AccueilNuméros des NCSNo. 12 - Automne 2014La dépression : une épreuve sociale à part entière

La dépression : une épreuve sociale à part entière

Marcelo Otero

L’individu humain, peu importe sa singularité, ne souffre pas comme il le veut. Même s’il souffre somme toute individuellement et que certaines dimensions de sa souffrance resteront à jamais dans son for intérieur, la grammaire de sa souffrance ne lui appartient pas : elle appartient à tous et à personne. Un mal fort répandu, institutionnellement reconnu, normativement balisé et socialisé jusqu’à la plus déroutante des familiarités appelle souvent un remède qui partage en gros les mêmes caractéristiques. Comme la névrose et la psychanalyse formèrent naguère un couple indissociable, la dépression contemporaine et les antidépresseurs s’offrent aujourd’hui comme un exemple remarquable d’un tel tandem.

Au Canada, au chapitre des motifs de consultation médicale, la dépression se classe au troisième rang avec un chiffre effarant de 8 millions de consultations par année après l’hypertension (environ 20 millions) et le diabète (environ 10 millions)1. Le traitement dit de choix pour la combattre est sans conteste l’antidépresseur qui se hisse au premier rang des catégories des médicaments délivrés par des pharmacies avec 34 millions d’ordonnances annuelles exécutées, suivi de près par les hypocholestérolémiants (31 millions d’ordonnances)2. Il s’agit, nous dit-on, d’une véritable « épidémie » qui est aujourd’hui la principale cause d’incapacité3 en Occident et on estime qu’elle deviendra la principale cause de morbidité en 20204. Cette « maladie » plutôt récente5 est devenue tellement « générale » qu’elle doit être prise en charge essentiellement par les médecins « généralistes ». Car ce sont eux, à plus de 80 %, qui la diagnostiquent6 avec une aisance remarquable et qui prescrivent les antidépresseurs avec une rapidité étonnante. Même l’État, le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec en l’occurrence, encourage et cautionne cette dynamique normative, médicale et marchande qui associe la soi-disant maladie à un médicament soi-disant spécifique7. En effet, la nouvelle campagne publicitaire officielle, lancée en 2012, affirme sans la moindre nuance que : « Tout comme le cancer, la dépression est une vraie maladie »8. Pour une « vraie maladie », on consulte donc un « vrai médecin » qui prescrit presque invariablement un « vrai médicament », à savoir l’antidépresseur9. La porte est ainsi officiellement fermée à double tour tant par les agences gouvernementales que non gouvernementales à toute autre interprétation de la dépression qui ne soit pas médicale et à toute autre réponse pour la contrer qui ne soit pas médicamenteuse.

Et cette perspective est dominante, malgré le fait qu’aucune des certitudes implicites ou explicites contenues dans cette dynamique de pathologisation réductrice ne semble tenir sans une sérieuse mise en garde. Ni les définitions établies du mal éprouvé (nosographie), ni les causes évoquées pour l’expliquer (étiologie), ni encore les effets escomptés des médicaments que l’on affirme obstinément spécifiques (thérapeutiques) ne sont incontestables. Toutefois, rien n’y fait, le tandem « dépression-antidépresseur » semble avancer tel un rouleau compresseur à l’échelle de la société autour d’un paradoxe solidement ancré dans les logiques professionnelles-médicales, pharmaceutiques-marchandes10 et sociales-normatives : on n’a jamais pris autant d’antidépresseurs11 et on n’a jamais été autant déprimés. À l’échelle de la société, la ferme résistance de la dépression dément empiriquement l’efficacité proclamée des « traitements de choix » tour à tour hissés au rang de molécules vedettes (du Prozac à Effexor, en passant par Paxil).

La dépression contemporaine : une affaire de société

Comment expliquer toutefois la généralisation extraordinaire des mêmes souffrances et dysfonctionnements chez des millions d’individus partout en Occident et de plus en plus ailleurs ? Rien dans les argumentations de la psychiatrique actuelle ne permet de comprendre pourquoi tant de personnes se sont mises à produire des signes et des symptômes dans la figure syndromique de la dépression. Celle-ci, telle qu’elle se manifeste empiriquement à l’échelle de la société ainsi que la manière institutionnalisée de la prendre en charge, de la combattre ou de la gérer, est à la fois un phénomène indissociablement social et psychologique. Comme l’a montré Ehrenberg12 dans un travail désormais classique, la névrose freudienne révélait les caractéristiques générales d’une société caractérisée par la référence à la discipline, au conflit et à la culpabilité, alors que la dépression actuelle révèle les exigences d’une socialité profondément marquée par la référence à l’autonomie, à la responsabilité et à la performance. L’un des secrets du « succès » social d’un problème de santé mentale, c’est-à-dire la magnitude importante de sa prévalence, se trouve dans le fait qu’il est déjà partie intégrante de la socialité ordinaire à titre de « faille » potentielle en tant qu’incapacité à répondre aux exigences générales d’adaptation à une époque donnée. La névrose d’hier et la dépression d’aujourd’hui représentent ainsi les formes emblématiques de la « nervosité sociale » de leur temps plutôt que des simples pathologies médicales, au sens réducteur du terme, que l’on peut traiter unilatéralement avec une thérapie exclusivement médicale. L’expression « nervosité sociale » constitue une tentative conceptuelle d’hybridation de ce qui est autant irréductible qu’inséparable : le « psychisme perturbé » et le « social problématique »13.

Dans cette optique, la dépression peut être envisagée comme une épreuve sociale14 à part entière plutôt que comme une maladie du cerveau. Sociologiquement parlant, les épreuves sont des défis historiques, socialement produits et inégalement distribués, que les individus sont contraints d’affronter de manière singulière. Bien que la dépression soit largement produite à l’échelle de la société par des tensions dues aux modes d’organisation sociale, elle est capturée « spécifiquement » par des disciplines et pratiques qui tentent de la définir, de la réduire et de la gérer sur le seul terrain médical. Tout comme la pauvreté, l’espérance de vie ou les accidents de la route, la dépression est très inégalement distribuée au Canada, notamment en termes de genre, d’âge et de situation socio-économique15. En effet, la dépression, comme d’autres phénomènes dont les dimensions sociales sont davantage évidentes, agit comme révélateur des aspects problématiques de l’individualité ordinaire actuelle16 en mettant en lumière les principales exigences auxquelles les individus en société sont inégalement et puissamment confrontés dans les différentes sphères de leur vie (famille, travail, études, etc.). Ainsi envisagée, la dépression constitue une sorte d’épreuve latente qui « teste » empiriquement, avec une régularité statistique étonnante, les limites de ce qu’on nous demande d’être et de faire en tant qu’individus aujourd’hui, la lutte perpétuelle entre les interpellations institutionnelles d’adaptation sociale (dominations ordinaires) et les tentatives d’investissement de nouvelles possibilités d’action (résistances ordinaires). Le complexe et vaste univers actuel de la santé mentale (pratiques psychosociales, psychothérapeutiques, psychiatriques, psychopharmacologiques, psychoéducatives, etc.) constitue un lieu privilégié d’observation des différentes formes de régulation des conduites non conformes au sens large du terme. Un lieu où se manifestent certaines injonctions sociales indiquant aux sujets ce qu’on attend d’eux, un lieu où ceux-ci témoignent de leur résistance à ces injonctions par des symptômes, de la souffrance ou des « passages à l’acte » et, enfin, un lieu de reconduction de certaines identités (individu en bonne ou en mauvaise santé mentale) dans le cadre desquelles les sujets sont censés se reconnaître et « fonctionner ». L’épreuve dépressive met ainsi en lumière les tensions produites par la forme sociale de l’individualité ordinaire (qui est la même pour toutes et tous) et celle qui est socialement produite sur chaque individu singulier (sur leurs conditions de vie et trajectoires particulières) qui feront que certains d’entre eux seront systématiquement terrassés et mis hors jeu social par des dérèglements psychosociaux spécifiques. Ceux-ci leur signalent clairement que, désormais, ils ne sont plus des individus comme les autres et qu’ils devront se soumettre à des stratégies d’intervention institutionnalisées prévues pour tous et toutes afin de revenir dans la conformité. C’est en ce sens que la dépression est l’ombre portée de l’individualité contemporaine17, car elle incarne objectivement une forme de résistance ordinaire et anonyme aux formes générales de la conformité sociale également ordinaire et anonyme.

Dans cette optique, l’épreuve dépressive se déploie toujours au-delà de sa seule mise en forme psychiatrique « officielle » – le syndrome dépressif, la dépression majeure, la maladie dépressive, le dérèglement de l’équilibre des neurotransmetteurs (sérotonine, noradrénaline, dopamine), etc.18 – qui s’efforce, sans succès, de la réduire à une seule de ses consistances ontologiques : le « mental pathologique ». L’analyse des récits de personnes ayant reçu un diagnostic de dépression majeure, tel que le montrent plusieurs de nos recherches19, met bien en lumière comment les grammaires20 normatives de l’épreuve dépressive mordent à la fois dans le « corps social » et dans l’« esprit social » des individus au-delà de leurs caractéristiques singulières, qu’elles soient psychologiques ou biologiques, et qui semblent insuffisantes pour expliquer ce qu’ils sont en train d’éprouver.

Ne pas pouvoir, ne pas pouvoir vouloir : les « symptômes » sociaux de la dépression

On pourrait synthétiser l’épreuve dépressive selon deux grandes formules inlassablement évoquées par les individus qui en font concrètement l’expérience : « ne pas pouvoir » et « ne pas pouvoir vouloir ». La première réfère largement au « dérèglement »21 du corps des individus en termes « mécaniques » ou « énergétiques », tandis que la deuxième concerne le dérèglement de leur esprit en termes de « motivation », de « sens » ou de « moral ». De quelle manière le corps d’une personne déprimée est-il déréglé au sens de « ne pas pouvoir » ? La difficulté majeure à laquelle est confronté le déprimé, la déprimée, s’exprime par la diminution, le ralentissement, le blocage, l’entrave, l’arrêt, l’impossibilité de l’action. Ne pas fonctionner, et dans une moindre mesure connaître une réduction de ses performances habituelles, c’est le drame premier du déprimé. Le terme « fonctionner » est en effet omniprésent et se décline de manière variée dans les récits des dépriméEs : ne pas pouvoir fonctionner au travail sous le regard des autres et de soi-même; ne pas pouvoir fonctionner minimalement, souvent sans témoin gênant, dans l’intimité du chez soi; ne pas pouvoir gérer les ressorts essentiels de son organisme (sommeil, énergie, appétit, etc.), voire ne pas pouvoir trouver le moindre souffle vital. Et c’est plus particulièrement au travail qu’on fait preuve quotidiennement de « fonctionnement » et de « vitalité », c’est-à-dire d’existence sociale et individuelle plus que partout ailleurs.

De quelle manière l’esprit d’un déprimé est-il déréglé au sens de « ne pas pouvoir vouloir » ? Les personnes déprimées voudraient « pouvoir vouloir », mais elles « ne peuvent pas », « n’y arrivent pas », « ne réussissent pas ». En ordre d’importance, cette contrainte s’exprime par la désaffection (déconnexion, apathie, désintéressement, inertie, etc.), la tristesse (pleurs, nostalgie, mélancolie, etc.), le pessimisme (pensées négatives, avenir sans issue, etc.), l’auto-dévalorisation (mauvaise estime de soi, sous-estimation de ses capacités personnelles, etc.), la perte de contrôle de ses pensées et de son autonomie (manque d’initiative, confusion, perte de concentration, etc.) et, enfin, l’autodestruction (pensées suicidaires, abandon important de sa personne, etc.).

À la fois état d’âme, motivation et cognition déréglés, l’esprit déprimé ne pourrait être réduit aux registres galvaudés de la souffrance et de la tristesse tous azimuts. Il doit plutôt être relié aux enjeux cruciaux de l’individualité contemporaine : connexion alerte et permanente au monde, valorisation des qualités intrinsèquement individuelles (confiance en soi, estime de soi, etc.), valorisation de ses propres capacités à changer les choses (prise d’initiatives, prise de décisions éclairées, engagement dans des combats quotidiens, etc.), disposition tournée vers l’avenir (formulation de projets, recherche de nouveaux horizons et d’opportunités à découvrir, etc.), autonomie (autosuffisance, prise en charge de soi, autoresponsabilisation, etc.). Toutes ces dimensions cardinales de l’individualité ordinaire, largement instituées à l’échelle du social, font cruellement défaut chez l’individu déprimé qui incarne péniblement et malgré lui son ombre sociale.

Seul ou seule avec experts

L’épreuve dépressive est devenue un enjeu majeur de santé publique, car elle compromet la performance sociale de la population active du fait de sa prévalence impressionnante22. Elle est un mal généralisé devenu l’affaire de médecins généralistes pour des raisons d’ordre théorique (elle se présente comme un trouble trop « banal » pour intéresser vraiment les spécialistes psychiatres) et pratique (elle constitue un trouble « massif », qui nécessite des « effectifs prescripteurs » suffisants). Avec l’appui décisif de l’ensemble de la puissante industrie pharmaceutique, la psychopharmacologie a réussi admirablement à exporter dans l’imaginaire et les pratiques cliniciennes son modèle idéalisé liant un « trouble spécifique », considéré de plus en plus comme chronique, à une « molécule thérapeutique spécifique » qui soigne mais ne guérit pas. Ce mouvement d’ensemble à la fois social, scientifique et économique est accompagné, d’une part, par une « mondialisation » inédite des grammaires psychopathologiques étatsunienne (DSM) et européenne (CIM23) et, d’autre part, par un déplacement majeur des préoccupations de l’épidémiologie qui, passant de la mortalité et des maladies aiguës aux maladies chroniques et à l’incapacité, l’amène à se recentrer sur les contreperformances sociales.

S’il est vrai que l’individu déprimé « sait » généralement à l’avance ce que la dépression signifie en termes d’expérience sociale, c’est le diagnostic médical qui transforme sa plainte ambiguë en un trouble mental « spécifique » auquel certaines stratégies de soins « spécifiques », notamment l’antidépresseur, sont étroitement associées, voire standardisées. Désormais, l’individu déprimé est « seul avec experts » (le médecin généraliste, le psychiatre ou le psychologue) pour gérer techniquement l’enjeu crucial de l’épreuve dépressive aplatie par ces dispositifs : le rétablissement de l’action. Dans ce contexte, les expressions « avoir une vie normale », « fonctionner normalement », « faire face à la vie », « s’occuper de ses problèmes », « redevenir quelqu’un de normal » apparaissent très fréquemment dans les entrevues pour décrire l’effet souhaité de l’antidépresseur. Les rapports avec la médication sont toutefois complexes, ambivalents et variés24 : on peut passer de la réticence au recours à la molécule à la résignation à la nécessité de s’y plier, transiter alternativement par les multiples figures de l’« efficacité »25, s’embourber parfois dans une spirale d’essais de dosages, de rechutes et de recommencements, réussir un arrêt à un stade particulier, subir un sevrage éprouvant ou même intégrer la molécule dans sa vie de manière définitive.

Au cours de ce périple hasardeux, où c’est non seulement le statut des antidépresseurs qui fait l’objet de débats thérapeutiques quant à leur efficacité réelle, mais aussi son propre statut identitaire qui est en jeu (on ne sait pas très bien qui on était et qui on est en train de devenir), on peut réussir à « aller moins mal », « mieux » et même parfois « bien ». On peut également, mais plus rarement, « ne plus déprimer » grâce à une sortie d’épreuve réussie, ou bien « ne plus se rétablir », et faire de l’épreuve le lieu dramatique de sa survie. Une chose est sûre, les marques de l’épreuve, même surmontée, balisent tantôt en filigrane, tantôt brutalement, les nouvelles limites concrètes des trajectoires postdépressives individuelles, car elles mettent en relief une fissure dans les remparts de l’individualité avec laquelle il faudra apprendre à vivre réellement (dans le cas d’un déficit) ou en filigrane (dans le cas d’une fragilité). Les « autres » (famille, amiEs, proches) ne jouent le plus souvent qu’un rôle de miroir involontaire dans lequel l’individu peut évaluer les oscillations préoccupantes de sa « moyenne sociale à soi » dans un contexte où l’on privilégie les performances immédiates. L’individu déprimé est au bout du compte un fusible qui brûle toujours seul, figure emblématique des tensions ordinaires des sociétés d’individualisme de masse.

Seul ou seule au travail

Dans la très grande majorité des cas, c’est le monde du travail qui est associé clairement à l’épreuve dépressive. On peut difficilement expliquer aux autres et s’expliquer à soi-même les tenants et aboutissants de l’épreuve dépressive sans référer d’une manière ou d’une autre à l’univers du travail, mesure par excellence de la valorisation, voire de l’existence sociale contemporaine, et barème institué de la comparaison avec autrui. Peu importe les situations, qu’il s’agisse des effets d’un processus latent d’usure à long terme (travail sans relief, peu valorisant, effort physique et mental soutenu pendant des années, etc.), d’une conjoncture particulièrement éprouvante (changement de l’organisation du travail, promotion ou rétrogradation, modifications au niveau des responsabilités et des tâches, augmentation ou diminution soudaine de la charge de travail, etc.) ou encore d’un concours de circonstances difficiles (coïncidence des problèmes au travail avec certains événements pénibles d’ordre personnel, relationnel, de santé, etc.), l’activité de travail, le rapport au travail ou le monde du travail sont systématiquement évoqués pour donner un sens à l’épreuve dépressive.

Tandis que les névroses, du moins dans une perspective freudienne, renvoyaient de manière générale à des orientations normatives solidement reliées aux tensions familiales, à la répression (du désir) et au passé (l’enfance), la dépression renvoie aussi à des orientations normatives tout autant solides, mais liées cette fois-ci aux tensions du monde du travail, au rapport à soi (et à ses limites) et au présent26. La généralisation de l’épreuve dépressive nous signale non seulement que le monde familial et celui du travail se sont profondément transformés, mais également que certaines tensions sociales fondamentales se sont redistribuées de manière spectaculaire entre ces deux mondes. Ne doit-on pas alors réexaminer en profondeur la vieille équation classique de Berger et Luckmann qualifiant la socialisation « primaire » (correspondant grosso modo à la famille) d’essentiellement « affective » et la socialisation « secondaire » (correspondant grosso modo au travail) d’essentiellement « cognitive » au regard de caractéristiques actuelles des sociétés d’individualisme de masse ?

La socialisation « primaire » n’est plus en effet ce qu’elle était compte tenu des transformations du « personnel familial »27 qui y est associé, et par suite de l’adhésion « affective » au « monde » intériorisé et à la transmission d’un seul « monde » qui transforme l’individu abstrait en véritable « membre » de la société. D’autres figures significatives s’y sont greffées aujourd’hui, multiples, variées et parfois inattendues28. La charge affective est moins « intense » que naguère puisqu’elle est redistribuée sur plusieurs membres du « personnel familial » et sur une pluralité d’instances de référence signifiantes29. Le « monde » à transmettre est à la fois précaire (il deviendra plusieurs fois désuet au long d’une vie)30 et multiple (plusieurs mondes concurrentiels, voire contradictoires, se côtoient, ouvrant l’esprit du futur « membre » de la société à des trajectoires possibles différentes)31. L’épreuve dépressive semble témoigner d’un certain apaisement des tensions du côté familial32, y compris des enjeux liés à la sexualité qui sont complètement absents de l’expérience souffrante des personnes déprimées.

La socialisation « secondaire » qui, dans sa conception classique, découle essentiellement de la division du travail et de la distribution sociale de la reconnaissance qui y est associée se montre également sous un jour nouveau en fonction des caractéristiques et des enjeux mis de l’avant par l’épreuve dépressive. Compte tenu de la place et du poids inédits que le travail représente dans la vie des individus en termes d’enjeux fondamentaux d’identification en tant que « membres » à part entière de la société, doit-on penser à un réinvestissement « affectif » du travail corrélatif à un relâchement de l’investissement « affectif » associé à la transformation des configurations familiales aujourd’hui plus souples, modifiables, contestables et nourries d’interférences ? Dans une société où la dépression est la figure de proue de la nervosité sociale, le lieu typique des tensions de l’individualité est l’univers du travail où les limites de l’individu peuvent être testées en permanence33. Jusqu’où peut-on aller ? Jusqu’où doit-on aller ? Quelle cadence peut-on maintenir et pour combien de temps ? C’est là une autre manière de se demander à soi-même, sous la menace permanente du déclassement social, « qui » on est et « quelle place sociale » on est capable, et non en droit, d’occuper et de conserver.

L’individu déprimé est seul aux prises avec un problème majeur qui menace le fondement même de son existence sociale : sa capacité d’action est entravée. Dans un monde où les assurances sociales sont inégalement distribuées et où les positions statutaires peuvent se fragiliser en cours de trajectoire, l’action non rétablie est synonyme, à terme, de mort sociale. Tout comme le « salarié de la précarité » analysé par Paugam34, le déprimé est amené à tester à la fois la « force » de son corps et la « force » de son esprit dans la précarité criante du rapport à soi. Les figures contemporaines des inégalités dans le monde du travail, notamment l’intégration incertaine (valorisation de soi dans l’incertitude) et l’intégration disqualifiante (intériorisation d’une identité négative) balisent la falaise identitaire arpentée par l’individu engagé dans l’épreuve dépressive. Hors de l’univers du travail, point de salut social: le purgatoire dépressif où languit l’individualité contemporaine en témoigne religieusement.

Conclusion

Les névroses freudiennes d’hier n’ont pas disparu en raison de l’efficacité et de la massivité des thérapies d’inspiration psychanalytique, mais plutôt par suite des transformations profondes intervenues dans les configurations familiales patriarcales, étouffantes et autoritaires qui ont vidé de sens leur étiologie supposée35. À la base de cette disparition, on oublie trop souvent les multiples luttes sociales et libertaires à la fois différentes et complémentaires (le féminisme, la révolution sexuelle, la lutte pour les droits des enfants, pour le droit à la libre détermination dans les styles de vie, pour le droit à des formes de conjugalité différentes et au choix de genres, etc.) qui ont non seulement ciblé et combattu les dimensions les plus odieuses et injustes de l’organisation familiale, mais aussi ont proposé des alternatives qui aujourd’hui sont devenues acceptées, voire institutionnalisées.

La dépression ne disparaitra pas non plus avec le recours massif aux antidépresseurs. C’est pour cette raison que le replacement de la dépression au sens réducteur du terme (comme syndrome psychiatrique, maladie mentale, dérèglement du cerveau) dans le contexte plus large de l’épreuve dépressive phénomène social à part entière est indispensable afin de remettre en question les conditions de production des tensions sociales qui y sont associées. Depuis la deuxième moitié des années 1970, de nouvelles formes de travail qu’on appelle postfordistes se sont installées durablement dans les sociétés occidentales avec leur lot de transformations objectives bien connues36 et d’effets subjectifs dont l’univers de la dépression joue le rôle de figure de proue (sous la forme de l’épuisement professionnel, du burn-out, des troubles d’adaptation, du stress psychosocial, etc.).

Déplacer résolument le regard vers les tensions, les iniquités, les inégalités et les insatisfactions bien réelles et objectives qui ont un impact certain sur les racines sociales de « ce dont le déprimé souffre concrètement dans sa vie » est la seule manière de commencer à regarder la dépression comme ce qu’elle est : une épreuve sociale à part entière. Et, comme pour toute épreuve sociale, les réponses efficaces aux défis qu’elle pose sont à la fois multiples et collectives (luttes, résistances, contestations, etc.)37 et in fine institutionnelles (qu’elles prennent la forme de lois, de changements au mode d’organisation du travail, de défense des droits et des protections sociales, etc.). La logique médicale dominante actuelle « à cerveaux déréglés, prescription d’antidépresseurs » isole les individus les uns des autres et conduit au résultat paradoxal fort connu de l’augmentation des dépressions au rythme même de l’accroissement des prescriptions d’antidépresseurs. Les approches individualisantes, qu’elles soient biologisantes, psychologisantes ou psychiatrisantes, n’ont pas donné les résultats plusieurs fois promis ; elles ont plutôt multiplié les figures du pathologique et intensifié l’acharnement psychopharmacologique au-delà des situations définies comme clairement pathologiques. Réintégrer l’étude des problèmes de santé mentale dans le cadre plus large de l’étude des problèmes sociaux est devenu urgent et indispensable afin de briser l’isolement de celles et ceux qui souffrent de problèmes qui leur sont largement communs afin de pouvoir y faire face de manière également commune.

1 Au Québec, on retrouve des chiffres équivalents: la dépression et l’anxiété s’échangent la troisième et la quatrième place selon les années au chapitre des consultations médicales (1,5 million environ chacune) précédées par l’hypertension (4,4 millions) et le diabète (2,4 millions) tandis que les antidépresseurs sont le deuxième médicament délivré en pharmacie avec 12 millions d’ordonnances exécutées annuellement, précédés par les hypocholestérolémiants (14 millions). IMS Brogan Canadian Pharmaceutical Industry Review, 2011.

2 Ibid.

3 La dépression se situe au premier rang en tant que responsable de 12 % de l’ensemble des années vécues avec une incapacité (AVI) causée par toutes les affections médicales confondues. Organisation mondiale de la santé, Rapport sur la santé dans le monde, 2001 – La santé mentale : Nouvelle conception, nouveaux espoirs, 2001.

4 Ibid.

5 Pour le DSM-I (1952), la dépression n’était qu’un discret mécanisme de défense parmi d’autres (la réaction dépressive) servant à contrôler l’anxiété lors d’une « psychonévrose », tandis que pour le DSM-III (1980) et les versions successives du manuel (DSM-III-R, IV, IV-R et 5), elle devient un trouble majeur à part entière, c’est-à-dire un vrai syndrome psychiatrique autonome.

DSM est le sigle du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, publié par la Société américaine de psychiatrie (APA). C’est une référence incontournable pour les psychiatres. (NdR)

6 Depuis 1999, le nombre d’ordonnances des ISRS (antidépresseurs inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine) qui représentent environ 81 % de tous les antidépresseurs prescrits au Canada a augmenté de 83 %. En 2003, les médecins de famille et les omnipraticiens ont prescrit 81 % des ISRS, une tendance qui continue à se confirmer depuis. IMS Health Canada, 2005, <www.imshealthcanada.com/htmfr/3_1_41.htm>.

7 Même si les antidépresseurs sont majoritairement prescrits pour les indications de dépression, plusieurs autres indications sont régulièrement évoquées dans les rapports gouvernementaux dont les troubles anxieux, de l’adaptation, de conduites alimentaires problématiques, de déficit de l’attention, de la bipolarité, de la fibromyalgie, etc. Voir le Conseil du médicament du Québec, Usage des antidépresseurs chez les personnes inscrites au régime public d’assurance médicaments du Québec. Étude descriptive — 1999-2004, Québec, Les Publications du Québec, 2008.

8 En ce qui concerne les campagnes publicitaires du ministère de Santé et Services sociaux du Québec (MSSSQ) depuis les cinq dernières années, voir : <www.grenier.qc.ca/nouvelles/2621/le-msss-sensibilise-la-population-a-la-depression-une-vraie-maladie>; <http://vimeo.com/61828510>;

<www.masantementale.gouv.qc.ca>.

9 Au Canada, 82 % des consultations pour dépression aboutissent à la prescription d’un antidépresseur, presque toujours un ISRS. Scott Patten, Eleonora Esposito et Brian Carter, « Reasons for antidepressant prescriptions in Canada », Journal of Pharmacoepidemiology and Drug Safety, vol. 16, n° 7, 2007, p. 746-752.

10 Concernant l’influence massive de l’industrie pharmaceutique sur la profession médicale, les catégorisations psychiatriques et les pratiques de prescription, voir, entre autres, pour les États-Unis, les travaux récents de Mikkel Borch-Jacobsen, Big pharma, une industrie toute-puissante qui joue avec notre santé, Paris, Les Arènes, 2013 et, pour le Canada, Marc-André Gagnon, Improving Health, Reducing Costs : Costs and Benefits of a Universal Pharmacare Regime in Canada, Ottawa, Canadian Health Coalition, IRIS et Centre canadien de politiques alternatives (CCPA), 2010.

11 Parmi l’ensemble des pays de l’OCDE, le Canada se situe au troisième rang des pays consommateurs d’antidépresseurs, après l’Islande et l’Australie. Tandis que la moyenne de l’ensemble des pays de l’OCDE signale 56 doses quotidiennes pour 1000 habitants, le Canada la dépasse de plus de 60 % avec 86 doses quotidiennes d’antidépresseurs pour 1000 habitants. La dose quotidienne définie (DQD) correspond à la dose supposée moyenne de traitement par jour du médicament utilisé dans son indication principale chez l’adulte. Voir Panorama de la santé 2013 : les indicateurs de l’OCDE, <www.oecd.org/fr/sante/systemes-sante/panorama-de-la-sante.htm>.

12 Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.

13 Le statut ontologique des problèmes de santé mentale de masse ne peut être saisi exclusivement par la sociologie (et l’anthropologie) ni par la psychologie (et la psychiatrie), car le psychisme et la société sont inséparables et irréductibles. S’il est vrai que les problèmes de santé mentale de masse ne peuvent pas être compris sans les référer à la normativité qui a cours, ils ne se réduisent pas à la seule déviance par rapport à la norme. Le psychologisme et le sociologisme sont, on nous permettra cette boutade, des « pathologies épistémologiques » équivalentes.

14 La notion sociologique d’« épreuve », empruntée librement à Danilo Martuccelli (Forgé par l’épreuve, Paris, A. Colin, 2006 et La société singulariste, Paris, A. Collin, 2010), nous semble utile pour analyser l’expérience de la dépression en tant que va-et-vient continuel entre, d’une part, le vécu individuel et privé des personnes déprimées et, d’autre part, sa signification collective, publique, partagée et codifiée par de nombreuses instances (médias, disciplines scientifiques, institutions, etc.) sur lesquelles l’individu a peu d’influence. Cette notion est un opérateur analytique qui évite le piège d’un glissement courant, celui qui consiste à transformer les tensions sociales et historiques en phénomènes moraux et psychologiques.

15 Au Canada, le statut socioéconomique (SSE) est clairement relié à la prévalence de problèmes de santé mentale, car les personnes correspondant au SSE inférieur ont 2,3 fois plus de problèmes de santé mentale graves (troubles sévères et persistants), presque 2 fois plus de problèmes de santé mentale moins graves (dépression et anxiété) et 3,4 fois plus de problèmes de consommation de drogues et d’alcool que les personnes correspondant au SSE supérieur. Voir Institut canadien de l’information sur la santé, Améliorer la santé des Canadiens 2007-2008. Santé mentale et itinérance, Ottawa, ICIS, 2007. Dans le cas du Québec, si on considère l’ensemble des adhérents à la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), on note que les catégories d’usagers et d’usagères les plus vulnérables sur le plan économique et social consomment deux fois plus de médicaments psychotropes que la moyenne (22 % contre 11 %) des adhérents. Voir le Comité permanent de lutte à la toxicomanie, La consommation de psychotropes : portrait et tendances au Québec, Québec, Ministère de la Santé et des Services sociaux, 2003. Aussi, à peu près toutes les études s’accordent sur le fait que les femmes sont deux fois plus touchées par des diagnostics de dépression que les hommes.

16 Marcelo Otero, Les règles de l’individualité contemporaine. Santé mentale et société, Québec, Presses de l’Université Laval, 2003.

17 Marcelo Otero, L’ombre portée : l’individualité à l’épreuve de la dépression, Montréal, Boréal, 2012.

18 Voir le DSM-5 (2013) et le site de l’Association des médecins psychiatres du Québec, <www.ampq.org/index.cfm?p=page&id=42>.

19 Les analyses dont nous présentons ici quelques fragments s’appuient sur un corpus de 60 entretiens qualitatifs réalisés entre 2005 et 2008. Il s’agit de 40 femmes et 20 hommes âgés entre 25 et 55 ans (environ un tiers sont âgés de 25 à 35 ans, un tiers de 35 à 45 ans et un tiers de 45 à 55 ans) qui ont reçu au moins un diagnostic formel de dépression majeure. Environ la moitié d’entre eux ont obtenu un diplôme universitaire, un quart ont obtenu un diplôme d’études collégiales, 20 % ont réussi leurs études secondaires et 5 % ne les ont pas complétées. Environ 70 % des personnes interviewées occupaient un emploi à temps plein ou à temps partiel au moment de l’entretien, 15 % étaient ou retournaient aux études et 15 % ne travaillaient ni n’étudiaient. Otero, 2012, op. cit.

20 Le but de nos analyses était de mieux saisir l’épreuve dépressive qualitativement dans sa généralité, c’est-à-dire d’analyser les résonnances spécifiques et transversales aux expériences individuelles telles qu’évoquées par les interviewéEs, plutôt que de mettre l’accent sur les particularités dues, par exemple, à l’appartenance à des groupes particuliers (âge, sexe, revenu, etc.). Ces résonnances spécifiques et transversales réconcilient concrètement, pour ainsi dire, les clivages socioéconomiques, de genre et d’âge dans les termes mêmes imposés par la logique sociétale générale de l’épreuve dépressive et de ses « tensions typiques ».

21 Comme nous le discutons ailleurs (Otero, 2012, chapitre 4), le recours au terme « déréglé » pour désigner ce qui ne va pas chez les individus déprimés tient au fait que les nervosités sociales (névrose hier, dépression aujourd’hui) relèvent davantage de la « dysharmonie quantitative » que de la « discontinuité qualitative » : elles révèlent des désajustements sans altérer l’essence de ce qui est désajusté. On pourrait dire que le terme « déréglé », plutôt que, par exemple, le terme « dénaturé » réfère à des variations anormales (au sens de statistiquement inusuelles) des dimensions normales (au sens de courantes) de l’existence humaine indissociablement organique, psychologique et sociale.

22 Près de 500 000 Canadiens et Canadiennes s’absentent du travail chaque semaine pour des problèmes de santé mentale dont la part du lion correspond aux dépressions. Aussi, les coûts attribuables à ces problèmes se chiffrent à plus de 20 milliards de dollars par an au Canada et à 4 milliards seulement au Québec. Voir Chaire en gestion de la santé et de la sécurité au travail, Université de Laval, <www.cgsst.com/fra/les-consequences-du-stress/pour-lorganisation.asp>. En ce qui concerne la « fatigue » au travail, voir les travaux de Marc Loriol, Le temps de la fatigue, Paris, Anthropos, 2000.

23 CIM: Classification internationale des maladies.

24 Si on quantifie les allusions portant sur les interactions concrètes avec l’antidépresseur, quatre résultats émergent clairement : efficacité (33 %), arrêt (26 %), effets secondaires (24 %) et réticences (17 %). Si on regroupe ces quatre items, on constate que dans presque 70 % des cas, ils dessinent le spectre d’un soupçon : comment et quand arrêter ? Que faire des effets secondaires ? Comment justifier, devant soi et les autres, le recours à une pilule pour régler des problèmes au statut incertain (médicaux, psychologiques, sociaux, etc.) ?

25 Qu’est-ce que cela signifie être efficace pour les usagères et les usagers d’antidépresseurs ? Les possibilités sont variées : réduire les symptômes, améliorer la qualité de vie, éradiquer la maladie, soulager la souffrance, empêcher la dégradation d’une situation déjà difficile, rétablir le fonctionnement normal, etc.

26 Comme le souligne François de Singly, dans les sociétés contemporaines, « le passé n’a de sens que s’il est traduit en ‘‘champ d’expérience’’, que s’il est incorporé dans le travail sur soi des individus et des sociétés ». Or, dans l’épreuve dépressive, le passé n’a pas de sens, « tout se passe en temps réel ». François de Singly, Les uns avec les autres, Paris, A. Collin, 2004.

27 Par l’expression « personnel familial », Berger et Luckmann désignent, de manière technique au sens de staff, les « autruis significatifs » qui s’interposent entre l’enfant et le monde comme interface incontournable de la socialisation primaire. Peter Berger et Thomas Luckmann, The Social Construction of Reality, New York, Doubleday & Company Inc., 1966; version française : La construction sociale de la réalité, Paris, A. Collin, 2006.

28 Par exemple, la généralisation (ou l’augmentation) des familles recomposées, de la prise en charge de l’éducation des enfants par les structures de la prime enfance (CPE, crèches, garderies), de la réduction des inégalités des sexes, des mariages de conjoints et conjointes de même sexe, de la redistribution des rôles familiaux, du déclin de la figure du père, de la montée en importance des droits des enfants, de la monoparentalité non voulue ou choisie, de la généralisation de la vie en solo, de la possibilité individuelle d’adopter des enfants ou, pour les femmes, de procréer individuellement, etc.

29 Ralph Linton (1945) soulevait les effets à long terme sur les adultes des modèles de famille ouverte et étendue, d’une part, et fermée et restreinte, de l’autre. Ainsi, l’amour romantique et exclusif ne lui semblait possible que dans une société caractérisée par le modèle de la famille restreinte et fermée (nucléaire) tandis que la pluralité et la non-exclusivité des « autres significatifs » familiaux favorisent des modèles amoureux moins exclusifs et permanents, ainsi que plus ouverts et instables.

30 Margaret Mead avait déjà désigné les sociétés occidentales comme « préfiguratives », c’est-à-dire des sociétés à changement très rapide où l’expérience transmise par les aînés semble peu utile aux plus jeunes, qui se trouvent dans une situation analogue à celle de l’immigrant ou du pionnier qui doivent tout apprendre en temps réel. Margaret Mead, Culture and Commitment: the New Relationships between the Generations in the 1970sNew York, Columbia University Press, 1978.

31 Il est pertinent de rappeler que Berger et Luckmann (op. cit.) avaient déjà soulevé le fait que toute société complexe tend à rendre possible la question : qui suis-je ? Pourquoi suis-je un tel plutôt qu’un autre ? Ce questionnement existentiel qui met en relief l’ouverture possible du parcours biographique à d’autres « mondes » possibles (genre, sexualité, profession, goûts, morale, etc.) était évoqué par les auteurs comme un phénomène marginal. Aujourd’hui, il devient en quelque sorte un questionnement ordinaire largement établi dans les sociétés contemporaines plutôt qu’une source d’inquiétude au regard de la cohésion ou de la stabilité sociale. Nous développons ce point dans Otero, « Repenser les problèmes sociaux », SociologieS, 2012, <http://sociologies.revues.org/4145>.

32 Les analystes de la scène de l’intervention en santé mentale au Canada signalent un renversement majeur depuis les trente ou quarante dernières années : la famille n’est plus perçue comme un « problème » (une source de tensions) mais comme une partie de la « solution » (reconstruire des réseaux de support, d’attachement, d’aide, etc.) tandis que le travail est signalé de plus en plus comme un « problème » à plusieurs égards (source de stress) pour la santé mentale des individus. Henri Dorvil, Paul Morin, Stéphane Grenier et Marie-Ève Carle, La réadaptation psychosociale des patients psychiatriques désinstitutionnalisés dans leurs familles naturelles, les résidences d’accueil et les logements sociaux avec support communautaire, Montréal, GRASP, Université de Montréal et École de travail social, Université du Québec à Montréal, 2003 et Henri Dorvil et Michelle Thériault (dir.), Problèmes sociaux, médiation communautaire, recherche et santé, Actes du colloque Problèmes sociaux, résolution de conflits, politiques sociales et santé, 76e congrès de l’ACFAS, Montréal, ACFAS, 2010.

33 Malgré les nombreuses études portant sur la « fin du travail » qui ont vu le jour depuis le dernier quart du XXe siècle, la centralité du travail dans la vie des individus ne fait que s’affirmer. Daniel Mercure et Mircea Vultur, La signification du travail. Sainte-Foy, Presses de l’Université de Laval, 2010; Robert Castel, La montée des incertitudes, Paris, Seuil, 2009; Laurie Kirouac, De l’épuisement du corps à l’affaissement du soi. Effets des transformations des « freins » et « contrepoids » du travail sur la vie des individus, Thèse de doctorat en sociologie, UQAM, 2012.

34 Serge Paugam, Le salarié de la précarité, Paris, PUF, 2007.

35 Voir Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse, Paris, PUF, 2001 et Le Malaise dans la culture, Paris, PUF, 2004.

36 Entre autres, la généralisation de la précarité, l’accroissement des inégalités salariales, les injonctions tous azimuts à la performance, la concurrence qui effrite la solidarité entre travailleurs, l’exigence de formation permanente, la diminution du taux de syndicalisation et des protections sociales, la responsabilisation extrême des travailleurs face à leurs tâches, le brouillage des balises entre vie professionnelle et vie privée, etc. Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999; Mercure et Vultur, op. cit.

37 Aussi variées soient-elles : conciliation famille-travail, demande de respect dans les relations quotidiennes de travail, amélioration des conditions concrètes de travail, valorisation des tâches accomplies, lutte contre les différentes formes de harcèlement au travail, limites à l’exigence de performance à tout prix, identification des formes nouvelles de travail non payé, refus de l’intromission des entreprises dans la vie privée des travailleuses et des travailleurs, etc.

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