Walner Osna[2]
Pour mieux comprendre la révolution haïtienne, il faut l’analyser comme source de construction d’une pensée décoloniale. J’argumente mes propos à partir de deux entrées qui sont loin d’être exhaustives pour développer ma thèse, mais demeurent toutefois pertinentes. Je reviens d’abord sur les caractéristiques de cette révolution et ses portées. Je vais ensuite considérer deux aspects pour discuter de son importance pour la décolonialité : sa mise en question de la racialisation et son projet de citoyenneté.
Les chercheur-se-s ont reconnu le caractère anticolonial, antiesclavagiste et antiraciste de la Révolution haïtienne. Laennec Hurbon (2007) a clairement expliqué ces caractéristiques dans son article La révolution haïtienne : une avancée postcoloniale. J’ajouterais aussi qu’elle a été anticapitaliste dans la mesure où ces caractéristiques précédemment soulignées sont historiquement indissociables de la construction du système monde moderne colonial capitaliste. Elles constituent le fondement même du capitalisme. C’est la face nocturne (Mbembe, 2018) ou le côté obscur (Mignolo, 2011) de la modernité capitaliste. « La nation haïtienne est une réponse aux agissements de l’État moderne, capitaliste et raciste » (Casimir, 2018 a, p.7). Elle est une mise en question radicale de cette modernité coloniale ainsi que son fondement épistémique, politique et économique. Elle est la destruction du système de production esclavagiste (Casimir, 2018b).
Elle invente une nouvelle cosmogonie, une autre sensibilité au monde en rejetant les valeurs modernes coloniales et postulant que tout moun se moun (Toute personne est un humain) , pa gen moun pase moun (personne n’est supérieur à une autre). Ainsi, les anciens captifs (Casimir, 2009), les bossales (Casimir, 2001), ont construit leur propre langue, le créole, et ont récusé la langue coloniale. La construction de leur propre langue est un acte subversif, car parler une langue implique d’assumer aussi une culture, un monde (Fanon, 1952). Alors, en créant la langue créole, les anciens captifs ont posé simultanément deux actes : l’affirmation d’un autre monde et le rejet du monde moderne colonial occidental. Le vaudou constitue le monde culturel et spirituel qui a été émergé dans la résistance au monde colonial.
La révolution a donné naissance à une forme d’organisation sociale et familiale articulée autour des lakou et une économie paysanne familiale. « Cette unité [lakou] de peuplement dépasse la famille nucléaire judéo-chrétienne, en reconstruisant et en entretenant des liens de parenté qui, du même coup, instaurent des critères d’exclusion des “étrangers” typiques de la vie rurale. » (Hector et Casimir, 2004). C’est un système contre-plantationnaire (Casimir, 2001) qui est créé. Il s’agit de l’antithèse même de la modernité coloniale occidentale qui prône un droit de l’homme réservé avant tout au monde occidental. C’est ainsi qu’Hector et Casimir (2004, p.40) argumentent qu’ « Une société antiesclavagiste, antiraciste et antiplantationnaire, chapeautée d’un État anticolonial ne peut pas être de coupe occidentale ».
Si la Déclaration des droits de l’Homme se résume à l’Occident en général et ce dernier se donne la mission de l’inculquer aux autres sociétés dites barbares, arriérées, sous-développées ou en voie de développement ; cette perspective eurocentrique est incapable de reconnaitre la singularité de la révolution haïtienne. « Or la révolution haïtienne va bousculer toutes ces idées de type raciste et ouvrira
pour la première fois une nouvelle époque de l’histoire pour l’ensemble des peuples non
occidentaux, dont ceux qui ont été placés en esclavage, ou sous domination coloniale » (Hurbon, 2017, p.58). Je partage la thèse d’Adler Camilus (2017) qui avance que la Révolution haïtienne est la critique la plus radicale de la modernité. Alors que la Révolution haïtienne a été pendant longtemps invisibilisée (Espinoza, 2014). Elle fait maintenant de plus en plus l’objet d’étude dans différentes disciplines des sciences humaines et sociales. Toutefois, elle n’est pas assez considérée dans la construction des pensées critiques à/de la modernité comme source de construction d’une critique décoloniale de la modernité. Il y a les travaux de Jean Casimir qui apportent des contributions considérables en ce sens, dont je m’inspire pour produire cette réflexion. L’article de Espinoza Raúl Esteban Díaz (2014), La invisibilización de la Revolución de Haití y sus posibles resistencias decoloniales desde la negritud, est aussi assez éclairant. À ce sujet, Adler Camilus (2017) dans son article La Révolution haïtienne de 1804 : entre les études postcoloniales et les études décoloniales latino-américaines a très bien montré le peu de cas qu’on en a fait dans les études postcoloniales et décoloniales.
La révolution haïtienne fait un questionnement de la classification sociale ainsi que la hiérarchisation du monde et des sociétés sous la base de la race (Quijano, 2000). Elle est ainsi à contre-courant de la racialisation des rapports sociaux qui implique qu’il y aurait des personnes, groupes, classes et des sociétés en général qui sont supérieurs à d’autres et que ces derniers seraient en retard par rapport au monde occidental. Pour se rattraper, il faudrait emboiter le pas de la modernité occidentale. Cette vision cache la colonialité comme l’autre face de cette modernité. L’expression du créole haïtien Pa gen moun pase moun (personne n’est naturellement supérieur à autrui) traduit la philosophie de la révolution haïtienne de la construction de l’Humain, d’une société en dehors de toutes formes de discrimination, de domination et d’exploitation. Donc, les luttes et les perspectives décoloniales en général peuvent se référer à la révolution haïtienne pour se penser et se construire dans une critique radicale à la matrice coloniale du pouvoir. Aussi, la révolution haïtienne est une source intarissable pour les mouvements antiracistes et les études critiques de la race si l’on veut s’attaquer aux racines du problème. En effet, il s’agit d’une source pertinente pour la décolonialité qui fait un travail important de déconstruction de la racialisation des rapports sociaux et renforce les utopies relatives à la construction d’un monde alternatif au capitalisme où d’autres mondes sont possibles.
La philosophie de cette révolution propose la construction d’une citoyenneté pleine et totale où les citoyen-ne-s sont égaux et égales. Je veux faire une épistémologie/sociologie des absences qui indique que les pratiques sociales sont aussi des pratiques de savoir (Santos, 2016 ; 2011). Il revient donc à prendre en compte cette perspective de citoyenneté pleine dans une approche décoloniale qui critique à la fois la continuité historique des relations coloniales de pouvoir et propose la décolonisation juridico-politique, économique, culturelle et donc épistémique du monde. Pa gen libète san byennèt (pas de liberté sans bien-être) est une expression associée aux idéaux de la révolution haïtienne, particulièrement au premier chef d’État d’Haïti Jean Jacques Dessalines qui avait tenté de traduire en action politique ces idéaux. Ce projet de citoyenneté, au-delà des modèles occidentaux de citoyenneté exclusive et lacunaire, prévoit des citoyennes et citoyens qui vivent leur citoyenneté pleinement du point de vue politique, économique, social et spirituel. La langue créole d’Haïti porte des expressions qui véhiculent cette perspective : Si gen pou youn gen pou tout (s’il y en a pour un, il y en a pour tous et toutes) ; yon sèl dwèt pa manje kalalou (on ne peut manger du gombo avec un seul doigt). C’est une critique radicale à l’individualisme, l’antinomie de l’expression française chacun pour soi Dieu pour tous. La solidarité entre les citoyens et citoyennes est la clé de la réussite, l’individualité s’insère dans une collectivité et il y a une relation de solidarité réciproque entre les deux. « Par-dessus tout, la solidarité lignagère assure une certaine protection sociale, en résorbant les formes aiguës de pauvreté, particulièrement au cours de la période d’apogée de la société paysanne » (Hector et Casimir, 2004, p.11). Si l’on se réfère aux modèles de citoyenneté depuis la Grèce antique jusqu’aux approches plus contemporaines qui essaient d’intégrer le politique, le social, le culturel et l’économique, nous pouvons constater que ce projet de citoyenneté de la révolution haïtienne les dépasse. Ces modèles s’inscrivent souvent dans une logique discriminatoire qui deux catégories dichotomiques « citoyens » et « non citoyens ». Ces derniers, selon l’époque et le contexte, peuvent être des femmes, des captifs, des migrants, des religieux, etc. et ont souvent un traitement différencié et discriminant. Après l’indépendance, la terre d’Haïti représentait la terre de liberté. Quiconque qui se sent privé de sa liberté devient libre en foulant le sol d’Haïti. La révolution haïtienne est en effet une base importante de construction d’une citoyenneté décolonisée comme alternative aux théories occidentales eurocentriques de la citoyenneté.
En somme, le questionnement de la racialisation des rapports sociaux qui prend en compte la matrice coloniale du pouvoir qui produit ce mode de rapport social et le projet de citoyenneté pleine de la révolution haïtienne qui va au-delà de la citoyenneté lacunaire et exclusive de l’Occident moderne colonial sont entre autres des sources de la révolution haïtienne de construction d’une perspective décoloniale. Ce ne sont que des pistes à creuser pour parvenir à la construction et à la systématisation d’une perspective décoloniale nourrie à partir de la révolution haïtienne. Bien évidemment, il y a plein d’autres aspects de la révolution comme la dimension internationaliste qui mérite d’être approfondie dans un projet de construction d’une pensée décoloniale radicale qui peut nourrir les perspectives et les luttes anticoloniales et anticapitalistes. Et surtout, c’est une source de construction d’alternatives et pour penser de façon alternative les alternatives existantes (Sousa, 2011) afin de construire d’autres mondes postcapitalistes.
Références
Hurbon, L. (2007). La révolution haïtienne : Une avancée postcoloniale. Rue Descartes, n° 58 (4), 56 — 66. http://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2007-4-page-56.htm
Mbembe, A. (2018). Politiques de l’inimitié. La Découverte. https://doi.org/10.3917/dec.mbem.2018.01
Mignolo, W. (2011) The darker side of Western modernity : Global futures, decolonial option. Duke University Press.
Casimir, J. (2018a). La nation haïtienne et l’État. Éditions CIDIHCA.
Casimir, J. (2018). Une lecture décoloniale de l’histoire des Haïtiens : Du traité de Ryswick à l’occupation américaine (1697-1915), Préface de Walter D. Mignolo. Communication Plus.
Casimir, J. (2009). Haïti et ses élites : l’interminable dialogue de sourds. Éditions de l’Université d’Haïti.
Casimir, J. (2001). La culture opprimée. Imprimerie Lakay.
Fanon, F. (1952). Peau noire, masques blancs. Seuil.
Hector, M. et Casimir, J. (2004). Le long XIXe siècle haïtien », Itinéraires CREHSO, Édition Spéciale Bicentenaire, pp. 37-56.
Camilus, A. (2017). La Révolution haïtienne de 1804 entre les études postcoloniales et les études décoloniales latino-américaines. Revue d’Études Décoloniales, 2
Díaz Espinoza, R. E. (2014). La invisibilización de la Revolución de Haití y sus posibles resistencias decoloniales desde la negritud. Relaciones Internacionales, (25), 11-33.
Quijano, A. (2020). Colonialidad del poder y clasificación social. In Cuestiones y horizontes (p. 325 — 370). CLACSO. https://doi.org/10.2307/j.ctv1gm019g.12
Santos, B. de S. (2011). Épistémologies du Sud. Études rurales, 187, 21‑50. http://journals.openedition.org/etudesrurales/9351
Santos, B. de S. (2016). Épistémologies du Sud. Mouvements citoyens et polémiques sur la science. Éditions Desclée de Brouwer.
[1] Présentation faite le 21 mai 2021 dans le cadre du colloque du Collectif la grande transition
[2] Militant, doctorant en sociologie à l’Université d’Ottawa, ses intérêts de recherche portent sur Haïti et concernent les thématiques suivantes résistance, mouvements sociaux et alternatives, État, colonialité, théories décoloniales, mégaprojet, écotourisme. Membre du Collectif de recherche sur les migrations et les racismes (COMIR) de l’Université d’Ottawa.