Respectivement doctorant en sociologie à l’Université du Québec à Montréal, doctorant en éducation et professeure adjointe en éducation à l’Université McGill
Que ce soit par des mobilisations populaires, des lettres ouvertes ou même des actes de vandalisme, les tensions autour de la gentrifiation[1] des quartiers centraux montréalais se font régulièrement sentir. Souvent au cœur de l’actualité, la notion de gentrification n’est cependant pas évidente à définir, puisqu’elle désigne plusieurs phénomènes à la fois. Nous nous proposons ici de préciser les causes et les effets de la gentrification à partir du cas de Parc-Extension, un quartier situé au nord-ouest de Montréal. Cet exemple nous permettra de mettre en lumière les liens entre la gentrification et d’autres enjeux sociaux, pour ensuite appeler au développement d’un programme politique axé sur le droit au logement comme composante centrale du droit à la ville, tel que promu par le géographe David Harvey.
Qu’est-ce qui provoque la gentrification ?
La gentrification est difficile à cerner parce qu’elle se situe à plusieurs échelles et répond tant à des pressions internationales qu’à des dynamiques locales. À l’échelle internationale, la gentrification consiste, selon le géographe Neil Smith, en une nouvelle stratégie d’accumulation globale, par laquelle des quartiers défavorisés et affectés par la désindustrialisation, la précarisation de l’emploi et le recul des services sociaux font l’objet d’un réinvestissement qui attire des résidentes et des résidents plus fortunés. Cette arrivée de nouveaux ménages entraîne une augmentation des loyers et des prêts hypothécaires, ce qui accroît considérablement les marges de profit du secteur immobilier et l’assiette fiscale des gouvernements municipaux[2]. Le contexte international est important à considérer, mais l’analyse d’un quartier en voie de gentrification doit aussi prendre en compte les facteurs locaux et les préférences individuelles qui mènent des personnes plus aisées à vouloir s’y installer (proximité avec les lieux de travail et de divertissement, projets de revitalisation urbaine, etc.).
Le cas de Parc-Extension est exemplaire à cet égard, puisqu’actuellement le principal facteur de gentrification est l’établissement du Campus MIL de l’Université de Montréal, qui devrait accueillir à terme près de 10 000 étudiantes et étudiants et employé-e-s. Comme ces étudiants et employés formeront le plus grand bassin des nouveaux résidents de Parc-Extension, les mesures et décisions prises dans les prochains mois auront un impact déterminant sur la population de longue date du quartier, qui fait face à des obstacles systémiques telles la précarité financière, la discrimination et les difficultés d’accès aux services publics et sociaux, notamment pour les personnes issues de l’immigration. On peut effectivement rappeler que, selon les chiffres de 2016, 43,5 % des résidents de Parc-Extension sont considérés à faible revenu, 79,2 % des ménages sont locataires, 60,5 % de la population est issue de l’immigration et le taux de chômage avoisine les 15 %, soit le double de la moyenne montréalaise[3].
Bien que le quartier soit confronté à de nombreuses difficultés, Parc-Extension offre malgré tout un environnement social favorable à l’intégration des immigrantes et immigrants à faible revenu, avec une offre commerciale spécialisée (épiceries, restaurants, etc.) et des services sociaux et communautaires qui prennent en compte la forte présence de résidents allophones dans le quartier.
Les impacts prévisibles
Les effets de la gentrification, à l’instar de ses causes, font l’objet de nombreuses discussions. Une partie de la littérature présente la gentrification comme un processus positif qui, en attirant plus d’investissements publics et privés ainsi qu’une population plus aisée financièrement, contribue à une déconcentration de la pauvreté et à une rénovation des bâtiments et des infrastructures publiques, deux conséquences jugées bénéfiques pour tous les résidents d’un quartier donné[4]. Cette partie de la littérature semble toutefois confondre la revitalisation urbaine et la gentrification. Si la revitalisation comporte effectivement des mesures qui bénéficient à tous les habitants d’un quartier, comme l’aménagement de parcs ou la réfection des chaussées et des trottoirs, les ménages à plus faible revenu ne pourront pas profiter pleinement de ces avantages si la revitalisation s’accompagne d’une réduction du nombre de logements à prix abordable et d’une augmentation des évictions et des déplacements forcés[5]. La perte de logement, qui tend à s’accélérer dans les quartiers en cours de gentrification, entraîne, pour les personnes concernées, plusieurs conséquences négatives sur leur employabilité, leur santé mentale et leur insertion sociale ainsi que sur la persévérance scolaire des jeunes[6].
S’opposer à la gentrification ne suppose pas d’être favorable au maintien de la pauvreté des quartiers avec une plus grande proportion de ménages à faible revenu, mais, bien au contraire, de promouvoir une revitalisation inclusive et réellement bénéfique pour l’ensemble des résidentes et résidents. Si aucune mesure n’est prise pour freiner les effets gentrificateurs du Campus MIL, la population à plus faible revenu de Parc-Extension sera forcée de se reloger dans des quartiers probablement moins bien desservis en transport en commun, et où elle ne retrouvera pas les services auxquels elle avait accès auparavant. Nous devons donc nous opposer, d’une part, au maintien de la pauvreté des résidents et, d’autre part, à une « déconcentration de la pauvreté », sans aucune planification, qui produit trop souvent une simple dispersion des ménages à faible revenu, aggravant ainsi leurs difficultés économiques et sociales.
Que faire ?
La gentrification semble bien correspondre à l’exposé de Saskia Sassen, selon lequel les sociétés contemporaines « ont créé un monde où la complexité a trop souvent tendance à générer une brutalité primaire[7] ». En d’autres termes, si les causes de la gentrification sont généralement considérées comme complexes, ses conséquences s’avèrent trop souvent d’une simplicité brutale pour les ménages à faible revenu : des déplacements forcés, la disparition ou le remplacement des institutions locales et le délitement des liens communautaires pour les résidentes et les résidents déplacés.
Documenter le plus précisément possible les effets de la gentrification dans un quartier donné s’avère une première façon de la contrer. Les cartographies anti-éviction développées à Oakland et à San Francisco[8] ont constitué un exercice en ce sens. Il importe aussi de lier la question de la gentrification à d’autres enjeux sociaux. Par exemple, la difficulté qu’ont plusieurs personnes à se loger et la part croissante du prix du loyer dans les dépenses totales des ménages sont directement liées à la stagnation des salaires et au recul des bénéfices sociaux, deux phénomènes qui affectent davantage les personnes démunies[9].
Parc-Extension est, encore une fois, directement concerné par cette problématique, avec près d’un tiers des travailleurs du quartier dont les revenus annuels[10] ne parviennent pas à dépasser le seuil de la mesure de faible revenu (MFR). Une augmentation du salaire minimum constituerait une manière efficace d’accroître la capacité des ménages de suivre l’évolution des loyers, à la condition cependant que ces loyers soient maintenus à des niveaux raisonnables par différents mécanismes dont un registre public des baux et des mesures plus serrées de contrôle des loyers à la suite à l’obtention par le ou les propriétaires de subventions municipales permettant des rénovations.
Depuis l’annonce par l’Université de Montréal de l’établissement du Campus MIL, les groupes communautaires de Parc-Extension ont identifié plusieurs solutions qui permettraient de freiner la gentrification du quartier, dont le développement d’une stratégie d’accessibilité campus-communauté, avec les objectifs suivants :
- Accorder des bourses d’études aux résidentes et résidents de Parc-Extension et attribuer des contrats pour la fourniture de services sur le campus (cafés, centre de photocopie, etc.) à des entreprises locales.
- Fournir des ressources pour soutenir une clinique de pédagogie médicale et sociale déjà établie dans le quartier.
- Créer un programme de formation et d’emploi adapté aux besoins locaux et offrir des cours de langue et une formation aux résidentes et résidents de Parc-Extension pouvant mener à un emploi sur le campus.
Mentionnons également la promotion de collaborations durables entre les initiatives communautaires et gouvernementales visant à accroître l’offre de logement social et coopératif, l’établissement de réserves foncières à des endroits stratégiques, la bonification du programme provincial AccèsLogis et le plein transfert des fonds fédéraux liés à la stratégie nationale du logement adoptée en 2017.
Bien que le soutien des institutions publiques soit essentiel pour atténuer les effets néfastes de la gentrification dans Parc-Extension, il est important de souligner que les résidents du quartier ainsi que les groupes communautaires qui s’y activent sont déjà engagés dans des efforts concertés afin de résoudre les problèmes liés à la gentrification.
Soulignons par exemple l’initiative « Brique par brique[11] », qui vise à créer un projet d’habitation communautaire financièrement durable à Parc-Extension, la mobilisation populaire du Comité d’action de Parc-Extension (CAPE) contre la démolition d’immeubles et pour le logement social[12], le projet de cartographie anti-éviction mené conjointement par le CAPE et des membres de la communauté universitaire, le travail de mobilisation des connaissances mené par l’Alliance des communautés culturelles pour la santé et les services sociaux (ACCÉSSS[13]) sur des questions comme l’équité en santé et les différents facteurs de fragilisation qui affectent les familles issues de la diversité.
Plus généralement, le développement d’un programme politique reconnaissant le logement comme un droit fondamental, et non comme une simple marchandise, constitue présentement l’une des priorités pour la gauche. En nous basant sur les obligations internationales du Canada quant aux droits de la personne, nous soutenons qu’avec un taux d’inoccupation de 0,6 % pour des logements à deux chambres selon les données de la Société canadienne d’hypothèques et de logement (octobre 2018), les institutions publiques devraient reconnaître les conséquences sociales, économiques et sanitaires de la crise actuelle du logement dans Parc-Extension, ainsi que les problèmes criants d’insalubrité (moisissures, rats, punaises de lit, etc.) et les nombreuses pressions économiques supplémentaires venant avec la gentrification en cours.
Le droit au logement doit constituer la pierre angulaire d’un programme plus large pour le droit à la ville, compris ici comme l’ensemble des droits et des pratiques économiques et politiques qui permettent une pleine participation de tous et toutes à la vie urbaine[14]. Nous pouvons espérer qu’un tel programme, à l’instar des retombées des luttes contre les expulsions en Espagne, permettra de donner une voix aux personnes évincées ou à risque d’éviction, tout en offrant un encadrement de rechange à la crise du logement et un encouragement pour un renouvellement de la politique municipale[15].
[1] Nous utilisons le terme gentrification choisi par les auteur-e-s plutôt qu’embourgeoisement, même s’il est déconseillé par l’Office québécois de la langue française parce que le sens de gentrification est obscur pour qui ne connait pas l’anglais. (NdR)
[2] Neil Smith, « New globalism, new urbanism : gentrification as global urban strategy », Antipode, vol. 34, n° 3, 2002, p. 427-450.
[3] Ariane Beck, Emanuel Guay et Lily Paulson, « Les visages de l’inégalité dans Parc-Extension », Relations, n° 802, juin 2019, p. 34-35.
[4] Lance Freeman, « Comment on “The eviction of critical perspectives from gentrification research” », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 32, n° 1, 2008, p. 186-191.
[5] Selon la Ville de Montréal, plus de 32 % des locataires de l’arrondissement consacrent plus de 30 % de leurs revenus aux frais de logement. Profil sociodémographique de l’arrondissement Saint-Michel-Villeray-Parc-Extension, édition mai 2018, p. 37.
[6] Matthew Desmond et Rachel Tolbert Kimbro, « Eviction’s fallout : housing, hardship, and health », Social forces, vol. 94, n° 1, 2015, p. 295-324.
[7] Saskia Sassen, Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale, Paris, Gallimard, 2016, p. 13.
[8] Manissa M. Maharawal et Erin McElroy, « The anti-eviction mapping project : Counter mapping and oral history toward bay area housing justice », Annals of the American Association of Geographers, vol. 108, n° 2, 2018, p. 380-389.
[9] Matthew Desmond et Monica Bell, « Housing, poverty, and the law », Annual Review of Law and Social Science, vol. 11, 2015, p. 15-35.
[10] Xavier Leloup, Florence Desrochers et Damaris Rose, Les travailleurs pauvres dans la RMR de Montréal : profil statistique et distribution spatiale, INRS Centre Urbanisation Culture Société et Centraide du Grand Montréal, 2016, p. 119.
[11] Brique par brique : <www.briqueparbrique.com>.
[12] CAPE : <http://comitedactionparcex.org/>.
[13] ACCÉSSS : <https://accesss.net/fr/>.
[14] David Harvey, « The right to the city », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 27, n° 4, 2003, p. 941.
[15] Marcos Ancelovici et Montserrat Emperador Badimon, « Résister à la crise sur le pas de la porte : la lutte contre la dette et pour le droit au logement en Espagne », Mouvements, n° 97, 2019, p. 94.