Le sociologue Guy Rocher a choisi son camp: c’est dans la rue avec les étudiants qu’il trouve sa place depuis le début du mouvement de grève. Et au-delà du gel des droits de scolarité, c’est pour le principe de la gratuité scolaire qu’il milite, une lutte qu’il qualifie de «juste», a-t-il confié en entrevue au Devoir. «La gratuité est souhaitable, a rappelé M. Rocher. En adoptant ce principe de départ, ça nous impose de repenser les politiques tout autrement. Tant qu’on est dans le débat du gel et du dégel, on reste sur une discussion de chiffres qui tournent en rond.»
Dans une lettre qu’il cosigne avec Yvan Perrier, enseignant en sciences politiques au cégep du Vieux-Montréal, M. Rocher soutient que les droits de scolarité constituent une mesure «régressive». «Seuls les étudiants en provenance de milieux aisés peuvent l’envisager. Pour les autres, ils assumeront difficilement les augmentations qu’on veut leur imposer», peut-on lire.
M. Rocher rappelle d’ailleurs que l’élimination des droits de scolarité est la position qu’avait adoptée la commission Parent en 1965, grande commission dont il faisait partie et qui a mené à la création des cégeps et du ministère de l’Éducation. Pour des raisons conjoncturelles, étant donné les grandes dépenses du gouvernement, qui s’apprêtait à réformer tout le système, l’argent n’a pas été consacré à cette gratuité. «Mais on espérait qu’à plus ou moins long terme, la gratuité soit appuyée. Sauf que tranquillement, le gouvernement a plutôt adopté la perspective néolibérale du consommateur-payeur», déplore ce professeur de l’Université de Montréal et chercheur au Centre de recherche en droit public.
Pas une utopie
Envers et contre tous ses détracteurs, la gratuité n’est pas une utopie, scande-t-il. Même qu’elle n’aurait coûté que 750 millions en 2011-2012, soit 1 % du budget du gouvernement du Québec, selon les données du ministère des Finances. Il en appelle à revoir les politiques gouvernementales du Québec. «Il n’y a pas plusieurs endroits où on peut aller chercher des fonds. C’est dans les fonds publics. Et quand je vois les dépenses que l’on projette de faire pour le Plan Nord et dont on est loin d’être certains que ça va rapporter, j’ai l’impression qu’on fait des dons énormes à des compagnies. Comment peut-on en même temps faire de tels dons à des entreprises qui s’en prennent à nos ressources naturelles et refuser aux étudiants l’investissement pour assurer leur avenir à l’université? Ce sont là des choix politiques.»
Mais la gratuité est-elle possible à l’aune de la mondialisation? «C’est vrai qu’on vit dans un monde élargi de compétition, mais il y a d’autres pays qui vivent dans le même monde que nous et qui ont adopté de tout autres politiques», souligne-t-il en faisant allusion à la Scandinavie, où la gratuité est une idée plus répandue. «J’ai l’impression que la Finlande a lu le rapport Parent et qu’elle l’a appliqué!»
Le principe de gratuité des années 60 avait certes pour objectif la démocratisation et l’accessibilité aux études supérieures. Mais près de 50 ans plus tard, cela est toujours d’actualité, affirme M. Rocher. «Le Québec n’est pas la province la plus en avance en ce qui concerne la fréquentation universitaire», croit-il. «Quand je regarde les chiffres de la hausse, ce qui m’inquiète c’est qu’on nous propose de revenir, en 2017, à ce que ça coûtait en droits de scolarité en 1968. Mais comment pense-t-on qu’on avance en revenant à la situation de 1968? Et c’est dangereux de transposer en dollars constants. C’est un important retour en arrière», a dit ce grand défenseur de l’État-providence.
Un gouvernement aveugle
Au lieu de s’enliser dans une impasse, le gouvernement aurait mieux fait de tenir un débat plus large sur le financement des universités pour revaloriser leur rôle, croit Guy Rocher. «C’est ça qui nous manque. C’est l’absence de dialogue avec une grande partie des citoyens du Québec que sont les étudiants. Par son attitude, le gouvernement entretient un climat malsain et c’est lui qui va finir par payer à la longue.»
Le professeur s’étonne de la mauvaise analyse que font les ministres, et leurs conseillers, concernant le projet de la hausse des droits de scolarité. «J’ai peur qu’au gouvernement, on ait mal apprécié l’importance de ce mouvement. Par exemple, la grande marche des 200 000 personnes le 22 mars aurait dû ouvrir les yeux au gouvernement», a-t-il noté.
La proposition de bonifier les prêts faite par Québec la semaine dernière n’est que de la poudre aux yeux. «Le gouvernement n’est pas assez naïf pour croire qu’après 52 jours de grève, les étudiants allaient bien recevoir leur proposition. […] Ce gouvernement a des stratégies de myopie, ou bien il pense pouvoir casser le mouvement. C’est probablement une autre erreur de ce gouvernement. C’est comme ça que j’interprète l’impasse», a-t-il expliqué.
D’ailleurs, hormis ses revendications, le printemps étudiant actuel ne ressemble pas aux mouvements qui l’ont précédé, «par son étendue et sa constance de frappe», remarque Guy Rocher. «Je suis très impressionné par le fait qu’il y a en ce moment, dans le milieu étudiant, un assez grand nombre de personnes qui partagent le même point de vue, la même opposition, la même résistance aux politiques actuelles. À cet égard, c’est novateur, a-t-il conclu. C’est révélateur d’un changement d’attitude dans une partie de la jeunesse, qui voit dans la hausse des droits de scolarité autre chose que seulement la hausse des droits, mais qui voit aussi des politiques sociales et une conception de la société à changer.» Une société qui aurait tout intérêt, selon lui, à être de cette «lutte juste» qui n’est pas celle de la «juste part».
Lisa-Marie Gervais
Le Devoir, 11 mars 2012
TEXTE INTÉGRAL [Le Devoir – 11 mars 2012]
Les droits de scolarité à l’université: « Juste part » ou « Lutte juste »?
« La politique consiste en un effort tenace et énergique pour tarauder des planches de bois dur. Cet effort exige à la fois de la passion et du coup d’oeil. Il est parfaitement exact de dire, et toute l’expérience historique le confirme, que l’on n’aurait jamais pu atteindre le possible si dans le monde on ne s’était pas toujours et sans cesse attaqué à l’impossible. » Weber, Max. (1919). 1963.
— Le savant et le politique. Collection 10-18. Paris : Union générale d’éditions, p. 185.
Depuis la mi-février, un nombre imposant d’associations étudiantes de cegeps et d’universités ont opté pour l’exercice de divers moyens de pression allant jusqu’à la grève. Les membres de ces associations réclament soit le gel des droits de scolarité, soit la gratuité scolaire.
Le Premier ministre, monsieur Jean Charest, la ministre de l’Éducation, des Loisirs et du Sport, madame Line Beauchamp et le ministre des Finances, monsieur Raymond Bachand, font la sourde oreille à ces revendications estudiantines. Ils optent pour la ligne de la fermeté. Ils maintiennent que la hausse des droits de scolarité de 1625$, prévue pour les cinq prochaines années (une hausse de 75%), correspond à la « juste part » que les étudiants doivent assumer dans le financement des universités. De plus, cette hausse annoncée apparaît à leurs yeux comme étant une mesure « équitable ». Dans l’édition du 2 avril 2012 du quotidien Le Devoir, François Desjardins nous apprend, à la une, que Jean Charest a déclaré que « L’avenir n’est pas dans les gels ».
Se pose donc ici une question : l’élimination des droits de scolarité à l’université est-elle une mesure réaliste ou non? C’est à cette interrogation que nous tenterons de répondre dans les lignes qui suivent en examinant, très succinctement, comment la question des droits de scolarité au Québec a été traitée au cours des cinquante dernières années et comment le gouvernement s’y prend, depuis 1988, pour financer les services publics.
Sur la question des droits de scolarité à l’université
Lors des travaux de la Commission Parent, de nombreuses voix en faveur de la gratuité scolaire, à tous les niveaux d’enseignement, se sont fait entendre.
Partant du principe que « (l)a démocratisation véritable de l’enseignement suppose des mesures d’aide aussi bien que de gratuité » (p. 161) et constatant que « l’éducation est, tout comme la santé, un service social essentiel, indispensable pour l’individu comme pour la collectivité » (p. 162), les commissaires ont recommandé :
« […] qu’au niveau universitaire, bien que la gratuité scolaire soit souhaitable à long terme, les frais de scolarité soient maintenus. » (Source : Rapport Parent : Rapport de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec. Tome 5, p. 198 et 199.)
Alors que les droits de scolarité à l’université ont été gelés au Québec pendant une période de vingt ans (de 1968 à 1988), ce qui était conforme à la recommandation citée ci-haut, à partir de 1989, ils se sont mis à augmenter. De 1989 à 1995, la moyenne des droits de scolarité au Québec passe de 519$ à 1703$. Ceci représente une hausse spectaculaire de 228%. De 1995 à 2006 ils augmentent de 213 $. En 2006-2007, la moyenne des droits de scolarité s’élève donc à 1916$ (Source : Indicateurs de l’éducation, Édition 2007, MELS, 2007, p. 49).
En 2007, la ministre de l’Éducation, des Loisirs et du Sport, madame Michèle Courchesne impose, pour une période de cinq ans, une augmentation récurrente de 100$ par année. Les droits de scolarité passent alors en moyenne de 1916$ à 2415$. Une hausse d’un peu moins de 30% sur cinq ans. (Source : Indicateurs de l’éducation, Édition 2011, MELS. 2011, p. 47). Dans son budget de 2011, le ministre des Finances, monsieur Raymond Bachand nous informe que les droits de scolarité augmenteront de 325$ par année de 2012-2013 à 2017-2018 (1625$ au total), pour être par la suite indexés. Si cette nouvelle hausse annoncée n’est pas annulée, les droits de scolarité auront augmenté, sur une période de dix ans (de 2007 à 2017) d’un montant additionnel de 2125$.
Sur le financement des services publics
Au cours des dernières années, les gouvernements qui se sont succédé à Québec ont érigé en véritable dogme l’idée que la baisse des impôts des contribuables ainsi que des entreprises est souhaitable, voire incontournable. À titre d’exemple, de 1988 à 1998, le nombre de paliers d’imposition au Québec a chuté de 16 à 3 (Source : IRIS, Budget 2010 : comment financer les services publics?, mars 2010, p. 6). Ce changement a surtout profité aux citoyens gagnant de hauts revenus.
Dans un document intitulé Le point sur la situation économique et financière du Québec; Automne 2009, à la page 91 on peut lire ce qui suit : « Les allégements fiscaux accordés depuis 2003 augmentent le revenu des ménages de 5,4 milliards de dollars en 2009. »
Concluons que le gouvernement du Québec a délibérément opté pour la réduction du fardeau fiscal du citoyen. Conséquence de ce choix: comme mode de financement de certains services publics, il privilégie de plus en plus la facturation à l’usager.
Depuis 1989, le gouvernement du Québec a troqué la perspective de justice sociale et de solidarité qui a présidé aux vingt-cinq années précédentes pour une approche néo-libérale de plus en plus affirmée. La hausse des droits de scolarité à l’université n’est donc qu’un aspect d’un débat fondamental sur la société québécoise de l’avenir. C’est d’ailleurs ce qu‘on peut lire dans le mouvement de grève des étudiants d‘aujourd’hui, les citoyens de demain.
Sur le coût de l’élimination des droits de scolarité à l’université En 1960, la gratuité de l’université était souhaitable et atteignable. Depuis lors, on nous a convaincus qu’il s’agit d’une utopie. Pourtant, un bon nombre de pays d’Europe, la Scandinavie notamment, pratiquent cette utopie et avec succès. Ils ont compris que, l’éducation ne doit pas être uniquement envisagée comme un investissement personnel et individuel, il s’agit plutôt de la voie par laquelle une société tisse des liens entre les générations et prépare son avenir. Le financement de l’éducation est une responsabilité qui concerne la collectivité. Selon les données même du ministère des Finances du Québec, la gratuité scolaire à l’université aurait coûté au gouvernement, en 2011-2012, un montant maximum additionnel de 750 millions $ (Source : Plan de financement des universités équitable et équilibré, tableau 6, p. 23) .
La gratuité à l’université n’a rien d’une utopie. C’était l’objectif visé « à long terme » par les membres de la Commission Parent. Il s’agit d’un choix de société, d’un choix politique pour être plus précis qui coûterait autour de 1% du budget du gouvernement du Québec. Compte tenu du montant en jeu, cet idéal peut être rapidement atteint. Pour rendre l’éducation supérieure accessible à celles et ceux qui ont les aptitudes pour la suivre, sans égard à leur origine sociale, le gouvernement n’a qu’à réintroduire un certain nombre des paliers d’imposition qu’il a abolis entre 1988 à 1998. Il obtiendrait, par le fait même, la somme requise pour répondre positivement aux revendications étudiantes.
Il faut s’attaquer à « l’impossible »…
Les membres de la Commission Parent ont proposé, comme objectif, de mettre en place un système d’enseignement solide, répondant aux besoins d’une société moderne. Ils ont proposé également de le rendre accessible à tous et à toutes selon les aptitudes et intérêts de chacun. Dans une société développée comme la nôtre, il est triste de devoir envisager le retour d’un système d’enseignement universitaire de plus en plus sélectif sur les plans économique et social.
Nous sommes dans une société du savoir. Dans ce contexe, la formation postsecondaire est l’assise du développement de la société et des individus qui la composent. L’accès aux études supérieures doit être posé, par les membres de la classe politique, comme un droit et non comme un privilège à tarifer. La lutte pour le gel des droits de scolarité et la lutte pour l’élimination de ces droits à l’université correspondent, l’une comme l’autre, à une « lutte juste ». Les droits de scolarité constituent en soi une mesure régressive. Seuls les étudiants en provenance de milieux aisés peuvent l’envisager. Pour les autres, ils assumeront difficilement les augmentations qu’on veut leur imposer.
C’est par une fiscalité progressive des contribuables et des entreprises que doit être financé dorénavant l’enseignement universitaire. Les montants recueillis par l’impôt, pour financer ce niveau d’enseignement, devront plutôt correspondre à la capacité de payer de chacun. Seule une éducation financée à même les impôts permettra de la rendre plus accessible. Mais pour y arriver, il faudra que le gouvernement ait le courage politique d’imposer une fiscalité juste et équitable.
Quarante-six ans après la publication du Rapport Parent, nous sommes d’avis que l’élimination des droits de scolarité doit être envisagée comme une mesure à instaurer non pas à « long terme » mais plutôt à « court terme ». Il ne s’agit plus d’un objectif inaccessible. Il s’agit plutôt, pour reprendre le mot de Max Weber cité en exergue, de quelque chose de « possible ».
Yvan Perrier
Professeur Science politique
Cégep du Vieux Montréal
Guy Rocher
Professeur émérite Sociologie
Université de Montréal