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La discrimination par la porte d’en arrière

LE DÉFI DE L’IMMIGRATION AU QUÉBEC : DIGNITÉ, SOLIDARITÉ ET RÉSISTANCE, ,NCS numéro 27 hiver 2022, État des lieux

À partir des théories de la colonialité du pouvoir[2], nous proposons une lecture des effets socioéconomiques du débat et de l’adoption de la loi 21, la Loi sur la laïcité de l’État, sur les groupes ciblés, particulièrement des femmes musulmanes et racisées. Par cet article, nous voulons contribuer à mettre en lumière l’un des angles négligés dans les analyses critiques du nationalisme identitaire au Québec, à savoir les effets simultanés du racisme, du capitalisme et du patriarcat dans le vécu des personnes racisées.

De la colonialité

L’une des thèses centrales des théoriciennes et théoriciens décoloniaux est que la colonialité n’est pas un événement historique limité dans le temps, mais un processus qui a encore lieu présentement, c’est-à-dire que la structure des rapports de pouvoir que nous connaissons à l’échelle globale se base sur les rapports de pouvoir construits progressivement à partir de 1492 sur la douloureuse expérience sociohistorique du colonialisme et de l’esclavage. L’eurocentrisme chrétien imposé par les colonisateurs aux Autochtones des Amériques par la colonisation et aux Noir·e·s par l’esclavage a participé à configurer des catégories et des identités de race, de genre et de sexualité, des catégories sur lesquelles s’exerce le pouvoir aujourd’hui.

Alors que le colonialisme classique, avec siège dans la métropole, s’est transformé, donnant lieu à d’autres modalités et structures de domination (protectorats, néocolonialisme exercé par des moyens économiques, etc.), la colonialité inscrite dans les rapports de pouvoir peut se définir comme la « radicalisation et naturalisation de la non-éthique de la guerre[3] ».

Construction de la hiérarchisation

Comme l’ont montré les féministes autochtones, noires et chicanas, les catégories de race, de genre et de sexualité assignent un statut d’infériorité aux groupes racisés et ethnicisés et imposent des régimes oppressifs : capitaliste/racial/genré/hétérosexiste. Autrement dit, la colonialité constitue le lieu d’énonciation qui rend possible un système-monde basé sur de nombreuses hiérarchisations qui opèrent à la faveur de l’homme blanc européen chrétien. Ramón Grosfoguel résume ainsi ces hiérarchies : 1- hiérarchie de classe; 2- division internationale à l’ethnoraciale globale; 5- hiérarchie de genre; 6- hiérarchie sexuelle; 7- hiérarchie spirituelle à la faveur des chrétiens; 8- hiérarchie épistémique; 9- hiérarchie linguistique (langues européennes versus non européennes)[4].

La « menace musulmane »

Au Québec, les débats sur la loi 21 ont contribué à stigmatiser davantage des communautés et des individus déjà fortement affectés par le racisme et la discrimination, et plus spécifiquement les femmes musulmanes, les communautés juives et sikhes. Ces débats sont survenus dans un contexte où l’islamophobie et la violence contre les musulmans et les musulmanes ont pris une ampleur alarmante[5]. Ils s’inscrivent en continuité avec les discussions antérieures sur les accommodements raisonnables (2006-2008) et sur le projet de loi 60, souvent dénommé « charte des valeurs » (2014), des moments qui ont tous servi à ventiler des discours racistes de plus en plus ouverts[6] et qui participaient à construire une image des minorités religieuses, et plus spécifiquement des musulmans et musulmanes, comme étant une sérieuse menace pour la société québécoise. Dans ces discours, l’image des femmes voilées est construite sur une dualité contradictoire qui présente celles-ci tantôt comme les vecteurs redoutables de l’islamisme qui tendent à radicaliser les jeunes et tantôt comme des femmes soumises, et par ce fait, représentant un recul pour les droits des femmes québécoises.

Les figures d’autorité

Lors de l’étude de la loi 21, un échange qui illustre le fonctionnement contemporain de la colonialité du pouvoir a eu lieu. L’échange mettait en scène des figures d’autorité importantes : le ministre de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion (l’autorité politique) d’une part, et le sociologue émérite du Québec d’autre part (l’autorité scientifique). Guy Rocher prenait le contrepoids de l’historien Gérard Bouchard, opposé à la loi 21, qui avait insisté sur le manque de preuves scientifiques concernant l’éventuel endoctrinement des élèves de la part des enseignantes portant le hijab. À la défense du ministre, Guy Rocher a avoué qu’on ne peut pas faire la preuve scientifique de la mauvaise influence des professeur·e·s qui portent des signes religieux, mais que, dans l’état d’incertitude, il fallait appliquer le « principe de précaution » contre les « risques possibles » pour protéger les élèves, les enseignantes et enseignants et les parents. Ce dialogue télévisé entre deux importantes figures d’autorité qui discutent sur la « preuve » du danger que représentent les musulmans et les musulmanes ne peut qu’encourager les propos injurieux, racistes et les actes discriminatoires et haineux, déjà à la hausse[7].

Le rituel et le langage

Les rapports coloniaux de pouvoir ainsi « performés » ont gagné en acceptabilité par la force de leur répétition, dans une sorte d’itération offensive, pour reprendre l’expression de Judith Butler[8]. La réalisation de ce rituel a été orchestrée par l’État à travers la mise en scène répétée des commissions dans un contexte où « la division entre le laïc et le religieux a, en fait, fonctionné comme une ligne de couleur qui marque la différence entre l’Occident moderne et éclairé et des musulman·e·s tribaux et religieux[9] ». La loi 21 constitue désormais la mise en acte qui rend concevable et acceptable de retirer un droit fondamental à des minorités religieuses racialisées, au nom d’un danger dont il n’est plus nécessaire de faire la preuve.

Racisme, sexisme et inégalités

La colonialité du pouvoir porte en elle une logique économique qui participe à organiser le capitalisme à l’échelle globale et la distribution mondiale du travail à la faveur de l’Europe. Elle a produit le système-monde capitaliste où la main-d’œuvre bon marché (cheap labor) se trouve dans les périphéries[10] selon une distribution racisée et genrée du travail qui opère de façon à positionner les descendantes et les descendants des sociétés colonisées et mises en esclavage en bas de l’échelle économique. La hiérarchisation des relations raciales, sexuelles, spirituelles, épistémiques et de genre sont constitutives de ce système-monde capitaliste. À l’ère néolibérale, on assiste à une accélération des inégalités entre le Sud global et le Nord global où les femmes racisées sont particulièrement affectées. Les logiques du capitalisme global créent un besoin de main-d’œuvre bon marché que les femmes issues du Sud global doivent combler. Il n’est donc pas imprudent de parler d’une surreprésentation des femmes racisées dans les emplois précaires (« femmes de ménage », services et restauration, garde d’enfants, etc.) des grandes villes du centre[11]. Les femmes de couleur se retrouvent confinées au double travail reproductif, payé et non payé, et cela est rendu possible par des mécanismes relationnels et imbriqués de race et de genre, dont l’analyse est souvent absente dans les perspectives féministes classiques. Dans les représentations dégradantes de la féminité racialisée qui découlent de l’esclavage et du colonialisme, les femmes racialisées sont considérées comme aptes à faire les tâches ingrates. Les effets structurels de la division du travail sont alimentés par des mécanismes oppressifs de racisme et de sexisme qui se cachent derrière le discours des compétences ou de l’éducation.

L’expérience québécoise

Au Québec, les stéréotypes négatifs dominants sur les femmes portant le hijab, qui ont acquis une légitimité juridique grâce à loi 21, participent à une logique raciste, patriarcale et capitaliste qui précarise les femmes musulmanes en les rendant davantage exploitables. Cela ne fera que renforcer les inégalités sociales qui affectent particulièrement les immigrantes issues d’anciennes colonies, dont les femmes musulmanes. En effet, au Québec, ces femmes immigrantes racisées sont surreprésentées dans les emplois précaires et dévalorisés comme la garde d’enfants et les soins des personnes âgées. Paradoxalement, les féministes nationalistes (que Farris[12] qualifie de fémonationalistes) se sont peu efforcées de dénoncer les conditions socioéconomiques précaires des femmes racisées et musulmanes, et ont, elles aussi, mis l’accent sur le danger du hijab.

Les résultats

Les exclusions prévues dans la loi 21 sont l’aboutissement de plusieurs tentatives de marginalisation économique des femmes musulmanes puisqu’il était déjà question pendant le débat autour de la « charte des valeurs » de leur interdire le travail dans les milieux de garde d’enfants. Or, le travail en milieu de garde offre plusieurs possibilités aux femmes racisées, ce qui leur permet de contourner les effets de la discrimination à l’embauche – en étant à leur compte ou en travaillant avec d’autres femmes racisées – et leur donne la possibilité d’un emploi à temps partiel, localisé dans les quartiers qu’elles habitent, afin de conjuguer travail et responsabilités familiales.

Une étude, dont l’objectif était d’établir le profil des femmes de l’arrondissement de Saint-Laurent à Montréal, a démontré que le lieu de naissance à l’étranger et la langue maternelle précarisent davantage certaines femmes :

  • 78,1 % des répondantes ont un revenu de moins de 30 000 dollars par année;
  • le pourcentage augmente à 81,1 % lorsqu’on considère les femmes nées à l’extérieur du Canada;
  • le pourcentage augmente à 89,5 % pour les femmes nées à l’extérieur du Canada et parlant l’arabe;
  • malgré le fait que les répondantes de notre échantillon soient souvent plus scolarisées que la moyenne québécoise, leur revenu se loge dans les catégories les plus faibles;
  • l’impact du faible revenu est d’autant plus important si l’on tient compte du fait que les logements où le nombre d’habitants est le plus élevé se situent dans les catégories de revenus les plus faibles (entre 2 et 6 personnes).

Conclusion

Même si le gouvernement québécois a présenté la Loi sur la laïcité de l’État comme une mesure progressiste et « modérée », celle-ci permet plutôt d’institutionnaliser le sexisme, le racisme et la discrimination à l’emploi. Le racisme ambiant, amplifié par le débat sur la loi 21 et les mesures concrètes établies par cette loi consolident les hiérarchies économiques et les mécanismes d’inégalité constitutifs de la colonialité. Cette loi fait partie d’un processus à travers lequel le gouvernement de la Coalition avenir Québec fait la promotion d’une société exclusive, marquée par des écarts socioéconomiques importants et stables, processus dont fait aussi partie la législation en matière d’immigration, qui, entre autres, vise à la fois à réduire le nombre d’immigrants et d’immigrantes et à augmenter la « bonne » immigration, c’est-à-dire celle des Européens et Européennes.

On assiste un peu partout à une multiplication des lois visant les musulmans et les musulmanes. Il suffit de rappeler le décret du président étatsunien Donald Trump Protéger la nation de l’entrée de terroristes étrangers (2017), la loi de 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques en France, l’interdiction de construction de minarets en Suisse ou, pire encore, la nouvelle loi sur la citoyenneté en Inde (2019). Dans tous ces cas de figure, un groupe dominant discute, statue et légifère sur les droits d’une minorité. Ce qui nous apparaît le plus inquiétant, ce sont les processus qui, non seulement ont rendu possibles ces lois, mais surtout la manière dont ces processus déplacent le curseur de l’indicible en matière d’actes et de discours sur les musulmans et les musulmanes.

Finalement, les différents débats sur les minorités religieuses menés par le groupe dominant de la société au nom des valeurs d’une société québécoise, dont l’épisode de la loi 21, participent à une subalternisation de groupes et de personnes racisées. La subalternisation en question opère en même temps que le renforcement d’une place privilégiée pour les Québécois et les Québécoises de descendance européenne. Les places contraires occupées par les subalternes et les privilégiés renvoient ici à une dynamique relationnelle qui, d’un côté, construit les aspects symboliques, où les personnes eurodescendantes sont associées aux bonnes valeurs, à la bonne religion et à la bonne culture. Dans cette construction symbolique, le déni des oppressions historiques que vivent les personnes issues des sociétés anciennement colonisées se fait au profit de la valorisation d’une certaine culture québécoise construite comme blanche et eurodescendante. L’autre aspect de la dynamique qui construit les subalternes et les privilégiés est la transformation de ce capital symbolique et social en bien-être matériel. Les discussions qui ont entouré la loi 21 confortent et consolident les préjugés racistes qui sont à la base des taux de chômage plus élevés des personnes racisées, de leur déqualification professionnelle et de leurs conditions précaires de vie. La loi 21 représente un plafond qui, loin d’être invisible, est ostentatoirement dressé contre les femmes musulmanes.

Leila Benhadjoudja, Leila Celis[1]  sont Respectivement professeure adjointe à l’École d’études sociologiques et anthropologiques de l’Université d’Ottawa, professeure de sociologie à l’UQAM


  1. Ce texte est une version abrégée du chapitre écrit par les deux autrices, « Colonialité du pouvoir au temps de la loi 21. Pistes de réflexion », dans Leila Celis, Dia Dabby, Dominique Leydet et Vincent Romani (dir.), Modération ou extrémisme ? Regards critiques sur la loi 21, Québec, Presses de l’Université Laval, 2020.
  2. Parmi les références sur le concept de colonialité, voir Ramón Grosfoguel, « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du capitalisme global », Multitudes, vol. 3, n° 26, 2006, p. 51-74; Walter Mignolo, « Géopolitique de la connaissance, colonialité du pouvoir et différence coloniale », Multitudes, vol. 3, n° 6, 2001, p. 56-71; Aníbal Quijano, « “Race” et colonialité du pouvoir », Mouvements, vol. 3, n° 51, 2007, p. 111-18.
  3. Nelson Maldonado-Torres, « On the coloniality of being », Cultural Studies, vol. 21, n° 2-3, 2007, p. 240-270.
  4. Grosfoguel, op. cit.
  5. Leila Benhadjoudja, « Laïcité narrative et sécularonationalisme au Québec à l’épreuve de la race, du genre et de la sexualité », Studies in Religion/Sciences Religieuses, vol. 46, n° 2, 2017, p. 72-91.
  6. Marie-Claude Haince, Yara El-Ghadban et Leïla Benhadjoudja (dir.), Le Québec, la Charte, l’Autre. Et après ?, Montréal, Mémoire d’encrier, 2014; Benhadjoudja, ibid.
  7. Jean-Sébastien Imbeault et Houda Asal, Les actes haineux à caractère xénophobe, notamment islamophobe : résultats d’une recherche menée à travers le Québec, Québec, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, 2019.
  8. Judith Butler, Excitable Speech. A Politics of the Performative, New York, Routledge, 1997.
  9. Gada Mahrouse, « Minimizing and denying racial violence : insights from the Québec mosque shooting », Canadian Journal of Women and the Law, vol. 30, n° 3, 2018, p. 476.
  10. Immanuel Wallerstein, Le système du monde, du XVe siècle à nos jours, Paris, Flammarion, 1980.
  11. Evelyn Nakano Glenn, « De la servitude au travail de service : les continuités historiques de la division raciale du travail reproductif payé », dans Elsa Dorlin (dir.), Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 21-63.
  12. Sara R. Farris, In the Name of Women’s Rights. The Rise of Femonationalism, Durham, Duke University Press, 2017.

 

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