Elève au milieu des années 60 de Louis Althusser à l’ENS de la rue d’Ulm, auteur de plus d’une vingtaine d’ouvrages, professeur émérite à l’université paris VIII, Jacques Rancière, né en 1940, est sans doute l’un des plus grands philosophes français contemporains. Il apporte une contribution originale à l’analyse des concepts politiques et esthétiques. « Inspiré », entre autre, du marxisme son travail consiste également à déconstruire des concepts traditionnels tels que pouvoir, souveraineté, égalité, liberté, etc. Bien que la pensée ranciérienne au sujet notamment de la démocratie mette en cause la double oligarchie – étatique et économique – dans laquelle on vit, elle semble trouver écho chez certains « oligarques ». Ainsi un article pour le moins surprenant paru dans Paris-Match[1] intitulé « Jacques Rancière le philosophe qui inspire Ségolène Royal » prétend montrer où la candidate malheureuse du PS a « pris ses idées ». Elle les puiserait dans son essai de philosophie politique titré La haine de la démocratie[2] dont il est dans ce travail question.
Dans cet ouvrage, à travers une visite historique de la pensée politique de Platon aux sociologues postmodernes, l’auteur analyse les critiques contemporaines de la démocratie qui en font la seule cause des symptômes de notre société. Symptômes caractérisés par le règne des désirs illimités de l’individu de la société de masse moderne. Mais à vrai dire ce qui est à la base de la critique est une haine « ancestrale » de la démocratie. Cette critique de la démocratie a connu deux grandes formes historiques :
– Les législateurs aristocrates et savants ayant voulu composé avec la démocratie considérée comme fait incontournable ont dessiné des mécanismes institutionnels en vue de « tirer du fait démocratique le meilleur qu’on pouvait en tirer » tout en préservant deux « biens considérés comme synonymes : le gouvernement des meilleurs et la défense de l’ordre propriétaire ».
– Le jeune Marx montrant que ce qui est au fondement de la constitution républicaine est le règne de la propriété. Les lois et les institutions de la démocratie sont les apparences par lesquelles s’exerce le pouvoir de la classe bourgeoise.
La haine dont il est question ici n’est pas une haine réclamant une démocratie plus réelle mais la dénonciation d’un « excès » démocratique. La critique n’est pas adressée à la manière de Marx contre les institutions mais le peuple et ses mœurs. Donc il ne s’agit pas d’une corruption de la démocratie mais de la civilisation. Pour ces philosophes contemporains, « porteurs de la haine démocratique », la seule bonne démocratie est celle qui réprime la catastrophe de la civilisation démocratique.
Par ailleurs la démocratie implique « l’accroissement irrésistible des demandes qui fait pression sur les gouvernements. » ce qui entraine le déclin de l’autorité, les individus et les groupes deviennent rétifs à la discipline et au sacrifice requis par l’intérêt commun[3]. De même que la tyrannie la « vie démocratique » est l’ennemi de la démocratie. Pour résoudre ce problème une solution consiste à orienter les énergies fiévreuses s’activant sur la scène publique vers d’autres buts. L’inconvénient est qu’orientant les individus vers la recherche du bonheur (individuel) augmente d’un coté les aspirations et les demandes et crée une insouciance de l’affaire publique de l’autre.On a donc affaire à un double excès de la vie collective (double bind).
Une critique marxiste de la démocratie et ses « droits de l’homme » pouvait se résumer ainsi : les droits de l’homme sont « les droits des individus égoïstes de la société bourgeoise ». Autrement dit l’Etat des droits de l’homme est l’instrument des détenteurs des moyens de production. Mais la critique contemporaine par une série infirme de glissement arrive à transformer cette critique marxiste en remplaçant individus égoïstes par « consommateurs avides » et bourgeoisie par « l’homme démocratique ». Ce faisant le règne d’exploitation qu’a critiqué Marx se transforme en règne d’égalité.
Cependant la critique portant sur la démocratie n’est pas une simple critique de la démocratie mais de la politique même. Selon Platon les lois démocratiques sont comme une ordonnance médicale qu’un praticien en voyage aurait laissé une fois pour toutes à son patient quelque soit sa maladie. La démocratie est un style de vie s’opposant à tout gouvernement ordonné de la communauté. C’est un régime politique qui n’en est pas un. Car il n’a pas une constitution mais toutes. Aussi étonnant que cela puisse paraitre la critique platonicienne des petites bourgades grecques s’accorde parfaitement à la critique contemporaine de la démocratie. Or ce sont les mêmes qui avancent l’argument que la démocratie correspond à un autre âge qui ne peut convenir au nôtre. Alors comment comprendre « que la description du village démocratique élaborée il y a 1500 ans par un ennemi de la démocratie puisse valoir pour l’exact portrait de l’homme démocratique au temps de la consommation de masse et du réseau planétaire ? » La forme de la société grecque est présentée comme n’ayant rien à voir avec la nôtre pourtant on nous montre que la société à laquelle la démocratie était appropriée a des traits identiques à la notre.
L’hypothèse explicative de Rancière de ce paradoxe est que le portrait toujours approprié de l’homme démocratique est le produit d’une opération à la fois inaugurale et indéfiniment renouvelée visant à conjurer une impropriété qui touche au « principe même de la politique ». La démocratie n’est pas le contraire du bon gouvernement mais le « principe même de la politique ». Soit la démocratie est troublante soit elle révèle un trouble. Le principe de l’arché comme l’a rappelé H. Arendt est le commandement de ce qui vient en premier. Certaines dispositions rendent donc les uns plus aptes à gouverner et les autres à être gouvernés.
La démocratie va à l’encontre de tout cela. Elle sape la conception platonicienne qui veut que ceux qui sont nés avant ou mieux nés commandent naturellement. L’auteur de la République s’est consacré à recenser les titres de gouvernements qu’il énumère au chiffre de sept dont quatre touchent à la naissance et deux à la nature avec un dernier titre qui pose problème car il n’en est pas un, mais c’est le plus juste : « le titre d’autorité aimé des dieux ». Ce titre est le fait du hasard, du tirage au sort qui est la procédure démocratique par laquelle un peuple d’égaux décide de la distribution des places. D’où le scandale inacceptable pour des bien nés, les gens de bien qui ne peuvent admettre que leur science ait à s’incliner devant le sort.
Le septième titre platonicien est l’absence de titre, il brise toute la structure. Donc si nous revenons à la critique contemporaine, le problème n’est pas le consommateur avide, l’homme démocratique mais la « supériorité que consacre la démocratie qui est fondée sur l’absence de supériorité. L’absence de titre à gouverner. Une manière de contourner le problème que pose la démocratie est de refuser le hasard (tirage au sort) comme principe de désignation des gouvernants. Nos modernes disjoignent tirage au sort et démocratie. Comme quoi le tirage au sort convient au temps ancien mais pas au notre. La complexité de notre société exigerait des moyens plus appropriés : la représentation du peuple souverain pas ses élus.
Pourtant le véritable problème est ailleurs, pas dans les différences temporelles mentionnées. C’est que nous avons oublié ce que démocratie voulait dire, à quoi sert le tirage au sort. Nous avons oublié que le tirage au sort visait à palier un mal beaucoup plus grave et bien plus probable que le gouvernement des incompétents. Il visait à éviter le gouvernement de la compétence des hommes habiles à prendre le pouvoir par la brigue. Le tirage au sort n’a jamais favorisé les incompétents plus que les compétents.[4] Il est en accord avec le principe platonicien du pouvoir des savants : le bon gouvernement est le gouvernement de ceux ne désirant pas gouverner. Tout comme le peuple roi, il faut que le philosophe roi soit le fait du hasard. Pour qu’un gouvernement soit politique il faut qu’il soit fondé sur l’absence de titre à gouverner.[5]
Que les biens nés ou les meilleurs gouvernent, cela s’appelle aristocratie (aristoï). Que les plus riches gouvernent on a affaire à une oligarchie ou ploutocratie. Que les plus vieux gouvernent leur gouvernement est une gérontocratie. Le pouvoir des savants sur les ignorants implique une technocratie ou épistémocratie. Ce faisant nous établirons une longue liste de gouvernements fondés sur des titres à gouverner mais un seul manquera à l’appel : le gouvernement politique (la démocratie).
L’auteur de Aux bords du politique affirme que les sociétés sont fondamentalement organisées par le jeu des oligarchies. On a toujours affaire au gouvernement de la minorité sur la majorité. L’argument selon lequel les formes de nos sociétés sont incompatibles à la démocratie « n’est pas si probant qu’il le voudrait ». Au début du XIX siècle les représentants français ne voyaient pas de difficulté à rassembler au chef lieu du canton la totalité des électeurs. «La représentation n’a jamais été un système inventé pour pallier l’accroissement des populations ».[6] Le système actuel est une forme oligarchique, c’est une représentation des minorités qui ont titre à s’occuper des affaires communes. Dans son origine la démocratie est l’exact opposée de la représentation. Il s’agit d’un oxymore comme si on prétendait à l’obtention d’un cercle carré. Cependant Rancière ne propose pas de réfuter l’une au profit de l’autre.
La dénonciation de « l’individualisme démocratique » est simplement la haine de l’égalité par laquelle l’intelligentsia dominante se confirme qu’elle est bien l’élite qualifiée pour diriger l’aveugle troupeau. Il semble difficile de dessiner un régime qui ne soit pas oligarchique. Toute fois le système représentatif se rapproche du pouvoir de n’importe qui, il est possible d’énumérer un certain nombre de critères lui permettant de se déclarer démocratique :
– Mandats électoraux courts, non cumulables, non renouvelables
– Monopole des représentants du peuple sur l’élaboration des lois
– Interdiction aux fonctionnaires de l’Etat d’être représentants du peuple
– Réduction au minimum des campagnes et des dépenses de campagnes et contrôle de l’ingérence des puissances économiques dans les processus électoraux.
Mais aujourd’hui ce que nous appelons démocratie est tout simplement l’inverse (des caractéristiques précédentes) :
– Elus éternels, cumulant ou alternant fonctions municipales, régionales, législatives ou ministérielles
– Gouvernements faisant eux-mêmes les lois
– Représentant du peuple massivement issus d’une Ecole Nationale d’Administration, etc.
On est face à un accaparement de la chose publique par une alliance de l’oligarchie étatique et l’oligarchie économique. Cela veut dire que les critiques adressées à l’homme démocratique avide de consommation ne tiennent pas, puisque les maux dont souffrent nos « démocraties » sont dus à l’insatiable appétit des oligarques. Nous ne vivons pas dans une démocratie mais dans un Etat de droit oligarchique. C’est-à-dire où la double reconnaissance de la souveraineté populaire et des libertés individuelles est effective. C’est une oligarchie qui reconnait aux citoyens un certains nombre de droit. Dans ce contexte « démocratie » signifie oligarchie donnant à la démocratie assez d’espace pour alimenter sa passion. Une passion démocratique qui est nuisible au « candidats de gouvernements » (en France) quand le choix populaire est porté sur les extrêmes. La légitimité oligarchique « nouvelle » est fondée par le mariage du principe de la richesse et du principe de la science[7] . L’indistinction entre gouvernants et gouvernés en tant que principe de la démocratie suscite la haine démocratique. Le gouvernement de « n’importe qui » est voué à la haine interminable dans ce monde ou pouvoir étatique et celui de la richesse se mêlent et font l’objet d’une même gestion savante des flux d’argent et de populations.
Le travail de Rancière fait appel à la réflexion de tout un chacun en vue de combattre le sentiment d’impuissance qui nous envahit. La démocratie est l’action qui remet en cause le monopole des oligarques étatiques et économiques. La somme des relations égalitaires conduit à une société égale.
Renald LUBERICE
[1] « Portrait » Semaine du 14 décembre 2007
[2] Jacques Rancière, La haine de la démocratie, La fabrique éditions, Mayenne, 2005, 110 p.
[3] Op. cit. P.13
[4] Idem P.49
[5] Sinon il s’agit de la gestion
[6]Idem P.60
[7] Idem P.81
Renald LUBERICE