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La crise et au-delà de la crise

Essor et déclin des « trente glorieuses »

En 1929, la crise du capitalisme mondial éclate aux États-Unis, ce qui précipite une grande partie du prolétariat dans la misère, mais aussi qui change d’une manière dramatique les rapports sociaux au sein du système capitaliste mondial. Après bien des convulsions se met en place, sous le Président Roosevelt, le New Deal, qui peut être interprétable comme un changement fondamental des rapports entre les dominants, au profit d’une nouvelle alliance. Les élites réussissent, avec l’appui d’une partie des dominés, à restabiliser le système sur la base d’un certain partage des ressources, tout en préservant l’essentiel, soit la liberté d’exploitation du travail par le capital.

C’est cette organisation du monde qui domine de la fin de la deuxième guerre mondiale jusque dans les années 1970. Profitant de la guerre froide et de la division du monde en deux blocs, l’impérialisme américain étend son influence sur le reste du monde, au détriment des anciennes puissances coloniales qui voient leurs colonies « s’échapper » et devenir des États indépendants (le « tiers-monde » prend forme).

Pendant trois décennies, ce « modèle » fonctionne assez bien pour reproduire les conditions permettant l’accumulation du capital. Les luttes sociales sont relativement confinées à la négociation des termes de l’exploitation, bien qu’éclatent ici et là des mouvements insurrectionnels. C’est le cas dans certains pays du « tiers-monde », comme à Cuba ou au Vietnam, où se développent de grandes confrontations avec l’impérialisme américain. Parallèlement, l’URSS tente également de consolider son espace, ce qui signifie réprimer les mouvements dissidents et utiliser à son profit les luttes contre l’impérialisme américain. Ces diverses contradictions débouchent sur une période de turbulences à la fin des années 1960. Les soulèvements étudiants et ouvriers dans les pays capitalistes, la victoire du peuple vietnamien et d’autre part, des foyers de résistance ici et là érodent la profitabilité et l’efficacité du capitalisme keynésien et de l’impérialisme. Dans les années 1970 surgit une crise économique, miroir en quelque sorte de cette crise de domination. Elle est complexe et lie des phénomènes de stagnation et d’inflation qui enrayent l’accumulation. À la fin de la décennie, des éléments d’une stratégie de réorganisation capitaliste et impérialiste sont en place, impulsées par l’administration Reagan aux États-Unis et sa « révolution conservatrice ». En gros, cette révolution vise à infléchir le rapport de force dangereusement modifié au profit des prolétaires un peu partout dans le monde.

Une offensive sans précédent est déclenchée pour imposer une régression sociale, tout en encerclant et en agressant militairement divers États du tiers-monde en rébellion (comme le Nicaragua). L’idée est également de briser le bloc soviétique et non simplement de le « contenir », comme cela avait été le cas auparavant. Au niveau des dominants, c’est un profond réalignement. En apparence, il ramène au centre les dinosaures d’avant 1929. En réalité, il s’agit d’un nouveau bloc au pouvoir qui s’impose dans le sillon des politiques néolibérales via les privatisations et le démantèlement des services publics et sociaux.

La « fin de l’histoire » et ses contradictions

En 1989, cette stratégie semble triompher dans le monde. Le bloc soviétique implose. Les États du tiers-monde sont forcés de se soumettre aux « ajustements structurels ». Dans les pays capitalistes avancés, les classes populaires sont précarisées et paupérisées. Un peu plus tard, l’impérialisme américain procède à la « réingénierie » du monde en commençant par le Moyen-Orient (invasion de l’Irak en 1991), tout en forçant l’Europe à se subalterniser à travers diverses crises comme celles des Balkans.

La social-démocratie, qui domine dans la plupart des gouvernements européens, se disloque et prend une autre orientation, « social-libérale », essentiellement selon les termes définis par le néolibéralisme et l’impérialisme américain. L’ex-espace soviétique est rapidement avalé par le capitalisme occidental, propulsant la majorité de sa population dans une régression sociale inégalée dans l’histoire contemporaine.

Mais peu à peu, la victoire du capitalisme théorisée par le politicologue néoconservateur Francis Fukuyama (La fin de l’histoire[1]) est enrayée par une série de profondes contradictions. Le basculement économique dans le sillon des politiques néolibérales conduit à des fractures sociales immenses, qui non seulement poussent une partie du prolétariat vers la misère, mais qui érodent aussi les conditions de vie pour l’ensemble des classes populaires et dites « moyennes ».

La nouvelle domination du secteur financier provoque des aberrations comme la « cannibalisation » des entreprises et l’essor sans précédent d’une vaste « économie de casino » basée sur la spéculation, voire le vol et le pillage. Parallèlement, les puissances capitalistes « émergentes » (comme la Chine) acquièrent des capacités qui leur permettent de questionner l’hégémonie occidentale imposée par les États-Unis via l’OMC et les traités de libre-échange. À l’intérieur de la « triade » (États-Unis, Union européenne, Japon), les contradictions se multiplient, chacun essayant de refouler la crise sur l’autre, essentiellement en manipulant les taux de change.

Entre-temps, éclatent simultanément dans plusieurs pays des révoltes contre la misère et la domination, notamment en Amérique du Sud. Finalement, en utilisant l’« opportunité » offerte par les attentats du 11 septembre 2001, l’impérialisme américain se lance dans une vaste opération militaire en Asie et au Moyen-Orient. Mais l’opération tourne mal. Les peuples en question résistent dans un immense « arc des crises » qui se prolonge de l’Asie du sud-est jusqu’en Afrique. D’autre part, le consensus imposé par Washington éclate alors que les alliés européens et japonais se distancient du projet du « nouveau siècle américain ». On entre alors dans la période contemporaine, dont on peut résumer la nature en un mot : le chaos.

Contours d’une crise en mutation

En dépit de l’apparente restabilisation du capitalisme mondial au début des années 1990, les contradictions atteignent des niveaux vertigineux depuis quelques années. Les « crises financières » sont symptomatiques d’une économie capitaliste profondément gangrenée par une financiarisation débridée. Les outils de régulation sont débordés, aussi bien au niveau national qu’au niveau international (paralysie de l’OMC).

S’ajoute la compétition croissante de la Chine et des autres pays dits « émergents », qui se fait au détriment des pays occidentaux et du Japon. Non seulement la Chine est-elle devenue l’« atelier du monde », un processus qui jusqu’à un certain point s’inscrit dans la lignée du néolibéralisme, mais elle devient aussi une puissance financière, industrielle et technologique aux ambitions mondiales, comme on le voit en Afrique, notamment. Les « optimistes » parmi les économistes occidentaux prétendent que cette irruption de la Chine va forcer à un « rééquilibrage » du capitalisme à l’échelle mondiale, sans préciser quelles en seraient les conséquences (essentiellement négatives) pour les États et les sociétés de la « triade » (Amérique du Nord, Union européenne, Japon). Avec la Chine se profile au sein du BRICS — une catégorie fourre-tout — les autres grands États à vouloir prendre leur place dans le capitalisme mondialisé, où se retrouvent des pays tels que le Brésil, la Russie, l’Inde et l’Afrique du Sud.

Parallèlement, la « guerre sans fin » s’enlise et s’enraye. Non seulement elle accélère la crise économique états-unienne (en amenant les déficits à des niveaux sidéraux), mais elle ne réussit pas à briser la résistance des peuples. Encore là, quelques optimistes prédisent une sortie de guerre « honorable » pour Washington qui pourra « redéployer » ses troupes, mais il est clair qu’il s’agit d’une défaite pour l’impérialisme américain, qui fait bien l’affaire de la Chine, de la Russie et des autres états « émergents ».

C’est dans ce contexte de désorganisation croissante du capitalisme que des mouvements sociaux, « nouveaux » et « anciens » se remettent sur un mode de mobilisation. Dans une large mesure, ce sont des mouvements réactifs qui ont au moins le mérite de jeter de gros grains de sable dans l’engrenage de la domination. Ici et là toutefois, des mouvements tentent de se coaliser et de passer à l’offensive. C’est ce à quoi on assiste dans plusieurs pays d’Amérique latine.

L’évolution de ces situations est cependant erratique, puisque la définition de projets contre-hégémoniques est encore embryonnaire. Une autre question fondamentale en suspens est celle de la nature des alliances sociales en émergence dans les mouvements de résistance. Aux côtés des classes prolétariennes « traditionnelles » émergent de nouvelles identités, notamment autochtones, qui jusqu’à un certain point remettent en question les perspectives traditionnelles de transformation.

« On peut tout prévoir sauf l’avenir » (Groucho Marx)

De bien des façons, la crise actuelle s’apparente à la crise « prolongée » vécue dans le monde occidental et en Asie pendant la première moitié du vingtième siècle. On constate les mêmes ingrédients de crise financière, de chaos politique, d’affrontements inter-impérialistes, de mouvements anti-systémiques. Par contre, la comparaison a aussi ses limites. La crise environnementale, résultat du « développement » capitaliste depuis au moins 200 ans, n’est plus latente, mais actuelle. Elle déstabilise les modèles de régulation capitaliste « traditionnels », basés sur une croissance sans limites de la production matérielle et la sur-utilisation de l’énergie à bon marché (carburants fossiles).

Cette situation rend plus que problématique une sortie de crise vers une sorte de « capitalisme vert », tel qu’évoqué par une partie des dominants dans le monde. Cependant, la crise environnementale déstabilise également les projets contre-hégémoniques. Ceux-ci doivent évacuer les conceptions plus ou moins « romantiques » d’une transition populaire et démocratique basée sur une redistribution des ressources, plutôt que sur la transformation des modes fondamentaux de vivre et de travailler. C’est tout un défi quand on considère que la moitié de l’humanité vit dans la misère. Récemment, les « émeutes de la faim » ont fait ressortir le caractère explosif de ces contradictions.

Si, à une certaine époque, les mouvements sociaux ont espéré le triomphe « imminent » et « inévitable » du socialisme sur les décombres d’un capitalisme en crise, il n’est plus possible aujourd’hui de glisser dans cette pensée naïve. Encore là, pour revenir au passé, le capitalisme est sorti plus fort de la grande crise précédente du XXe siècle. En partie parce que les dominants ont pu le réorganiser et l’imposer par la force autant que par la coercition (l’« hégémonie » selon Gramsci). En partie parce que les dominé-es n’ont pu se coaliser et mener à terme les projets contre-hégémoniques embryonnaires.

Dans ce qui se dessine comme un nouveau face-à-face prolongé, il ne faut pas écarter l’hypothèse d’une aggravation de la crise et du chaos, avec un renforcement des idéologies et des projets militaristes. On le voit un peu partout, le « nouvel ennemi » prend la forme de l’immigrant, du réfugié, du ou de la Musulman-e sous la poussée des projets de la droite et de l’ultra-droite qui parviennent au pouvoir dans plusieurs pays capitalistes. Par ailleurs, en dépit des échecs qui se succèdent, la « guerre sans fin » peut continuer longtemps, en partie parce qu’elle alimente le vaste secteur militaro-industriel, en partie parce qu’elle polarise et divise l’opinion populaire. Il ne faut cependant pas penser que le système capitaliste contemporain va nécessairement évoluer vers le fascisme y compris sous ses formes hystériques (à la Hitler), même si l’hypothèse de Samir Amin (un capitalisme sénile, moribond et poussé à ses extrêmes) ne doit pas être non plus évacuée[2].

Reste le « facteur » humain, aussi imprévisible qu’incontrôlable. Certes, comme le rappelle Marx, « les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans des conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé »[3]. Et cette histoire est une longue accumulation de processus et de forces, qui ne peut être « surmontée » par simple volontarisme. Mais il faut alimenter davantage la réflexion. Qu’est ce qui a fait que la Chine, par exemple, n’a pas évolué vers la dislocation, la colonisation et la régression sociale ?

Pourquoi les ouvriers et les soldats rouges soviétiques ont-ils échoué dans leur projet ? Qu’est-ce qui fait que des Autochtones mexicains ou boliviens réussissent à bloquer la perpétuation de la colonisation orchestrée par les élites ? Qu’est-ce qui fait que les prolétaires français refusent de capituler devant la droite et le social-libéralisme?

Autant de questions qui révèlent les limites d’une analyse des tendances « structurelles » de la crise actuelle. Celle-ci n’est pas « programmée » d’avance, elle est la cause et en même temps le résultat des contradictions sociales. Elle ouvre et ferme les portes de l’avenir, qui reste un chantier sur lequel les luttes sociales, les mouvements contre-hégémoniques peuvent et doivent peser.

En résumé et pour ne pas conclure

Nous sommes déjà dans une crise prolongée. Ce n’est pas nécessairement la « fin du capitalisme », mais la fin d’une certaine forme de capitalisme qui a assuré l’accumulation du capital et l’exploitation des dominé-es pendant pratiquement un demi-siècle. Dans ce contexte, d’un point de vue capitaliste, il n’y a pas de retour en arrière possible. Aussi et pour cela, la social-démocratie, le « versant populaire » du keynésianisme, n’est plus un projet crédible. Par ailleurs, la crise va s’aggraver en adoptant diverses formes (crise « financière », crise « alimentaire », crise « énergétique ») de plus en plus dramatiques, y compris par des guerres.

La construction d’un projet contre-hégémonique, « altermondialiste », doit non seulement confronter le capitalisme contemporain (le néolibéralisme), mais aussi le « modèle original », et imaginer un autre monde. L’utopie (au sens positif du terme) est d’élaborer, dans la lutte, un autre mode de vivre, de produire, de distribuer et de partager les ressources. Certes pour élaborer un tel projet, il faut de nouveaux « outils » qui vont œuvrer à construire une nouvelle hégémonie, à coaliser (sans niveler) les dominé-es à travers l’ensemble des sociétés et des nations, bref à bâtir le socialisme du XXIe siècle.


Notes

[1] Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homm, Paris, Flammarion, 1993.

[2] Voir à ce sujet son texte, Les nouvelles classes dominantes et la fin de la civilisation bourgeoise.

[3] Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte, Paris, Éditions sociales, 1971.

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