres épistémès des peuples originaires de la planète. Ces intellectuels abyayalistes, comme je les appelle, Abya yala, beaucoup d’entre eux prennent pour bannière cette notion d’abya yala, qui était le nom que certains peuples indigènes donnaient à l’Amérique précolombienne, à l’Amérique d’avant l’arrivée des Européens. Ainsi, ces intellectuels Abya yala, pour la plupart blancs ou métis, qui bénéficient des privilèges cognitifs et sociaux que la modernité leur a donnés, non seulement romancent les communautés dont ils parlent, sans y appartenir, mais, philosophiquement parlant, ils réduisent la modernité à l’historicité de leurs dispositifs gouvernementaux. Ils pensent que la modernité est la même chose que le capitalisme et le colonialisme, ignorant ainsi sa dimension onto-anthropologique.
[1]https://www.youtube.com/watch?v=ZelZVPd6IDE