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La mondialisation déconstruite par la sociologie

Dans son dernier livre, La Globalisation. Une sociologie, Saskia Sassen démystifie le discours sur la mondialisation économique en montrant comment celle-ci est ancrée dans des institutions et des lieux bien précis, et non dans une prétendue rationalité du marché. En bonne sociologue, elle révèle la nature des conditions sociales contemporaines tout en indiquant les options ouvertes à l’action individuelle et collective à venir.
Recensé : Saskia Sassen, La Globalisation. Une sociologie, Paris, Gallimard, NRF Essais, 2009, 341 p., 23 €.

Le proverbe « quiconque se sert de l’épée périra par l’épée » s’applique à toutes les passions dévorantes. Or la globalisation a bel et bien tout dévoré ces vingt dernières années, non seulement les financiers, mais aussi les analystes et universitaires, dont la crise financière n’a fait qu’une bouchée.

Pour évaluer tout ce qui a été écrit sur la mondialisation avant octobre 2008, il suffit de chercher s’il a été dit quelque chose que le credit crunch ou la « crise des subprimes » – l’effondrement économique le plus catastrophique et le plus complet de l’ère de la mondialisation – n’a pas invalidé par la suite. Jusqu’alors, les plus fervents partisans de la mondialisation économique la voyaient tout balayer sur son passage, pas uniquement en termes technologiques, ou parce qu’elle a rendu les frontières nationales obsolètes, mais aussi parce qu’elle a voué les théories de l’économie sociale de marché, et même d’une société juste, aux poubelles de l’histoire.

Ceux qui ont introduit la théorie néolibérale du marché dans les institutions mondiales ont banni toutes les prédictions économiques les moins favorables tant que cela était conforme aux intérêts actuels de Wall Street et de la City. Les nombreuses déclarations du ministre des Finances britannique, devenu depuis Premier Ministre, Gordon Brown, et qu’il doit assurément regretter maintenant (« nous ne reviendrons jamais au vieux schéma de l’expansion suivie d’une récession »), faisaient l’impasse sur des siècles d’expérience et sur la théorie établie défendant l’idée que le cycle économique est intrinsèque au capitalisme. Il faisait simplement écho aux refrains économiques de son ami et rival, le Premier Ministre Tony Blair, ainsi que de leur parrain commun, le chantre principal de la mondialisation, Bill Clinton, pour lequel celle-ci offrait la seule voie d’avenir. Il était bien sûr permis de descendre du train, mais cela équivalait à errer dans le désert.

La mondialisation indique non seulement la direction dans laquelle le monde évolue ; elle est surtout l’outil principal de la domination économique anglo-saxonne. Cela n’a pas toujours été le cas. Elle est née des rêves d’avenir de coopération mondiale de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, quand on écrira l’histoire des idées de la période récente, on fera le bilan des dix-neuf années qui séparent la chute du mur de Berlin de la crise financière mondiale, comme de la période pendant laquelle la conquête américaine de l’hégémonie mondiale a mis en avant le mythe de la mondialisation économique.

On utilisait peu le vocabulaire de la mondialisation dans les relations internationales et dans les études des échanges commerciaux pendant la période de la guerre froide. C’est la prétendue réalisation soudaine d’un rêve de monde unique qui a favorisé l’emploi du terme mondialisation, devenu depuis un leitmotiv. Les ondes de choc provoquées par l’effondrement de l’empire soviétique et la fin brutale de l’équilibre entre les deux superpuissances, ainsi que le triomphe apparent du capitalisme qui en découla, ont non seulement transformé la donne politique mais aussi ébranlé des conceptions académiques anciennes.

Je me souviens encore de l’impact de ces événements sur les sociologues qui organisaient le congrès mondial de l’Association internationale de sociologie en 1990. Nous avions alors longuement débattu avant de proposer un thème qui saisisse bien le moment historique que nous vivions, et avions fini par proposer « Sociologie pour un monde unique, unité et diversité ». Nous avons alors composé un volume distribué aux 4 000 participants venus à Madrid pour l’occasion. Il me semble que ce livre, intituléMondialisation, Savoir et Société, est le premier ouvrage dont le titre comporte le terme mondialisation et qui a circulé dans les nombreux pays où sont retournés les congressistes.

Nous concevions alors la mondialisation avec beaucoup de naïveté. Nous remettions au jour le rêve conçu en 1945 d’un monde unique. Nous nous efforcions d’articuler la réalité d’un monde aux frontières fluides et les défis communs à l’ensemble de l’espèce humaine, en esquissant la possibilité de voir la société mondiale comme un champ négocié de relations entre individus du monde entier. Nous pensions que la mondialisation introduisait les germes d’une société mondiale en puissance, et que la sociologie était l’aboutissement des convergences des différentes perspectives d’un monde multiculturel. On était à mille lieux du regard porté sur la mondialisation depuis vingt ans.

Nous ne sommes pas parvenus à défendre cette aventure face à l’adversité. Nous avions sous-estimé la rapidité avec laquelle le nouvel ordre mondial deviendrait un terrain propice à l’empire américain, à quel point l’effondrement du système soviétique serait perçu par la gauche et par la droite comme le triomphe suprême du capitalisme et comment les anciens pays communistes seraient soumis à une impitoyable expropriation capitaliste. Sur le champ de bataille de la politique électorale américaine, on réécrivit l’histoire de la mondialisation comme le triomphe des technologies et des marchés occidentaux et comme une histoire des progrès économiques.

Il était évident pour les initiés de Washington que ce récit était produit dans l’intérêt des États-Unis. Je me souviens avoir demandé à un haut fonctionnaire américain lorsque je travaillais là-bas vers l’an 2000 ce qu’il entendait par mondialisation. Il m’avait regardé droit dans les yeux avant de répondre lentement : « Cela ne veut absolument rien dire ». Cela voulait évidemment dire quelque chose ; en l’occurrence, comment les intérêts américains pouvaient être présentés comme l’orientation inéluctable de l’histoire pour le bien de l’espèce humaine. À l’époque, les hommes politiques et leurs plumes ont pu créer le plus aisément du monde un grand récit mythique destiné au grand public, à l’insu des universitaires et des étudiants, obnubilés par le méta-récit français annonçant la fin des grands récits mythiques.

Le post-modernisme nous laissa désarmés face à la mondialisation. C’est ce que j’explique dans mon livre The Global Age (1996). J’y développe l’idée qu’il faut trouver un cadre de référence qui parvienne à transcrire ce qui met en danger la vie humaine sur cette planète dans la terminologie de la mondialisation. Mais un récit de notre époque qui prend en compte l’importance de la diffusion de la terminologie de la « mondialisation » depuis 1945 doit également rejeter les justifications non historiques et déterministes de la mondialisation. En tant qu’intellectuels, il est de notre devoir d’écrire l’histoire du présent. Toutefois, nous devons nous attaquer à la métaphysique de la mondialisation au service du pouvoir en proposant un grand récit alternatif, et non en niant la possibilité de son existence.

La mondialisation démystifiée

Cependant, la sociologie universitaire peut affirmer avec fierté qu’elle est alors globalement parvenue à garder ses distances à la fois avec l’orthodoxie néolibérale et avec le recul post-moderne. Elle a toujours eu un projet intellectuel ambitieux qui, comme la philosophie ou l’histoire, ne peut pas être facilement transformé en bénéfices rapides, même si cela conduit à une pauvreté des ressources telle que ses pratiquants sont parfois tentés de revendiquer un désintéressement de prophète.

Une sociologie rigoureuse ne peut être pour ou contre la mondialisation. Il s’agit plutôt d’explorer et d’expliquer les fondations sociales des politiques prônées par les néolibéraux et d’examiner les bases de leur pouvoir et les nouvelles formations sociales qui ont rendu leur idéologie si influente. Elle doit précisément montrer comment et avec quelle ampleur l’activité économique dépend de relations sociales aux structures spécifiques et de pratiques institutionnelles en aucun cas immuables ou en dehors de tout contrôle humain, dictées par une rationalité pure ou par la force des circonstances. Elle doit déconstruire les hiérarchies et les tenaces inégalités de classe, d’ordre sexuel ou ethnique, mais aussi suggérer comment il peut en être autrement.

C’est dans ce sens qu’on peut dire que Saskia Sassen mène le projet sociologique avec brio, en menant une impitoyable démystification de la mondialisation économique. En insistant sur le fait que la mondialisation est ancrée dans des institutions et des lieux, elle renverse la clause ceteris paribus des économistes, le petit geste de révérence qu’ils adressent à la réalité au moment de lancer leur histoire d’amour avec la rationalité. Son dernier ouvrage La Globalisation. Une sociologie est de la même veine que ses travaux des vingt dernières années, dont The Global City (1991) et Cities in a World Economy (1994), qui sont devenus des classiques. Ce ne sont pas les individus ou même les entreprises qu’une analyse institutionnelle de la mondialisation doit prendre pour objet, mais l’État, qui à son tour doit faire l’objet d’une approche rigoureuse et localisée d’états spécifiques, les États-Unis ou le Royaume Uni, considérés dans leur matérialité, dans des pratiques financières virtuelles et dans des lieux physiques, des villes en particulier.

Les lieux qui intéressent tout particulièrement Sassen parce que le national et le mondial y sont entrelacés, sont les « villes globales » (global cities), telles que New York, Londres, Tokyo, Paris, Francfort et Bangkok, Sao Paolo et Mexico. Ce sont des lieux stratégiques pour un réseau mondial de groupes financiers qui forment une économie dans l’économie, et par conséquent pour de nouvelles formes de capital multinational. Simultanément, de nombreux migrants affluent vers ces villes, véritables pôles d’attraction où se retrouvent les plus grandes concentrations de populations défavorisées au monde. Elles se retrouvent donc à l’épicentre de l’émergence de classes mondiales potentielles et constituent le berceau de nouvelles formes de contestation politique qui transcendent les frontières des États-nations, du mouvement altermondialiste et de tous les mouvements guidés par des valeurs que Mary Kaldor et ses collègues de la London School of Economics ont rassemblées sous l’étiquette de « société civile mondiale ».

Le théâtre de rue qui accompagna les représentations des dirigeants sur la scène du G20 le 2 avril 2009 à Londres peut être considéré comme une interprétation destinée à la télévision et aux sites de partage de vidéos sur Internet des conflits dont Sassen avait déjà proposé un commentaire théorique. Les chiffres ne disent rien : un mort dans la rue et une vitrine cassée. C’est uniquement la concentration de pouvoir, l’agenda, la mobilisation de l’opposition et l’attention des médias du monde entier qui leur donnent sens et leur octroient une place extraordinaire dans le récit du G20. L’orchestration qui a rendu cela possible s’est appuyée sur des réseaux, des champs de forces et des projets coordonnés transcendant les frontières nationales et nous forcent à reconnaître la globalité de l’action humaine, mais aussi des menaces qui la conditionnent et qui pèsent sur son existence même.

Tout s’est déroulé dans une ville globale ; la crise de l’économie mondiale était à l’ordre du jour ; la société civile mondiale était sortie dans la rue ; les images étaient diffusées dans le monde entier. L’analyse de Sassen, écrite avant le G20, avait tout anticipé. Contrairement aux écrits de la plupart des économistes (avec les exceptions notables de Paul Krugman, Joseph Stiglitz et George Soros) sur la mondialisation, l’immense valeur de l’analyse sociologique est triomphalement démontrée dans le travail de Sassen. C’est elle qui rend compte de la mondialisation comme d’une production humaine, certes impersonnelle, non du fait de la rationalité du marché, mais par son ampleur collective inconcevable, la taille des populations qu’elle englobe et des ressources, et la complexité des opérations en jeu. Ceci ne signifie pas qu’il n’existe pas d’alternative à la mondialisation, mais que les conséquences qu’on en tire, les institutions qu’on bâtit et les pratiques que nous mettons en place, doivent respecter cette échelle.

Alors, comment a-t-elle pu réussir ce tour de force ? Quelles sont les conditions d’une analyse sociologique efficace de la mondialisation ? Il faut tout d’abord parvenir à une bonne compréhension conceptuelle et offrir un compte rendu convaincant d’un trait central de la société : l’évolution de ses éléments dans le temps et l’espace, influencés, mais jamais déterminés, par les conditions environnementales, les ressources et les traditions biologiques et culturelles.

On ne peut pas totalement expliquer les relations sociales par la nature ou la culture. Elles ont leur propre réalité comme le montrent les amitiés, les communautés, les classes, les réseaux et les diverses identités collectives aux qualités abstraites que sont les différents degrés d’égalité, la hiérarchie, l’intégration, la différenciation, et le rôle et le statut qui les régissent. Ces éléments abstraits permettent de mieux comprendre toute une gamme de conséquences sociales telles que le hasard des vies individuelles, la survie des organisations et le destin des nations.

Les concepts sociologiques ont une portée explicative qui transcende le social et s’applique à des processus souvent conçus comme purement économiques mais également aux questions environnementales. Les structures de la confiance, depuis Pierre Bourdieu, sont considérées comme du capital social du fait de leur importance pour la communauté et l’activité économique. Toute réponse au défi du réchauffement climatique doit ainsi passer par de nouvelles formes de mobilisation et de coopération entre États, société civile et entreprises, autant que par les nouvelles technologies.

État-nation et mondialisation

Le travail de Sassen s’inscrit dignement dans la tradition sociologique d’Henri Lefebvre, de l’École de Chicago, de Georg Simmel et de Karl Marx. Ils avaient adopté chacun à leur tour beaucoup de principes développés dans des analyses antérieures, remis en question et rejeté des formulations dépassées et apporté de nouveaux éléments permettant de rendre compte des caractéristiques inédites des relations sociales de leur temps. Tout en s’inspirant de leur travail, Sassen doit s’en détacher. Il est extrêmement difficile de retenir le meilleur de l’ancien et de développer simultanément des nouvelles théories mieux adaptées au présent. Il est évident qu’on peut, et qu’on doit, encore admirer les premiers théoriciens de l’industrialisation et de la modernisation, mais l’allure des transformations sociales est telle qu’on ne peut attendre de leurs travaux qu’ils élucident avec la même fulgurance les conditions actuelles que celles de leur époque. Sassen relève le défi du présent avec ce même état d’esprit respectueux des aïeux mais jamais asservi à eux.

Sa contribution prend pour point de départ les liens qui se développent entre deux grands concepts : la dénationalisation, qui lui permet de prendre ses distances avec le cadre de référence national, et l’ancrage contextuel (embeddedness), qui insiste sur le fait que les processus mondiaux sont ancrés dans des instants, lieux et conditions sociales spécifiques. Sa stratégie conceptuelle s’applique à éviter l’impasse intellectuelle de l’assimilation de l’État-nation à la société tout court et d’en déduire que la mondialisation, parce qu’elle remet en question le contrôle de l’État-nation, rime également avec un désancrage de la société de toute forme de fondations matérielles. Inspirée par l’idée de Charles Tilly selon laquelle l’État-nation moderne n’est qu’une forme passagère que l’État peut prendre, elle est ainsi en mesure de s’engager dans une description achevée de la manière avec laquelle les nouvelles technologies de communication et la production de la mondialisation prennent racine dans des lieux mondialisés, grâce à leurs connexions, et réellement non nationaux en termes de politique et de modes de vie. Elle peut également identifier comment les classes mondiales commencent à se former et à trouver des germes d’État mondial dans le développement d’un droit mondial plutôt que simplement international.

Ainsi, Sassen démontre qu’un projet sociologique sérieux peut offrir une description théorique de l’émergence de nouvelles formations sociales grâce à une analyse empirique de leurs lieux d’ancrage et les pratiques de remise en question du contrôle de l’État-nation sans adopter le point de vue déterministe qui prétend qu’un processus de mondialisation mène à lui seul le monde dans une direction unique. Elle parvient à faire ce que toute bonne sociologie tend à faire ; à savoir, révéler la nature des conditions sociales contemporaines tout en indiquant les options ouvertes à l’action individuelle et collective à venir. Elle entreprend un véritable travail de déconstruction de la mondialisation qui lui permet de déceler la possibilité d’une société mondiale pour ceux qui ont le pouvoir et la volonté d’agir dans ce but.

La mondialisation comme discours

« Le pouvoir et la volonté », ainsi résumerais-je la seule réserve que je puisse émettre à propos de la thèse de Sassen. Car, supposons qu’on ne trouve pas cette volonté de créer une société mondiale chez les dirigeants nationaux, les chefs d’entreprises, les militants anti-capitalistes ou même chez les plus démunis de ce monde. Imaginons un instant que les luttes de pouvoir monopolisent leur attention et leur énergie – et qui peut balayer cette possibilité avec certitude quand les rhétoriques des « axes du mal » et des « berceaux du terrorisme » dominent ? Il reste alors bien peu à la création d’une société mondiale. Il ne reste plus comme dernier espoir que la foi dans une main invisible à l’œuvre dans l’histoire.

Ce que l’analyse de la mondialisation de Sassen néglige, c’est en fait la rhétorique, ou ce qu’on appelle plus généralement le discours. Elle évoque brièvement l’existence d’une représentation dominante de la mondialisation, parle d’images maîtresses (master images) et reconnaît le rôle hégémonique des États-Unis (et dans une moindre mesure du Royaume-Uni) dans l’imposition de normes nationales de régulation financière, par exemple. Mais tout le discours de la mondialisation tel qu’il a été développé principalement dans les années Clinton /Blair était le fruit d’efforts conscients des New Democrats aux États-Unis et du New Labour au Royaume-Uni visant à raconter l’histoire de la supériorité inéluctable des économies libres et des démocraties libérales, et de légitimer les principes ancrés dans les politiques des institutions économiques mondiales ainsi que dans le droit. Sassen appelle cela la nationalisation du mondial (global), ce qui nous oblige à nous demander ce qu’elle entend par là.

Comme je l’ai déjà dit plus haut, la profonde valeur de son analyse réside principalement dans sa résistance à l’épreuve du temps. La compréhension des caractéristiques des structures sociales en général, en différents lieux et moments, facilite l’identification de nouvelles formations originales à l’heure actuelle. Cette originalité est-elle mieux véhiculée par le terme mondial et la mondialisation au sens de somme de leurs effets ? En ce qui concerne l’analyse que Sassen propose de la mondialisation, la comparaison s’impose avec les trois volumes de l’immense Information Age de Manuel Castells, pour lequel la société de réseaux et les flux d’informations, plus que la mondialisation, constituent les thèmes distinctifs de notre époque. Dans la plupart des cas, Sassen désigne par « mondial » ce qui est associé à l’économie mondiale. Mais la crise mondiale confirme la pertinence de l’idée de Castells selon laquelle le marché mondial est inégalement intégré, ce qui revient à dire qu’en un sens, il n’est pas parfaitement mondial !

La langue française révèle parfaitement l’ambiguïté de la mondialisation anglo-saxonne en faisant la distinction entre globalisation et mondialisation. Le premier terme renvoie à l’image du globe comme métaphore de la totalité ou de l’achèvement, alors que le dernier terme véhicule littéralement l’idée d’expansion sur la surface de la planète. La langue anglaise encourage la fusion des deux idées. Le mélange des peuples aux États-Unis a poussé le poète américain Walt Whitman (le poète favori de Clinton, et ce n’est pas une coïncidence) à dire que l’Amérique était mondiale (global), et le passé nous a montré à quel point cela peut facilement justifier l’assimilation de l’américanisation à la mondialisation, au détriment de tous en définitive.

C’est l’identification de formations de nouvelles classes potentielles, de nouveaux terrains de conflit politique et de nouveaux lieux qui transcendent les frontières nationales, qui donne toute sa trempe intellectuelle à l’analyse de Sassen. Elle pourrait tout aussi bien les décrire comme translocaux, transnationaux ou même simplement non nationaux, sans suggérer le moins du monde qu’ils sont forcément liés au seul champ de l’interaction mondiale. S’il leur arrive de l’être, c’est très certainement en grande partie parce qu’il y a eu une volonté et un pouvoir collectifs de les rendre tels et de les présenter comme tels. L’imposition du discours du globe à la communauté des nations est le résultat d’un acte délibéré dont témoignent les mémoires des hommes politiques et de ceux qui écrivent leurs discours.

Sassen montre donc surtout l’importance de la contribution de la sociologie à la compréhension de l’évolution du monde qui nous entoure. Mais, en fin de compte, c’est la grande rigueur intellectuelle de son engagement disciplinaire qui limite sa compréhension de la montée et du déclin de la mondialisation. Pour comprendre comment l’idéologie néolibérale a pu si bien s’imposer, il nous faut aussi comprendre les processus et les méthodes qui ont permis aux multinationales de reprendre les thèmes du « global village » des années 1960 à des fins commerciales, et comment les jeunes dirigeants issus du baby-boom ont pensé qu’il était dans leur intérêt d’utiliser le même langage. Les structures sociales ne sont pas déterminantes en termes culturels car les idées circulent librement.

L’une des façons dont Sassen exclut les considérations culturelles est de nier l’importance du cosmopolitisme dans la détermination des évolutions contemporaines. On peut lui opposer les travaux récents d’Ulrich Beck qui offrent un bon exemple d’analyse de la mondialisation et qui voient les valeurs cosmopolites comme le moteur qui motive la création d’un ordre politique mondial. En fin de compte, s’il nous incombe d’évoquer les menaces qui pèsent sur l’espèce humaine à travers le discours de la globalisation, il est nécessaire de trouver un moyen d’exprimer un objectif commun et collectif et d’éviter la distorsion idéologique qui a irrémédiablement porté atteinte à l’idée de mondialisation.

L’idéologie de la mondialisation considérait jusqu’à présent les questions d’égalité, de justice et de liberté comme des questions subsidiaires et extérieures à l’activité centrale qui consiste à diriger le monde. Nous devons comprendre à quel point cette idéologie est parvenue à s’imposer, pas seulement grâce à ses bases sociales et matérielles, mais aussi à travers l’analyse du sens et des imaginaires qui écartent des possibles avenirs alternatifs. C’est la raison pour laquelle nous avons aussi besoin d’analyses de l’imagination littéraire du type de celle qui fut si efficacement adoptée par Martha Nussbaum dans ses cours sur la justice poétique. La mondialisation est à la fois une ensemble d’écrits, un exercice de relations publiques, une mode, voire un engouement, et une stratégie commerciale. Ce domaine de recherche a besoin de la remarquable sociologie de Sassen, mais également de beaucoup d’autres disciplines.

Traduit de l’anglais par Émilie Frenkiel.

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