Todd Gordon et Geoffrey McCormack1
Respectivement auteur militant socialiste et professeur à l’Université des études internationales de Guangdong en Chine
En quelques jours, à partir de mars 2020, la pandémie de COVID-19 a provoqué au Canada une contraction économique et un taux de chômage qui dépasse celui qui a sévi pendant la Grande Dépression. Même s’il faut voir là des effets désastreux de la crise sanitaire, on doit se rendre compte que le capitalisme canadien était déjà dans une phase de récession bien avant la pandémie, quand on examine plusieurs indicateurs comme la diminution de la rentabilité du capital et le niveau insupportable de l’endettement des entreprises et des ménages. Pour comprendre la catastrophe actuelle, il importe donc de comprendre l’évolution du capitalisme canadien et sa fragilisation.
La crise prolongée
L’économie canadienne a connu une lente érosion de 1982 à 1993, suivie d’une période de rentabilité et d’accumulation de 1993 à 2005.
Le krach de 2007-2008
Dès la fin des années 1990 jusqu’au milieu des années 2000, les bénéfices ont recommencé à fléchir, mais les bilans des entreprises et des ménages étaient encore suffisamment solides pour résister à la crise financière de 2007-2008. Le Canada a moins souffert que les États-Unis et l’Europe de cette crise. La restructuration du capitalisme avait déjà « nettoyé » l’économie des secteurs « mous ». D’autre part, les capitalistes et l’État ont saisi l’occasion des taux de chômage élevés pour accroître les attaques contre les programmes sociaux, les syndicats et les droits des travailleurs et travailleuses, ce qui a augmenté la vulnérabilité de ces derniers. Parallèlement, certains secteurs, tels que l’agriculture, l’industrie légère, la prestation de soins et le transport par camion ont fait appel intensivement à des travailleurs migrants temporaires encore plus vulnérables. On a ainsi rétabli la rentabilité du capital, contenu la croissance des salaires et augmenté la productivité du travail. Les inégalités ont alors atteint des niveaux jamais vus depuis la Seconde Guerre mondiale. Dans ce contexte, et après une décennie de forte rentabilité et d’amélioration du bilan des entreprises, le capitalisme canadien s’est retrouvé davantage en mesure de résister aux pressions de la crise de 2007-2008.
Le retour de la récession
Après le krach, la récession est revenue en force, suivie d’une remontée très partielle jusqu’en 2016. Comme le montre la figure 1, le taux de profit net moyen en 2005 était de 12,5 %2. En 2017, il est tombé à 6,6 %. Le Canada n’a pas connu une aussi faible rentabilité depuis trois décennies, juste avant le grand marasme canadien de 1990-1992.
Mettre ici la figure 1 en français – Taux de profit et taux de profit net Voir le dossier 6- Images Web
Indications d’André Vincent :
Pour la version WEB (site des NCS)
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Placer les images WEB (format PNG) aux endroits indiquées en rouge dans le texte. (voir le dossier 6- Images Web
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Placer une ligne au dessus et en dessous des graphiques.
Le taux de profit net est un indice de rentabilité du capital. Or, les problèmes de rentabilité sont liés à la croissance de la composition organique du capital. On observe sur la figure 2 que la composition organique du capital augmente alors que le taux de plus-value stagne; c’est que la croissance ne produit pas de nouvelle richesse. Les entreprises qui se disputent les parts de marché ne sont pas en mesure de tirer suffisamment de valeur de leur main-d’œuvre pour suivre le rythme de la croissance des nouvelles machines et technologies. La forte baisse de la masse des profits s’est légèrement inversée en 2016-2017 en raison d’une modeste augmentation du taux d’exploitation au cours de ces années, la productivité ayant augmenté de 3 % en 2015-2017 tandis que le salaire horaire médian réel a stagné, augmentant d’à peine 0,7 %.
Mettre la figure 2 (ancienne fig. 3) – La croissance de la composition organique du capital et le taux de plus-value (ou taux d’exploitation)
Le recul par rapport aux États-Unis
Les dangers auxquels fait face le capitalisme canadien suivent ceux des États-Unis, étant donné que ce pays est le principal partenaire commercial du Canada (74 % des exportations canadiennes y sont destinées), compte tenu également du rôle joué par le commerce extérieur comme contre-tendance à la chute du taux de profit.
Mettre la figure 3 (ancienne fig, 4) – Taux de croissance des entreprises aux États-Unis et au Canada
Même si la moyenne du taux de profit des entreprises aux États-Unis a été un peu supérieure à celle des entreprises canadiennes de 2008 à 2018, soit 4 % contre 1,5 %, le taux de croissance global est passé d’un sommet de 15 % en 2010 à 4,5 % en 2018 (figure 3). La baisse de la croissance du profit des entreprises s’explique par un affaiblissement de l’utilisation des capacités de production et de l’accumulation du capital. Le taux d’utilisation des capacités mesure le ralentissement général de l’économie et indique dans quelle mesure une économie utilise sa capacité de production pour fabriquer des marchandises de base.
Au cours des 15 années précédant la crise financière mondiale, les taux d’utilisation des capacités au Canada et aux États-Unis étaient respectivement de 85 % et 81 %. Ils sont passés respectivement à 81 % et 76 %.
Parallèlement, l’accumulation de capital a ralenti, comme le montre la figure 4. Ce taux d’accumulation mesure la croissance du capital d’un pays, ce qui comprend les machines, l’équipement, les bâtiments, les structures et la propriété intellectuelle. De 2010 à 2017, le taux moyen d’accumulation de capital aux États-Unis n’a été que de 3,5 %, soit trois points de pourcentage de moins que la moyenne des huit décennies précédant la récession de 2007-2009. Au Canada, le taux d’accumulation du capital n’a été que de 4,5 % en moyenne pour la même période.
Mettre la figure 4 (ancienne fig. 7) – Taux d’accumulation du capital aux États-Unis et au Canada
La faible utilisation des capacités de production et les faibles taux d’accumulation du capital se sont à leur tour traduits par une faible croissance de l’emploi. En 2018, le taux d’emploi aux États-Unis n’avait pas encore retrouvé son niveau d’avant la crise. En 2008, il s’élevait à 70,8 %, et dix ans plus tard, à 70,7 %. Au Canada, en revanche, le taux d’emploi a finalement dépassé son niveau d’avant la crise pour atteindre 73,8 %, mais à peine 0,3 % au-dessus de son niveau de 2008 (figure 5). Selon Statistique Canada, le taux d’emploi en 2019 est toujours inférieur à son point le plus bas pendant la récession canadienne de 2008-2009.
Mettre la figure 5 (ancienne fig. 8) – Taux d’emploi aux États-Unis et au Canada
Parallèlement à une faible rentabilité, à une faible utilisation des capacités, à une faible accumulation de capital et à une faible croissance de l’emploi, les revenus réels aux États-Unis et au Canada ont également stagné ces dernières années. Le ralentissement de la demande de la force de travail tend à exercer une pression à la baisse sur les salaires, encouragée par les assauts contre les travailleurs et travailleuses, ce qui inclut des coupes dans les programmes sociaux au cours des deux dernières décennies. La figure 6 présente l’évolution du revenu annuel réel moyen des États-Unis et du Canada. Alors que le revenu annuel réel moyen a augmenté dans les deux pays depuis la récession de 2007-2008, il a un peu baissé en 2015 : il était de 65 018 $ au Canada et de 60 692 $ aux États-Unis. En 2017, il s’élevait respectivement à 64 948 $ et 60 558 $. Le salaire réel médian au Canada a également stagné.
Mettre la figure 6 (ancienne fig.9) – Revenu annuel moyen
Le déclin du Canada pétrolier
Depuis plusieurs années, au Canada, le capital et l’État ont misé sur le développement du secteur extractiviste, en particulier dans le gaz et le pétrole. En réalité, ce Canada « pétrolier » est entré dans une phase de déclin depuis 10 ans. Grâce au développement de la fracturation hydraulique, les États-Unis, principaux importateurs de pétrole canadien, sont en train de devenir eux-mêmes exportateurs. Comme le montre la figure 7, les importations nettes américaines de pétrole sont à leur plus bas niveau depuis 1973. Cependant, l’investissement dans le secteur stagne en raison de la chute des prix sur un marché de plus en plus encombré.
Mettre la figure 7 (ancienne fig. 10) – Importations nettes de pétrole brut et de produits pétroliers des États-Unis
On observe un autre changement : l’élite politique et économique canadienne espère se réorienter davantage vers l’Asie de l’Est, en particulier vers la Chine. Ce pays est devenu l’un des centres d’accumulation capitaliste les plus dynamiques au monde, avec un appétit insatiable pour les importations de pétrole et de gaz. Sa consommation de pétrole devrait dépasser celle des États-Unis d’ici 2030. Cependant, le Canada ne dispose pas de l’infrastructure nécessaire pour accéder à ces nouveaux marchés, notamment pour acheminer le pétrole vers le Pacifique. C’est ce qui explique pourquoi le gouvernement Trudeau s’est tellement investi, politiquement et financièrement, dans l’expansion du pipeline à travers la Colombie-Britannique, et ce, contrairement à sa rhétorique sur la nécessité de réduire la croissance des émissions de carbone et de respecter les droits des peuples autochtones. Les énormes mesures d’aide du gouvernement (3 milliards de dollars en subventions fiscales, 4,5 milliards pour racheter le pipeline Trans Mountain) ne sont pas des accidents ni des malentendus. L’État doit optimiser les conditions d’accumulation du capital, quitte à affronter les peuples autochtones, les écologistes et la population en général.
L’impact de la pandémie
Les lecteurs et les lectrices doivent maintenant comprendre qu’au moment de l’éclatement de la pandémie, l’économie canadienne était déjà mal en point : stagnation des investissements, des salaires et des taux de profit, hausse sans précédent de l’endettement des entreprises, notamment des banques, également des ménages (plus de 50 % des familles se retrouvent proches de l’insolvabilité à chaque fin de mois), etc. Mais avec la pandémie, on change d’échelle.
Au Canada, l’impact global ressemble à ce qui se passe dans le monde, soit une économie fortement ralentie. Mais il y a ici un facteur spécifique d’une grande importance. La place centrale du secteur extractiviste constitue un facteur de vulnérabilité, en particulier à cause de l’importante diminution du prix du pétrole. Le prix moyen du baril depuis avril 2020 oscille entre 14 et 30 dollars alors qu’il était de 100 dollars au début de la décennie. Selon les économistes des grandes banques canadiennes, le produit intérieur brut (PIB) réel du Canada devrait diminuer de 25 % au deuxième trimestre de 2020, en raison de la chute abrupte des bénéfices et de l’impact que cela aura sur l’investissement.
La réponse du gouvernement
Le gouvernement fédéral et la Banque du Canada ont mis en place des mesures d’urgence de soutien au capital canadien afin d’empêcher un effondrement économique. La Banque du Canada a abaissé son taux d’intérêt à 0,25 % et introduit sa propre version du soutien financier en annonçant qu’elle s’engageait à acheter jusqu’à 250 milliards de dollars d’obligations des entreprises et du gouvernement l’an prochain. Les compagnies aériennes et les industries pétrolières et gazières sont probablement la cible principale du programme annoncé par le premier ministre Trudeau. La Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL), quant à elle, prévoit d’acheter 150 milliards de dollars de titres hypothécaires auprès des banques, soit plus du double de ce qu’elle a acheté lors de la crise de 2007-2008. La SCHL veut également augmenter son émission d’obligations hypothécaires de 10 milliards de dollars pour injecter des liquidités dans le système financier3. Afin de diminuer le chômage et la perte de revenus, le gouvernement a mis en place divers programmes dont la prestation canadienne d’urgence et la subvention salariale d’urgence du Canada. Il offre aussi une aide aux fabricants d’équipements de protection individuelle pour le personnel de première ligne de la santé afin d’augmenter la production.
Le retour à la « normale »
En analysant ces programmes d’urgence, on constate que le but principal est de soutenir le système financier et d’assurer à long terme le retour du marché « normal ». Derrière ce qu’on présente comme une bouée de sauvetage en période de crise se dessine un programme de relance mené par et pour les entreprises. Entretemps, l’État n’entend pas améliorer les programmes sociaux hérités de la période d’après-guerre comme l’assurance-chômage. Il n’est pas question non plus d’une réforme de la fiscalité. Depuis une trentaine d’années, les entreprises canadiennes ont accumulé plus de 1000 milliards de dollars. Ce capital « en jachère » représente une somme colossale, soit 43 % du PIB. C’est énorme, surtout si on considère que les mesures fiscales actuelles de l’État pour atténuer la crise ne représentent que 5 % du PIB.
Qui paiera pour les pots cassés ?
La crise expose également le stress subi par certaines parties du système de santé en raison d’un sous-financement chronique. Par exemple, le nombre de lits d’hôpitaux par 1 000 habitants a diminué de façon constante du début au milieu des années 1980 jusqu’en 2018, passant de 6,8 à 2,5, ce qui place le Canada près du dernier rang des pays membres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Après des décennies d’austérité et de gestion néolibérale, le système de santé canadien n’était tout simplement pas préparé à une crise de cette ampleur, surtout si elle connaît, comme le prédisent plusieurs experts, une « deuxième vague ». On peut imaginer que la crise de la rentabilité et de l’accumulation capitaliste dépassera l’ampleur de la pandémie. Si tel est le cas, lorsque prendront fin les subventions salariales et les autres subventions publiques, de nombreuses entreprises se retrouveront en situation précaire. Certaines ne survivront pas, ce qui entraînera une autre hausse du chômage. Des entreprises et l’État tenteront d’imposer le fardeau de la crise capitaliste aux travailleurs et travailleuses, s’appuyant sur un taux élevé de chômage et sur un système d’assurance-emploi totalement inadéquat pour baisser les salaires et dégrader les conditions de travail.
Le problème, c’est le système
Le capitalisme au Canada a échoué de façon spectaculaire en produisant une crise économique de longue durée, maintenant aggravée par la pandémie. Celle-ci, on le sait maintenant, résulte d’une mauvaise gestion des systèmes de santé, de la destruction de l’environnement et de l’accélération des flux de produits et de personnes dans le cadre de la gestion néolibérale appelée, c’est un euphémisme, « mondialisation ». Alors que faire ?
Paradoxalement, les programmes d’urgence instaurés par le gouvernement depuis l’avènement de la pandémie démontrent qu’il est possible d’intervenir pour mettre fin à des crises. On peut faire face aux conséquences des crises. On peut effectuer des réformes, mais il faut une forte volonté politique, ce qui n’est certainement pas le cas du gouvernement Trudeau. Il faut se souvenir que les grandes réformes mises en place après la crise des années 1930 sont dues aux importantes luttes ouvrières et populaires qui ont forcé les États capitalistes à accepter un compromis social. Nous savons également que les réformes progressistes sont généralement limitées et souvent réversibles compte tenu du préjugé favorable aux entreprises. Cependant, si réformer le capitalisme est une chose, imaginer et élaborer un monde postcapitaliste est une autre chose, qui demande une appropriation publique des ressources productives de la société et une planification démocratique, autrement dit, qui demande une démocratie socialiste.
1 Ce texte est une synthèse de plusieurs contributions des auteurs publiées dans le magazine Briarpatch, notamment, « Canada and the crisis of capitalism », 25 février 2020 (https://briarpatchmagazine.com/articles/view/canada-and-the-crisis-of-capitalism) et « Pandemic, interstate rivalry, and global slump : implications for Canada », mai-juin 2020. Briarpatch est un magazine canadien bimensuel publié à Régina : https://briarpatchmagazine.com/.
2 Les données sur le Canada dans cette section proviennent de Statistique Canada.
3 Bill Curry, Emma Graney et Eric Atkins, « Ottawa vows support for big companies hit by COVID-19 fallout but says “strict” condition apply », Globe and Mail, 11 mai 2020.