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La gauche à l’intérieur du Parti démocrate : passé, présent et futur

 

MICHAEL BRENES ((professeur d’histoire à Yale U.)MICHAEL KONCEWICZ (chercheur à l’Université de New Yor), (Traduction Pesse toi à gauche)

 

« Nous ne devons plus jamais utiliser les mots socialisme ou socialiste ». Voilà ce qu’a déclaré la représentante Abigail Spanberger au cours de ce qui est maintenant reconnu comme étant le caucus honteux des Démocrates de la Chambre des représentants, et ce, tout juste deux jours après l’élection. Elle venait de se faire réélire de justesse en Virginie. Elle est une des modérés.es en vue dans le Parti qui blâment les progressistes et la gauche pour la perte de sièges démocrates à la Chambre et pour n’avoir pas conquis la majorité au Sénat. Conor Lamb, qui lui aussi a tout juste conservé son poste de représentant de la Pennsylvanie, est un autre de ce camp. En conclusion d’une récente entrevue, il a déclaré : « Il faut aller de l’avant. Nous ne pouvons plus parler de socialisme et de baisse des budgets de la police. Nous devons parler de choses dont les gens sont friands, de choses que nous pouvons accomplir  ».

Après plusieurs années de mobilisation de la base par la gauche, dont l’historique mobilisation en faveur de la justice sociale de l’été dernier où on a vu des libéraux et libérales marcher côte à côte avec des progressistes, des modérés.es font tout en leur possible pour que le Parti s’éloigne de la gauche. En voulant se distancier de slogans comme « Diminuons les budgets des services de police », ces centristes et quelques libéraux.ales donnent une image caricaturale de la gauche tout en ne donnant pas les raisons pour lesquelles le Parti a raté la majorité au Sénat et perdu des sièges à la Chambre. Les succès électoraux et législatifs antérieurs du Parti ont grandement été le fait de membres qui en ont élargi les coalitions et l’imagination politique grâce à leur identification à la gauche. Pourtant ce Parti a récolté ces succès électoraux en demeurant hostile à la gauche et aux militants.es de gauche, et ce, pratiquement depuis le New Deal.

Plusieurs de ces victoires historiques, que ce soit les droits civiques, les droits des femmes ou la justice économique, sont l’effet de la poussée à gauche qui a suivi la grande dépression (des années 1930), moment où beaucoup de libéraux.ales sont devenus.es membres en embrassant les idées de la gauche. Certains.es ont quitté le Parti ou s’en sont quelque peu éloignés en s’identifiant de gauche et en travaillant de concert avec les libéraux.ales encore dans le Parti. De W.E.B. Dubois à Alexandria Ocasio-Cortez en passant par Henry Wallace et Shirley Chisholm, le Parti détient une lourde dette envers ces leaders progressistes, particulièrement ceux et celles de couleur qui ont fait face à la croissance des inégalités en des temps de prospérité sans précédent, mais qui ont réussi à transformer leurs visions personnelles et les États-Unis. Les Démocrates centristes et modérés.es ont souvent étiqueté leurs revendications d’extrêmes, ce qui ne les a pas empêchés.es de repousser les limites idéologiques du libéralisme. Leur héritage collectif ne devrait pas être oublié.

Cette histoire de la gauche à l’intérieur du Parti est actuellement obscurcie par les modérés.es et mise à mal par la volonté de courtiser un bloc d’électeurs.trices qui pencheraient vers le centre. On rêve qu’un groupe de Républicains.es de bonne foi vienne sauver le Parti le jour de l’élection ; c’est une nouvelle fiction. Les Démocrates ont longtemps cherché à attirer un certain électorat avec une rhétorique transpartisane qui l’éloigne de la gauche en la ramenant au « centre ». Au cours de sa campagne en 1992, le candidat d’alors, Bill Clinton, a déclaré aux électeurs.trices : « Nous ne vous offrons pas un choix entre conservatisme et libéralisme. Et sous plusieurs angles, pas non plus entre Républicains.es et Démocrates. Ce que nous vous offrons est différent. C’est nouveau. Et ça va marcher ». C’est la hantise et les fantômes de George McGovern et Ronald Reagan qui dictent cette position modérée pendant les campagnes et ensuite au gouvernement. Le Parti démocrate a résisté à faire une alliance intelligente avec les politiciens.nes et les militants.es à sa gauche ; il a cédé du terrain aux modérés.es parce qu’il répugnait à laisser de l’espace à la gauche dans les institutions et à constituer une coalition dans ses propres rangs.

Les résultats de l’élection de cette année démontrent qu’il s’agit d’une erreur. Le Parti n’a pas capitalisé sur les sentiments de gauche exprimés par l’aile libérale de l’électorat qui, sans s’identifier à gauche, soutient les positions de ce courant sur plusieurs enjeux, comme celui du rôle de la police. Tout comme en 1950 et 1960, les longues périodes d’inégalités raciales et économiques au cours des vingt dernières années, ont poussé les libéraux.ales vers la gauche. Les Démocrates ont donc été forcés à prendre en compte les incapacités américaines face aux enjeux de classe et de race et aux limites inhérentes au capitalisme. Le Parti a été incapable de faire des avancées significatives en matière de droits économiques et de justice sociales pour les Afro-Américains.es, les femmes et les immigrants.es. S’il continue à maintenir des frontières étanches à l’intérieur du Parti et des notions statiques de la gauche excluant des personnes prêtes à s’y engager et à prendre la tête des mouvements multiraciaux en faveur de la justice raciale, il ne pourra pas introduire de changements significatifs pour la majorité de ses membres. Il proteste, disant que l’inclusion ne serait qu’un « beau geste » controversé et qu’il serait ainsi en position de faiblesse cette année et pour longtemps.

La présence des positions des libéraux.ales progressant vers la gauche existe depuis longtemps dans le Parti démocrate ; c’est une longue histoire qui remonte à la révolution industrielle. Par exemple, W.E.D. Dubois a tenté de lutter contre les inégalités raciales en soulevant les populations afro-américaines par la mobilisation, l’éducation d’une certaine partie des gens de couleur pour qu’elle puisse diriger un mouvement pour la justice raciale. En 1912, il a encouragé son lectorat à soutenir le candidat démocrate (à la présidence) Woodrow Wilson qui, dans sa campagne, promettait de soutenir la cause des Noirs.es dans le pays. Dans un essai publié en 1956, il écrit : «  Durant le mandat de W. Wilson, nous avons été confrontés.es aux pires applications des lois Jim Crow (lois basées sur le code noir de l’esclavage appliquées nationalement et dans les états du sud de 1877 à 1964. N.d.T.) et de la discrimination dans les services publics ». Examinant l’histoire du vote des gens de couleur, il conclut : «  Il n’y a ici qu’un seul Parti démoniaque qui porte deux noms (démocrate et républicain. N.d.T.) et il sera élu malgré tout ce que je peux dire ou faire ».

La démarche de W.E.D. Dubois l’a amené au Parti communiste en 1961. Il est devenu une figure incontournable de la lutte pour la justice raciale au 20e siècle. Son parcours et son idéologie reflètent les enjeux et les décisions auxquels doivent faire face les leaders progressistes, qu’ils aient été tenus.es hors du Parti démocrate ou qu’ils aient tenté de le redéfinir. Eugene V. Debs, un ancien démocrate qui a siégé au Sénat de l’Indiana durant les années 1880, est devenu un socialiste déclaré après la grève Pullman et a fondé le Parti socialiste des États-Unis. Il a été candidat à la nomination de la candidature à la présidence quatre fois, en 1904,1908,1912 et 1920. Il était convaincu que les deux partis politiques représentaient la classe capitaliste. Il s’est battu pour le socialisme en dehors du Parti démocrate le reste de sa vie.

Par la suite, les libéraux.ales se sont radicalisés.es dans la foulée de la grande dépression et, inspirés.es par le New Deal de F.D. Roosevelt, ont rejoint le Parti démocrate pour y chercher les changements de l’intérieur. Devant les inégalités manifestes de l’époque, Henry Wallace, un sympathisant de l’aile progressiste du Parti républicain, a soutenu la démarche de F.D. Roosevelt pour « sauver le capitalisme » avec son New Deal. Il est devenu son secrétaire à l’agriculture. Au point de départ, H. Wallace s’est opposé à certaines des réformes économiques les plus ambitieuses du New Deal, mais il a adopté les positions de gauche au milieu des années 1930 ; il a combiné le populisme agraire avec un internationalisme solidement progressiste. Comme les Démocrates sont entrés.es dans la campagne présidentielle de 1948 avec un programme progressiste, il s’est fait le champion de la fin des lois Jim Crow, dépassant ainsi le Parti sur sa gauche en matière d’inégalités raciales. Cette prise de position a encouragé le démocrate libéral, Hubert Humphrey, à dénoncer la ségrégation au nom du Parti à la Convention de cette année-là. C’est un fait que des militants, tel Du Bois, ont soutenu la capacité de F.D. Roosevelt à donner aux noirs.es « une certaine reconnaissance dans la vie politique dont ils et elles n’avaient jamais bénéficié auparavant » tout en maintenant ses critiques acides contre le manque d’intérêt du New Deal pour les droits civiques et le manque d’action en leur faveur.

Dans le Parti, au cours des années 60, le virage sur les enjeux d’égalité raciale et économique a ouvert la voie aux engagements des libéraux.ales dans la révolution des droits. Des personnages comme Martin Luther King Jr. et Betty Friedan, une partisane de Wallace qui avait d’abord travaillé pour le Parti démocrate à titre de journaliste du mouvement ouvrier, ont forcé les libéraux à porter les revendications pour la fin des discriminations dans l’emploi. M. L. King a travaillé, avec les démocrates et les libéraux modérés comme Lyndon Johnson, à l’élaboration de la loi sur les droits civiques. C’était à l’époque de l’âge d’or du capitalisme, mais aussi une période de compressions budgétaires après le boom économique de l’après-guerre pendant laquelle les forces de gauche se sont mobilisées pour obtenir des politiques de redistribution devant mener à la justice raciale et à l’équité entre les hommes et les femmes.

Biden et la gauche

La confrontation du Parti démocrate avec la révolution pour les droits civiques s’est poursuivie durant les années 1970. Le courant libéral s’est de plus en plus déplacé vers la gauche face au centre qui perpétuait sa dépendance envers les Démocrates du sud et sa résistance au développement du pouvoir des femmes et des noirs.es. La victoire de Kamala Harris a rappelé Shirley Chisholm qu’on a qualifiée de révolutionnaire. En 1972, sa candidature à la présidence était une première pour une femme noire ; la plupart de ses revendications politiques comme « Welfare not Warfare », son soutien au mouvement LGBT, sa vision multiraciale, ses positions en faveur de la classe ouvrière jugées trop radicales faisaient fuir les Démocrates. Elle a exprimé sa frustration devant les hésitations du Parti à embrasser la cause des leaders féminines noires et de ses politiques plus progressistes et a finalement abandonné tout engagement libéral que ce soit avant la fin de sa campagne : « Je me suis déjà détachée de l’étiquette de libérale modérée. Mes frustrations devant l’impossibilité de fonctionner dans des canaux désignés, de suivre de procédures prescrites sans jamais susciter la moindre action concrète, ont fini par me radicaliser  ». Lorsqu’elle a entrepris sa campagne à travers le pays en 1972, elle s’est heurtée à la résistance des Démocrates noirs.es modérés.es qui déclaraient qu’un vote pour elle était en fait un vote pour G. Wallace.

Cependant, la candidature de S. Chisholm et les politiques qu’elle défendait ont préparé le terrain pour l’arrivée des libéraux.ales et des mouvements de gauche dans le Parti démocrate. Seize ans après la naissance de la Campagne des pauvres, organisée par M. L. King Jr., Jesse Jackson a cherché à revigorer la tradition progressiste multiraciale dans cette nouvelle ère, avec sa candidature (à la nomination démocrate) des campagnes présidentielles de 1984 et 1988. C’était « l’âge Reagan » et, avec les Démocrates, il a insisté pour que sa coalition électorale ne soit pas ignorée. Dans son discours à la convention du Parti en 1984, il déclarait : «  Ma coalition est composée des désespérés.es, des damnés.es, des déshérités.es, de ceux et celles à qui on manque de respect et que l’on méprise. Ces gens sont épuisés et cherchent un soulagement. Le Parti démocrate doit leur envoyer un signal qui leur fera comprendre que nous nous soucions d’eux tous et toutes ».

Cette histoire a modelé l’état actuel des choses pour ceux et celles qui, des libéraux.ales jusqu’aux militants.es de gauche, ont su transférer l’énergie de leur terrain dans le Parti démocrate. Un an avant l’étonnante victoire d’A. Ocasio-Cortez aux dépens de Joe Crowley, (réélu sans questionnement pendant 10 ans), une ancienne assistante de Ted Kennedy expliquait que son dégoût de l’influence de l’argent en politique et sa propre situation économique difficile, l’avaient décidée à se concentrer sur le militantisme à gauche. Dans une entrevue au National Hispanic Institute Magazine, elle relatait, « qu’après avoir travaillé à l’organisation dans la campagne électorale de B. Sanders dans le Bronx en 2016, elle avait sillonné en voiture une partie du pays en s’arrêtant et s’assoyant avec n’importe qui pour connaitre les enjeux les plus pressants auxquels faisaient face ces communautés. « Nous sommes allés à Flint au Michigan, à Standing Rock au Dakota du sud, et à Porto Rico  ». A. Ocasio-Cortez n’est donc pas seule, son expérience reflète la montée des politiques progressistes depuis 2008.

Le Parti

Au même moment, les organisations de gauche, comme Democratic Socialists of America (DSA), offraient un espace d’implication pour les libéraux.ales et les militants.es de gauche. DSA comptait un peu plus de 85,000 membres et elle a encouragé les jeunes de gauche à se concentrer sur les politiques locales et à galvaniser la base du Parti démocrate. Cette année, les adhésions ont encore augmenté, la COVID-19 ayant remis en question l’approche de la maladie par les marchés. Un de ses co-président à Détroit se posait la question : « Si les marchés ne peuvent fournir les gels hydro-alcooliques, le papier de toilette ou les masques durant une épidémie, qu’est-ce qu’il y a de bon dans ce système ?  »

Même si les inégalités ne sont pas près de s’éteindre aux États-Unis, elles ont généralement poussé les libéraux.ales vers la gauche, contribuant ainsi à la croissance de l’aile libérale et de gauche du Parti démocrate. Il faut encore le forcer à élaborer un programme législatif qui visera la justice raciale et économique pour la majorité de la population. Au Congrès, il y a maintenant un bloc libéral et de gauche composé de beaucoup de femmes de couleur, comme Mmes Ilhan Omar, Rashida Tlaïb, et maintenant Cori Bush. Elles ont donné une nouvelle allure aux mouvements sociaux souvent à partir de leur propre militantisme à la base. Elles ont plus souvent qu’autrement fait face à l’intransigeance des libéraux.ales modérés.es qui leur font porter l’impuissance du Parti qui lui sert de stratégie électorale.

À partir de ces réalités, l’enjeu pour le Parti à l’ère post-Trump, sera de soutenir ses membres de gauche, particulièrement ses candidats.es qui reconnaissent que mettre de l’avant les problèmes d’inégalité durant les campagnes électorales donnent des résultats dans les urnes et que cela devrait finir par donner des coalitions durables. Si le Parti démocrate veut vraiment étendre son influence et en finir avec l’esprit de revanche de son aile droite, il doit reconnaitre la dette historique qu’il doit à ces individus qui sont personnellement passés.es à gauche, structurant ainsi ses possibilités d’agir avec efficacité pour le changement social, même si cela peut vouloir dire qu’on l’accusera de « socialisme ».

 

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