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La crise du gouvernement du Parti Québécois1

Texte de Gilles Dostaler, parmi les textes des Cahiers du socialisme que Pierre Beaudet a publié à nouveau en 2005.

Pendant que le débat politique reste enlisé entre un « oui » hésitant et ambigu et un « non » qui dit n’importe quoi y compris des menaces, le Québec et le Canada, comme tous les pays capitalistes, sont dans une tempête. Le capitalisme mondial mis à mal par les luttes populaires et la résistance à l’impérialisme américain dans les années 1970 repart à l’offensive, d’où l’élaboration des politiques dites néolibérales, qui sont un véritable assaut contre les acquis arrachés par les couches populaires durant les « trente glorieuses ». La gauche pour sa part tente avec de grandes difficultés d’expliquer que la crise politique québécoise et canadienne s’inscrit dans une crise beaucoup plus large, qui est celle de l’accumulation du capital à l’échelle mondiale. Les piteuses tentatives du gouvernement du PQ de « gérer la crise » par des politiques d’austérité copiées sur celles de l’administration Reagan aux États-Unis non seulement ne réussissent pas à restabiliser l’économie québécoise, mais elles se font au détriment des mêmes populations qui sont censées participer à la victoire du projet de souveraineté-association. Cherchez l’erreur !

Dans ce texte, Gilles Dostaler, qui enseigne alors au département d’économie de l’UQAM, livre une brillante analyse de cette crise structurelle qui explique clairement pourquoi le gouvernement du PQ « mène exactement la même politique d’agression contre les travailleurs que le gouvernement canadien et que tous les gouvernements des pays capitalistes ». Il conclut que «la seule indépendance possible et réalisable au Québec implique une rupture avec le marché capitaliste nord-américain, non pas une plus grande intégration de ce marché. Elle ne pourra donc être réalisée que par un mouvement politique dont l’objectif est d’abord l’instauration du socialisme ». (Introduction de Pierre Beaudet)

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Il n’y a pas de conjoncture économique ou, plus exactement, il n’y a pas de conjoncture qu’économique, au sens que prend aujourd’hui le mot économie, car ce mot renvoie, dans le discours dominant, à un mécanisme naturel dont les lois s’imposeraient aux hommes, contraignant leurs choix. Il fut un temps où Dieu exerçait cette contrainte et où les prêtres en étaient les interprètes et modelaient l’idéologie dominante. Ce rôle est aujourd’hui tenu par les économistes, théoriciens des contraintes que la rareté impose aux choix des hommes.

La conjoncture renvoie à l’ensemble des rapports de force en jeu dans une société, à un moment donné. Elle ne peut être comprise qu’au sujet de l’ensemble des dimensions sociales. L’évolution des « variables économiques », salaires, prix, profits, taux d’intérêt et taux de chômage renvoie aux luttes sociales, plus précisément aux luttes entre classes sociales, et non pas à une quelconque « loi naturelle ». La conjoncture est caractérisée par une tendance « dépressive » de la plupart de ces indices. Cette tendance renvoie à des phénomènes plus profonds, à d’importants bouleversements dans les pays capitalistes, à des luttes sociales qui ont imprimé une marque particulière aux années qui ont suivi la croissance économique d’après-guerre, quasi ininterrompue jusqu’en 1965.

C’est à quoi renvoie, de manière synthétique, le mot « crise », encore que ce mot tienne souvent lieu d’explication. Autant les économistes, hommes d’affaires et politiciens évitent-ils l’utilisation de ce terme suspect en lui préférant les expressions plus neutres de difficultés économiques, marasme, morosité, dépression ou – au pire – récession, autant le mot « crise » est-il galvaudé et tient-il lieu d’explication dans une certaine logomachie.

Il y a la crise et ce qu’on appelle les « mesures de crise de la bourgeoisie ». Au mieux, on relie cette réalité à une version mécaniste et simpliste de l’analyse marxiste du mouvement du taux de profit. De réalité complexe dont l’analyse constitue une urgence, la crise est devenue dans ce cas un slogan politique.

Dans la première partie de ce texte, nous caractériserons les indices et les symptômes de la crise actuelle des économies capitalistes, crise qui s’étend d’ailleurs désormais au monde dit socialiste. Nous ferons ensuite état des diverses analyses qui sont proposées des crises du capitalisme. Compte tenu des contraintes qu’impose le cadre d’un article, cette présentation sera laconique, se voulant surtout le point de départ de réflexions et de discussion2.

Nous examinerons enfin l’attitude du gouvernement actuel du Québec dans cette conjoncture, tel qu’il agit – ou tente d’agir – sur elle. Cette conjoncture sert de révélateur.

Il apparaîtra que le gouvernement du Québec, dans les limites de ses pouvoirs, gère cette situation comme tout gouvernement qui défend les intérêts des classes dominantes. Ce n’est pas, contrairement à ce qu’on essaie de nous faire croire, parce qu’« on n’a pas le choix ». Ce n’est pas non plus par machiavélisme, ou par suite de la trahison d’un idéal « social-démocrate ». Cela découle de la nature même des rapports entre les classes sociales au Québec actuellement, et de la place du parti québécois dans cette configuration3. Nous indiquerons, en conclusion, dans quelle direction une autre issue à la crise pourrait être cherchée.

De la récession de 1974 à celle de 1979

Le monde capitaliste est en proie à des difficultés qui s’aggravent de semaine en semaine. L’état d’inquiétude que cette situation suscite se manifeste en particulier par la hausse phénoménale du prix de l’once d’or, passé de 230 $ au début de l’année à 442 $ le 2 octobre, sur le marché de Londres. Plus généralement, on assiste depuis l’été à une flambée spéculative des prix des métaux et d’autres matières premières. Il s’agit là des manifestations superficielles de phénomènes plus profonds. Dans son rapport annuel publié le 16 septembre, le Fonds monétaire international, après plusieurs autres organismes, prévoit pour les mois à venir un ralentissement de la croissance, une hausse des taux de chômage et une accélération de l’inflation dans tous les pays capitalistes, « développés » ou non. L’organisme, qui regroupe cent trente-six pays, dit douter des capacités des pays industrialisés à compenser par des politiques expansionnistes les effets de la récession qui se développe aux États-Unis.

Cette récession a commencé à se développer au deuxième trimestre, alors que le produit national brut en prix constants a baissé au taux annuel de 2.3% aux États-Unis. La hausse de 2.4 % enregistrée au troisième trimestre ne constitue manifestement qu’une accalmie. L’indice des prix à la consommation grimpe actuellement au rythme de 13 à 14 %. Le taux d’escompte de la Réserve fédérale, la banque centrale américaine, a atteint le sommet historique de 12 % le 6 octobre, ce qui entraîne une hausse cumulative sans précédent de la structure des taux d’intérêt dont l’effet récessionniste se fera sans doute sentir brutalement. Signe des temps, la bourse de New York a connu le 9 octobre un « mardi noir », alors que les cours des actions ont baissé de 3 %. On commence à évoquer le spectre du krach boursier intervenu un fameux « jeudi noir », il y a maintenant un demi-siècle, en 1929.

Les effets de cette situation sur l’économie canadienne, dont plus de 70 % des exportations sont absorbées par les États-Unis, sont brutaux et immédiats. Le produit national brut en dollars constants a baissé au taux annuel de 2.7% au second trimestre 1979, après avoir connu une hausse de 6.4.% au premier trimestre. Ceci n’empêche pas l’accélération de l’inflation, l’indice des prix à la consommation ayant augmenté de 9.6 % entre septembre 1978 et septembre 1979. Comme d’habitude, le Canada se situe en haut de l’échelle des pays industrialisés en ce qui concerne les taux de chômage. Alors qu’il est de 5.8 % aux États-Unis en septembre, il est de 7.1% au Canada et de 9.1% au Québec. À la hausse des taux d’intérêt aux États-Unis, la Banque du Canada a réagi en portant le taux d’escompte au niveau record de 13 % le 9 octobre. La bourse de Toronto a réagi le même jour en connaissant la plus considérable chute des cours des actions de son histoire. Alors que cette mesure était destinée à protéger la valeur du dollar canadien, celui-ci est tombé une semaine plus tard sous la barre des 85 cents américains, pour la première fois depuis le mois de juin 1979. Nous assistons donc à une réédition des événements de 1974 et 1975. Rappelons que pour la première fois depuis la guerre, l’année 1974 avait vu se développer une véritable récession à l’échelle de l’ensemble des économies capitalistes. À une période de forte croissance, de spéculations intenses sur tous les marchés et d’accélération de l’inflation dans tous les pays avait succédé, à partir du premier semestre de 1974, une baisse de la production atteignant près de 15 % dans l’ensemble des pays de l’OCDE jusqu’au milieu de 1975 et provoquant partout une hausse de chômage sans précédent depuis les années trente. Pour la première fois depuis vingt-cinq ans, le commerce international se contractait de 10 %. Accumulation de stocks invendus, réduction massive des programmes d’investissements, baisse des revenus réels distribués, crises de liquidité, tous les symptômes de la grande crise de 1930 se trouvaient réunis, à des degrés divers selon les pays. Contrairement toutefois à ce qui s’était passé à partir du déclenchement de la baisse de production au deuxième trimestre de 1930, mouvement qui s’est poursuivi jusqu’au milieu de 1932, dès le milieu de 1975, la récession était interrompue et la croissance semblait vouloir reprendre dans la plupart des pays capitalistes. Cette reprise apparaît toutefois maintenant artificielle. Elle s’est manifestée par une augmentation des dépenses de consommation et des dépenses gouvernementales, mais une stagnation des investissements productifs . Elle est alimentée par un accroissement phénoménal de la dette des particuliers et de la dette publique, qui rend extrêmement fragile la structure financière de l’économie américaine devenue une véritable « économie de la dette ». Elle est liée d’autre part à la dévalorisation du dollar américain qui a contribué, en particulier, à ramener en 1978 le prix réel du pétrole à son niveau d’avant l’automne 1973. En réalité, dans la plupart des pays de l’OCDE, la croissance s’essouffle dès le milieu de 1976 ; au Canada, les taux de chômage ne cessent d’augmenter, passant de 6.9 % en 1975 à 8.4 % en 1978. Le sommet de Bonn, en juillet 1978, n’a été suivi d’aucun résultat concret5 . C’est ainsi que se sont accumulés, au milieu de l’année 1979, tous les signes avant-coureurs qui se trouvaient rassemblés à l’automne 1973 dont, en particulier, l’accélération – à des degrés divers selon les pays – des rythmes d’inflation6 .

Une crise qui s’approfondit depuis dix ans

En réalité, c’est depuis au moins dix ans que s’accumulent les symptômes d’un « dérèglement » du fonctionnement des économies capitalistes, qui ont connu, à partir de la fin de la guerre, une période d’une vingtaine d’années de croissance rapide, quoique marquée de « fluctuations cycliques » dont les creux sont désignés par le terme évocateur de « dépressions ».

C’est d’abord par une détérioration des relations économiques internationales, plus exactement des relations financières internationales, que les problèmes de fonctionnement du capitalisme se sont manifestés. Un système monétaire international avait été mis en place à Bretton Woods en 1944, système consacrant sur le plan monétaire la suprématie des États-Unis à qui il était permis de financer leurs investissements extérieurs comme leurs aventures militaires – les secondes servant à protéger les premiers – par une émission de dollars et donc par un déficit permanent de leur balance des paiements.

En 1967, deux événements indiquaient que ce système était grippé : la dévaluation de 14.3 % de la livre sterling et le retrait de la France du « pool de l’or » destiné à garantir le prix de l’or, fixé à trente-cinq dollars l’once par les accords de Bretton Woods. La mise en place d’un double marché de l’or en 1968 ouvrait la crise de ce système, qui s’est écroulé le 15 août 1971, au moment où le président Nixon décrétait la fin de la convertibilité en or du dollar américain. Un accord signé à Washington en décembre 1971 décidait une dévaluation de 8.5 % du dollar américain. Une nouvelle dévaluation de 10 %, annoncée le 12 février 1973, ne réglait aucunement le problème posé par la tendance à la baisse du dollar – arme d’ailleurs efficace pour contrer la croissance des économies allemande et japonaise. La dissolution du marché double de l’or le 15 novembre 1973 consacrait la fin de tout fonctionnement ordonné du système monétaire international et le début du flottement généralisé des monnaies. Ce n’est toutefois qu’au sommet de la Jamaïque, au début de 1976, qu’on s’est entendu sur l’abolition du prix de l’or et la légalisation du flottement des monnaies, mesures que le Fonds monétaire international n’officialise toutefois qu’en avril 1978. Toutefois, l’or, juridiquement « démonétisé », n’en demeure pas moins une importante réserve monétaire officieuse. La hausse continuelle de son prix en dollars illustre l’état de crise, permanent depuis 1973, du système monétaire international.

Dès le départ, c’est donc à l’échelle mondiale qu’on peut diagnostiquer une crise du fonctionnement du capitalisme, la crise financière étant elle-même la surface de mouvements plus profonds. Manipulations des taux de change, mesures diverses de protectionnisme et luttes féroces pour les marchés – dont le dernier épisode est la course à l’immense « marché chinois » – consacrent un état de guerre économique généralisée entre les pays, les sommets périodiques de chefs d’État, comme les récents accords du GATT signés à Genève le 11 juillet 19797constituant des armistices sans conséquence. Cette guerre est elle-même effectivement liée à des problèmes auxquels fait face chacune des économies capitalistes. Les mesures annoncées par Nixon en août 1971 étaient ainsi destinées à faire porter par les autres pays capitalistes le poids des difficultés économiques internes aux États-Unis. Le 9 septembre 1971, Nixon déclarait devant le Congrès : « Nous resterons une nation bonne et généreuse, mais le moment est venu de prêter également attention aux propres intérêts de l’Amérique »8. Nixon décidait ainsi un gel des prix et des salaires et des allègements fiscaux pour stimuler les investissements. Cela indiquait la présence de problèmes internes plus importants, caractérisée par le double symptôme suivant : la montée simultanée de l’inflation et du chômage. Dès 1965, les États-Unis ont commencé à connaître une accélération des taux annuels d’augmentation de l’indice des prix à la consommation. Or, ce mouvement ne s’est pas interrompu durant la dépression de 1970-71, qui a vu, à la fois, le taux de chômage passer de 3.5 à 5.5 % et le taux de hausse annuelle de l’indice des prix à la consommation atteindre 5 %. Pour rendre compte de ce phénomène qui contredit les enseignements de la théorie économique traditionnelle, les économies ont forgé le mot de stagflation (stagnation + inflation). Ce problème ne se pose pas qu’aux États-Unis. À des moments différents, entre la fin des années soixante et le début des années soixante-dix, tous les pays capitalistes développés ont commencé à connaître, d’une part, un ralentissement du rythme de croissance économique et, d’autre part, une accélération de l’inflation. Alors que la moyenne annuelle de hausse de l’indice des prix à la consommation pour les pays membres de l’OCDE se situait à 3.4 % pour la période 1961-1970, elle est passée à 8.7 % entre 1971 et 1979. La récession de 1974-75 est particulièrement significative à cet égard. On a déjà noté sa brièveté par rapport à celle de 1930. La deuxième grande originalité par rapport à la situation prévalant en 1930 est le maintien de la hausse des prix en dépit de la chute de la production. En 1931, l’indice des prix à la consommation a baissé de quelques points de pourcentage dans la plupart des pays capitalistes. En 1975, la hausse de cet indice s’est maintenue en moyenne à 10.5 % dans les pays de l’OCDE, après avoir atteint 13.2 % en 1974. Tel est le symptôme principal du caractère spécifique de la crise économique actuelle.

La crise

Il n’y a pas une seule cause de la crise, qu’il s’agisse de la récurrence des taches solaires ou des mauvaises récoltes, d’une émission excessive de monnaie, d’obstacles au fonctionnement des marchés, d’insuffisance de la demande effective, de déséquilibre entre les secteurs de la production ou de baisse tendancielle du taux de profit. En ce domaine comme ailleurs, la recherche obstinée de la pierre philosophale peut mener à bien des déboires et des déceptions.

Aussi, rendre compte de la crise, c’est simultanément rendre compte de la « non-crise », de sorte qu’on puisse même mettre en question l’utilisation du mot « cause » ou « origine » de la crise. Puisque la crise et l’absence de crise, la crise et la croissance, sont des modalités de fonctionnement des économies capitalistes, c’est-à-dire de l’accumulation du capital. Le capitalisme sans crise n’est pas le capitalisme. Cela fut mis en lumière, en particulier par Marx.

L’histoire du développement du capitalisme est donc celle d’une succession de phases d’expansion et de crise9. Dès le début du dix-neuvième siècle, on constatait la récurrence de cycles d’une périodicité d’environ dix ans. Parfois, les phases de « convulsions » – comme on les appelait – étaient particulièrement graves. Il en fut ainsi durant les années qui ont précédé les bouleversements révolutionnaires de 1848 en Europe. Entre 1873 et 1896, les pays capitalistes traversent une longue période de dépression qui précède l’extension de l’impérialisme et des monopoles, la montée de l’économie américaine et le déclin de l’économie britannique. La Première Guerre mondiale est suivie d’une crise en 1921, puis de quelques années de croissance euphorique brutalement interrompue en 1929. Le capitalisme traverse alors une longue période de crise qui s’achève avec la Deuxième Guerre mondiale. De chacune de ces longues périodes de stagnation, les économies capitalistes sortent profondément transformées et mûries. Le rapport salarial qui en constitue le fondement s’est étendu. Le règne de la marchandise, parallèlement, s’est élargi. Toujours plus de choses « s’achètent et se vendent ». La centralisation et la concentration du capital se sont approfondies. Le marché mondial a pris de plus en plus d’importance. Les travailleurs, réprimés durant la crise, voient leur niveau de vie s’améliorer. Les conditions de travail se modifient profondément.

Les analyses traditionnelles

On croyait donc que la phase d’expansion inaugurée pendant la Seconde Guerre mondiale allait se poursuivre indéfiniment. Keynes avait découvert la cause des récessions cycliques, l’insuffisance de la demande effective, et proposé des moyens de la contrer : l’intervention de l’État dans l’économie, les politiques fiscales et monétaires10. Les gouvernements en arrivaient même à utiliser ces instruments, à gérer la conjoncture à des fins électorales, au point où Kalecki – qui avait fait, avant Keynes, les mêmes découvertes que ce dernier, en s’inspirant par ailleurs de Marx – avait parlé de la transformation des cycles d’affaire en « cycles politiques »11.

Et voilà que tout recommence, ce qui provoque une résurgence de réflexions sur les crises. Trois grands courants d’explication peuvent être distingués. Il y a d’abord la remise en cause, par un courant conservateur, de la théorie keynésienne. Comme en 1930, on explique la crise par les obstacles au libre jeu du marché, et en particulier le marché du travail. Les pratiques restrictives des syndicats, monopoles sur le marché du travail, la générosité des programmes d’assurance-chômage et de sécurité sociale, la fixation légale d’un salaire minimum à un niveau trop élevé, empêcheraient le « prix du travail » de s’établir à un niveau qui garantisse le plein emploi. Non seulement Keynes a-t-il définitivement démontré en 1936 la faiblesse théorique de cette analyse, mais de plus, le déroulement concret de la crise de 1930 a démontré que les remèdes qui en découlent ne peuvent qu’aggraver le mal. Le rétablissement des profits ne fut pas provoqué par la baisse des salaires, mais par la relance amenée par les remèdes keynésiens. Malgré son démenti à la fois au niveau des faits et de la théorie, ce courant de pensée domine de plus en plus aujourd’hui. C’est celui qui fait la manchette des journaux et alimente les discours des hommes politiques. À ce courant se rattache l’opinion selon laquelle les salaires sont responsables de l’inflation.

Un deuxième type d’explication est avancé aussi bien par les néolibéraux que les keynésiens. Il s’agit d’expliquer la crise – la « rupture de l’équilibre » – par des erreurs de politique économique. Pour les néolibéraux, inspirés par Friedman, il s’agit de l’émission excessive de monnaie et des politiques de déficit budgétaire de l’État, qui contribuent d’autre part à perturber le fonctionnement des marchés – en ce sens cette analyse complète plutôt qu’elle contredit la première. Pour les keynésiens, il s’agit d’une mauvaise utilisation par l’État des instruments de gestion de la conjoncture : erreurs de prévision, mauvais choix des instruments, poursuite d’objectifs contradictoires. C’est ainsi qu’on a récemment rendu compte du maintien de taux élevés de chômage au Canada malgré la reprise amorcée aux États-Unis après 197512.

Les deux courants d’explication précédents renvoient à une vision fonctionnaliste de l’économie et ils ne sont fondamentalement pas contradictoires. La crise serait provoquée par un choc exogène qu’une politique économique correcte – cette politique ne soit-elle que le rétablissement autoritaire de la libre concurrence sur tous les marchés – permettrait de corriger. Un troisième courant d’explications relie au contraire la crise aux modalités de fonctionnement du capitalisme, et plus particulièrement à l’accumulation du capital.

À ce courant se rattache un certain nombre de théoriciens inspirés par Keynes, mais surtout l’ensemble des analyses inspirées par Marx. Les crises économiques étant généralement accompagnées de crises de la « science économique », aujourd’hui comme dans les années trente, les analyses de Marx reviennent à l’ordre du jour.

Les analyses marxistes

Or, ces analyses ne sont pas simples. On trouve chez Marx une étude du fonctionnement et des lois d’évolution du capitalisme. On n’y trouve pas d’analyse systématique et unifiée des crises. Au tournant du siècle, au sortir de la longue dépression de 1873-1896, un large débat sur cette question s’est développé entre les théoriciens marxistes13, débat qu’il est d’ailleurs fort utile de réexaminer aujourd’hui. De la même manière, les événements qui se succèdent depuis une dizaine d’années ont suscité une série d’études qui renouvellent l’analyse marxiste traditionnelle des crises14. Par analyse traditionnelle, nous entendons cette présentation qui relie mécaniquement les crises à une interprétation mécaniste, technologique – au demeurant ricardienne – de la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit ». Nous ne sommes pas loin, dans ce cas, des thèses à caractère fonctionnaliste postulant un fonctionnement naturel de l’économie, et c’est d’ailleurs chez des auteurs inspirés par Walras qu’on trouve les formalisations les plus sophistiquées de la « loi de la baisse tendancielle du taux de profit ».

À l’intérieur même du courant marxiste, plusieurs explications de la crise se heurtent donc, aujourd’hui comme au tournant du siècle. Un courant qu’on pourrait qualifier de tiers-mondiste – et qu’on peut associer en particulier aux noms de Samir Amin et d’André Gunder Frank15 – met l’accent sur les modifications des rapports de force à l’échelle internationale, et en particulier sur la lutte entre le capital des centres impérialistes et les peuples exploités de la périphérie, se satisfaisant par ailleurs d’analyses sommaires des mécanismes à l’œuvre à l’intérieur des économies capitalistes. Des thèses développées en particulier par Baran et Sweezy16 mettent l’accent sur la saturation de la demande et la disparition des occasions d’investir déclenchant la tendance inhérente à la stagnation – qui serait artificiellement interrompue dans les phases de croissance, en particulier par le gaspillage et les dépenses militaires. De leur côté, les théoriciens du capitalisme monopoliste d’État17 soulignent les modalités et l’évolution du soutien de l’État au grand capital pour contrecarrer la tendance à la baisse du profit et à la « suraccumulation ». D’autres mettent l’accent sur le développement disproportionné entre les secteurs, sur le développement inégal de la consommation et de l’investissement. Ces thèses, souvent, se recoupent et se renvoient l’une à l’autre. Certaines s’appuient sur la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, diversement interprétée. Gérard Dumenil a récemment montré que dans le texte même de Marx, cette loi renvoie à au moins trois processus distincts18.

Cela n’est pas le signe d’une impuissance du cadre marxiste à analyser la crise, bien au contraire. Tous ces auteurs mettent en relief l’un ou l’autre aspect qui se manifeste au moment où se bloque le processus d’accumulation du capital. Ils errent lorsqu’ils cherchent à identifier une « cause ultime » et mécanique de la crise, et qu’ils en oublient de ce fait le fondement du fonctionnement du capitalisme : le rapport salarial, et donc la lutte des classes. Ce n’est que par référence à cette réalité, et non pas à un mouvement – au demeurant impossible à mesurer – de la « composition organique du capital » que la loi de mouvement du taux de profit, de la surproduction et de la dévalorisation du capital prend sens.

À cet effet, il est utile de substituer – ou de compléter – l’analyse en termes de lois par une étude en termes de régulation, comme cela est suggéré dans une série de travaux récents19 qui s’appuient sur une réinterprétation des concepts fondamentaux de l’analyse marxiste, en particulier de ceux de marchandise et de valeur20. Dans l’analyse marxiste, la « loi économique » désigne une tendance à long terme, par opposition à « l’équilibre » instantané à l’analyse fonctionnelle duquel se limite la théorie économique dominante.

La régulation désigne l’ensemble des modalités de reproduction du rapport fondamental du capitalisme : le rapport salarial. Le rapport salarial se manifeste, entre autres, par la répartition du revenu entre la masse des profits et celle des salaires, mais il s’agit là des manifestations superficielles de rapports noués au niveau de la production. Ainsi le rapport salarial, qui se traduit par la partition du champ de la valeur entre la plus-value et la valeur revenant – sous forme de salaires – aux travailleurs, est inscrit au cœur même des processus de travail et de production. Telle est une des différences fondamentales entre l’approche marxiste qui fonde les rapports de classe dans la production et l’approche de l’économie politique qui distingue des lois naturelles de la production des « règles humaines de la distribution ». Les analyses qui lient la crise à une vision mécaniste de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit rejoignent ainsi la dernière plutôt que la première de ces approches.

La régulation renvoie à l’articulation de l’accumulation du capital et du rapport salarial, le premier processus étant à la fois fondé sur et limité par le second. Ces limites peuvent se transformer en obstacles qui finissent par bloquer l’accumulation du capital. Il faut alors que se transforment les modalités de la régulation pour que reprenne, sur des bases nouvelles, l’accumulation du capital. Tel est le rôle de la crise. Elle le réalise à travers ce qu’on appelle les « réorganisations industrielles », la transformation des processus de travail, celle des modes de discipline à l’usine, la modification des conditions de vie des travailleurs. Chaque crise se termine d’ailleurs par une extension du rapport salarial.

C’est ainsi que la crise des années trente a trouvé son issue dans une extension et une modification du rapport salarial que certains auteurs caractérisent en parlant du passage du taylorisme au fordisme. Au taylorisme était associée la parcellisation du procès (processus ?) de travail qui permet d’enlever aux ouvriers la maîtrise de leur travail et d’intensifier l’exploitation. Au fordisme sont associées la production et la consommation de masse. À la transformation du processus de travail et à sa mécanisation toujours plus poussée sont associés, cette fois, une transformation des conditions de négociation salariale (extension de la convention collective), un bouleversement dans le type de consommation et le mode de vie des travailleurs, une extension de plus en plus généralisée du règne de la marchandise.

C’est manifestement dans une nouvelle phase de rupture de la régulation que les économies capitalistes sont entrées depuis une dizaine d’années. L’accumulation du capital ne peut se poursuivre sur les bases dégagées après la crise des années trente. En témoigne, en particulier, le retournement aux États-Unis, à partir de 1965, de l’évolution de la productivité. À un taux annuel moyen d’augmentation de la productivité de 3.5 % entre 1947 et 1966 succède une augmentation moyenne de 1.7 % entre 1966 et 197421. Le même renversement s’observe dans la plupart des pays capitalistes. Aux efforts des entrepreneurs pour contrer l’effet de ce mouvement sur l’évolution des profits, les travailleurs répondent par des luttes importantes dans les dernières années de la décennie précédente.

Les nouvelles modalités de la régulation rendent compte des caractéristiques de la crise actuelle, en particulier la persistance de l’inflation pendant la récession. Les économies contemporaines sont ainsi caractérisées, d’une part, par un degré élevé de «monopolisation », d’autre part, par des mécanismes de négociations salariales et d’organisation qui n’avaient pas cours, du moins à un degré aussi avancé, avant 1930. Ces mécanismes de négociation – en premier lieu la convention collective – comme la puissance, toute relative du reste, des syndicats permettent aux travailleurs de résister plus adéquatement qu’avant aux tentatives de restructuration brutale et de réorganisation de l’économie qui se traduisaient, en 1930, par des mises à pied massives et des compressions salariales. Cette résistance varie d’ailleurs en fonction du degré d’intégration de la classe ouvrière. Ainsi est-elle plus faible en Amérique du Nord, où les taux de chômage, comme la mobilité de la maind’œuvre, sont plus élevés qu’en Europe. Ce qui précède ne signifie pas pour autant qu’une moindre résistance des travailleurs aux pressions des bourgeoisies permettrait une « sortie » plus rapide de la crise ; bien au contraire, elle se traduirait sans doute par une dépression cumulative accentuée par la baisse de la demande, processus qui a eu cours dans les années trente et dont Keynes a donné la description.

Le degré de monopolisation de l’économie, quant à lui, mesure la capacité de résistance des entreprises aux baisses de prix face à la diminution des débouchés qui caractérise la crise, et donc la possibilité de maintien de taux de profit. L’inflation constitue, de ce fait, un moyen, pour les entreprises en position de force, de reporter sur l’ensemble de l’économie les pertes de valeur accentuées pendant la crise. Il est évident d’autre part que les mécanismes de l’émission monétaire, en particulier le processus d’accroissement de la dette, permettent que se concrétise ce mouvement. Ils constituent de ce fait une « condition permissive » de l’inflation, mais n’en sont pas pour autant une cause comme le croient les monétaristes22.

Ce qui précède caractérise la situation à l’intérieur des pays. Il ne faut pas négliger, d’autre part, les modalités de fonctionnement à l’échelle mondiale, c’est-à-dire les modalités de relations entre les économies nationales. Les caractéristiques concrètes de ces relations expliquent aussi certains caractères de la crise actuelle. La crise est un moment de réorganisation du rapport salarial. Elle est, parallèlement, un moment de réorganisation des « relations économiques internationales ». En 1950, les États-Unis comptaient pour 70 % de la production occidentale. En 1970, cette part était réduite à 49 %. Ce simple fait illustre une importante modification des rapports de force qui donne à la crise actuelle certains de ses traits particuliers. Il s’agit d’une part de la montée des capitalismes européens – allemand en particulier – et japonais, et de la concurrence de plus en plus exacerbée entre ces deux pâles et les États-Unis, que concrétise la crise du système monétaire international. Il s’agit d’autre part de ce qu’on appelle la montée du « Tiers Monde » dont le pillage a constitué un élément essentiel de la prospérité occidentale d’après-guerre. La « crise du pétrole » est l’illustration la plus claire de ce dernier phénomène. C’est ainsi que la crise actuelle est, comme les précédentes du reste, simultanément une crise de l’accumulation du capital et du rapport salarial à intérieur des économies capitalistes, et une crise des relations économiques internationales, les deux mouvements se renforçant mutuellement.

La crise structurelle au Québec

La crise n’épargne pas le Québec, bien au contraire. Le Québec est une région d’un pays capitaliste développé, dont l’économie est d’ailleurs fortement intégrée à celle des ÉtatsUnis. Le parti actuellement au pouvoir à Québec ne semble pas avoir le projet de modifier sensiblement cette donnée essentielle de la situation présente. Au Québec, n’en déplaise à plusieurs, on retrouve les mêmes classes sociales que dans les autres pays capitalistes.

La crise économique que traversent les économies capitalistes frappe le Québec plus brutalement que, par exemple, l’Ontario, pour des raisons qui sont aujourd’hui bien connues. Comme les autres provinces du Canada, l’économie québécoise est largement « ouverte », c’est-à-dire que plus de 30 % de la production sont exportés. Comme dans les autres provinces, les hauteurs dominantes de l’économie sont la propriété d’intérêts étrangers, plus particulièrement américains. Il y a cependant plus au Québec, soit une structure industrielle archaïque et désarticulée. Pour reprendre les termes d’une étude du Ministère de l’Industrie et du Commerce : « l’armature de l’économie québécoise est beaucoup trop faible pour assurer un développement suffisant et harmonisé »23 : faiblesse au niveau du développement de l’industrie lourde, forte dépendance à l’égard des « secteurs mous », à faible développement de la productivité. Le Québec est un exportateur de matières premières et un importateur de produits finis. Un chiffre, en particulier, illustre cette réalité. En 1977, la productivité exprimée en termes de valeur ajoutée par travailleur était au Québec de 24 650 $ et en Ontario de 28 780 $, soit une différence de 16.8 %. En même temps, le salaire était de 12 710 $ au Québec et de 14 200 $ en Ontario. En 1978, selon des chiffres publiés récemment par Statistique Canada, le revenu personnel par habitant était au Québec de 7 628 $ et en Ontario de 8 735 $, soit un écart de 14.5 %.

Il ne nous appartient pas, ici, de décrire les causes de cette faiblesse structurelle de l’économie québécoise. Ce travail a été accompli à plusieurs reprises24. Il renvoie, d’une part, au phénomène de l’inégal développement régional qui caractérise le capitalisme, d’autre part, à la nature des rapports entre les deux principaux groupes ethniques au Canada et à la nature des alliances de classes. Retenons une conséquence majeure dans la conjoncture présente : les taux de chômage sont toujours systématiquement plus élevés au Québec qu’en moyenne au Canada et plus particulièrement en Ontario. Voici la hiérarchie pour l’année 1978 : États-Unis, 6.1 % ; Ontario, 7.2 % ; Canada, 8.4 % ; Québec, 10.9 %.

Tel est le principal « problème économique » auquel sont généralement confrontés les gouvernements québécois.

Il convient d’autre part de mentionner un facteur important tenant compte de certains caractères spécifiques de la situation socio-économique au Québec : le niveau de combativité lus élevé de la classe ouvrière, le « radicalisme » du mouvement syndical par rapport au mouvement syndical dans le reste du Canada et, surtout, aux États-Unis. Le syndicalisme pratiqué au Québec se rapproche évidemment plus du syndicalisme d’affaires que de certaines formes de syndicalisme révolutionnaire qu’on retrouve par exemple en Europe. Il n’en reste pas moins que depuis une dizaine d’années, on a assisté – en fait, les racines de ce mouvement sont beaucoup plus anciennes – à une radicalisation graduelle du discours des centrales syndicales, à une mise en question de plus en plus ouverte et articulée du fonctionnement capitaliste de l’économie, ainsi qu’à une radicalisation des formes de luttes. Les fronts communs des secteurs public et parapublic ont constitué, en 1972 et 1976, des événements politiques importants25. Le dénouement du second a contribué à préparer la défaite de Bourassa et la victoire du Parti Québécois, le 15 novembre 1976.

La conjoncture politique

La prise de pouvoir par le Parti Québécois en novembre 1976 constitue un événement politique d’une portée considérable pour le Québec, et contribue à donner un caractère très particulier aux affrontements sociaux liés à -la crise économique. À cette conjoncture économique s’ajoute en effet une activation de ce qu’on appelle la question nationale. Le Parti Québécois prétend vouloir régler cette question en négociant, avec le reste du Canada, à la suite d’un référendum, les modalités d’une souveraineté-association, permettant au Québec de rapatrier un certain nombre de pouvoirs actuellement centralisés à Ottawa. Remarquons dès maintenant qu’en ne proposant pas de créer une monnaie « québécoise », le Parti Québécois ne tient donc pas à doter le futur Québec des pouvoirs liés à la politique monétaire. Cela est remarquable, compte tenu du fait que la gestion économique d’Ottawa est présentée par plusieurs – y compris par le Parti Québécois – comme l’une des causes principales de l’aggravation de la situation économique canadienne.

D’autre part, ce parti, qui affirme avoir un « préjugé favorable envers les travailleurs », se prétend « social-démocrate ». Il est clair qu’il n’en a aucun des attributs concrets, en particulier en ce qui concerne les liens organiques avec les syndicats. Par ailleurs, comme on le verra plus loin, il mène, face à la crise économique, la même politique que tout parti essentiellement voué aux intérêts des classes dominantes – ce qui est toutefois le cas, il faut le dire, de tous les gouvernements sociaux-démocrates lorsqu’ils sont confrontés à une telle conjoncture. En ce qui concerne le « préjugé favorable », il en est un réel qui est le préjugé favorable des travailleurs envers le PQ. Nonobstant la tiédeur de l’appui du PQ aux luttes syndicales alors qu’il était dans l’opposition, il est clair que ce parti a joué pour le mouvement syndical, en 1976 en particulier, le rôle de « relais politique ». Élire le PQ, c’était poursuivre sous une autre forme la lutte engagée par le front commun intersyndical contre le gouvernement Bourassa. C’est pourquoi ce mouvement syndical s’est trouvé déchiré et désorienté à la suite de la victoire du Parti Québécois. On a vu, en particulier, de nombreux syndicalistes passer au service du nouveau gouvernement.

Ce ne sont pas les syndicalistes, toutefois, qui ont la main haute sur le gouvernement. On a pu le constater dès la formation du cabinet de René Lévesque, en novembre 1976, où des hommes reconnus pour leur conservatisme se retrouvent aux postes-clés. Ce gouvernement a d’ailleurs toutes les caractéristiques des gouvernements forts qui sont mis en place un peu partout dans le monde capitaliste. On y assiste, en particulier, à une forte concentration des pouvoirs en peu de mains, et en particulier entre celles du premier ministre et du ministre des Finances, et président du Conseil du Trésor, Jacques Parizeau, ainsi que de quelques autres « super-ministres ». Voyons maintenant comment ce gouvernement analyse la situation économique présente au Québec.

L’analyse du gouvernement du Parti Québécois

À un premier niveau, celui de la structure économique, il convient de souligner que le Parti Québécois, par la voix de ses porte-paroles autorisés, si l’on fait abstraction de certains écarts de langage, n’a jamais mis en cause le caractère capitaliste du fonctionnement de l’économie québécoise26. Il s’agit, comme pour tout bon gouvernement, de lutter contre les excès parfois engendrés. Ainsi, la ministre Marois a-t-elle décidé d’engager une lutte mortelle à la pauvreté, avec sa politique de supplément au revenu de travail. Nous y reviendrons. Quelle que soit l’analyse qu’on peut faire par ailleurs du projet du PQ et des forces sociales qui le sous-tendent, il est clair que ce projet ne consiste pas en l’instauration du socialisme au Québec. Les sociétés d’État sont certes puissantes, mais, comme l’indiquait Jacques Parizeau au début de la décennie, parce que le Québec manque de grosses entreprises.

C’est à l’analyse qu’il fait de la crise économique que les choses s’éclaircissent le plus. Cette analyse – si on peut parler d’analyse – est en tout point conforme au discours conservateur de tous les gouvernements des pays capitalistes, appuyés sur les thèses des « nouveaux économistes » dont le Québec a d’ailleurs plus que sa part. On en trouve une version particulièrement éclairante dans la déclaration du 11 octobre 1978 du ministre des Finances sur le cadre économique et financier des négociations salariales dans les secteurs public et parapublic27. Deux causes principales de la crise économique sont mises de l’avant. La première est un transfert de substances économiques du Québec vers l’extérieur, en particulier vers les Arabes ; la seconde est liée à l’appétit trop grand de certains groupes dans la société, en particulier les travailleurs des secteurs public et parapublic avec lesquels le ministre Parizeau s’apprête à négocier. Les deux causes sont évidemment reliées, et découlent de l’incompréhension par les travailleurs de cette « réalité économique » : salariés syndiqués, en particulier dans l’enseignement. Le chanoine Grand-Maison est le principal représentant de ces chantres de l’idéologie péquiste, dont les incantations complètent les froides analyses des économistes. Il s’agit, cette fois, de se serrer la ceinture pour sauver la Nation, Nation composée de pauvres et d’une classe moyenne infiniment gourmande, dont les appétits égoïstes sont le principal obstacle à l’édification sur le sol québécois d’une société normale. Jamais le ministre des Finances ne s’est laissé aller à un tel délire nationaliste, mais ce type de discours fait son chemin et le met en position de force dans les négociations.

La politique du gouvernement du Parti Québécois

On ne peut distribuer plus que ce qu’on produit. Il n’y a là rien de différent par rapport au discours de Trudeau pour qui l’inflation découle du fait que les travailleurs cherchent à vivre au-dessus de leurs moyens.

Il s’agit donc des Arabes et des salariés du secteur public. En ce qui concerne ce dernier aspect, M. Parizeau peut s’appuyer sur un certain nombre de travaux scientifiques qui imputent à des « variables » de cette nature les taux plus élevés de chômage que connaît le Québec. « Chocs salariaux » importants, « pratiques restrictives » des syndicats, niveau trop élevé du salaire minimum, systèmes trop généreux d’assurance-chômage sont alternativement ou simultanément proposés par la plupart des économistes comme explication du niveau élevé de chômage que connaît le Québec. La solution coule de source, comme on peut le lire sous la plume d’un des plus brillants de ces économistes : La fermeté de l’emploi pourrait aussi être encouragée par le ralentissement temporaire du salaire minimum et par une certaine modération dans la négociation des contrats salariaux du secteur public et du secteur de la construction28.

Telle est l’issue proposée par le gouvernement actuel. On peut la lire dans le dernier discours inaugurai du premier ministre comme dans le dernier discours du budget, qui s’est d’ailleurs déroulé comme un spectacle à grand déploiement. D’entrée de jeu, M. Parizeau – comme il attribuait au « bon sens » des citoyens leur perception des écarts de salaire entre les secteurs public et privé – attribue de nouveau aux « citoyens » le désir de voir diminuer les dépenses publiques. Il est question en effet d’« une méfiance graduellement plus forte des citoyens à l’égard des gouvernements et de l’efficacité de leurs politiques, et l’impact psychologique universel de la proposition 13 en Californie »29. Comme il l’a fait à maintes reprises, M. Parizeau fustige plus loin le laxisme de l’administration Bourassa face aux employés du secteur public, en comparant à un « grand feu d’artifice nocturne » l’intégration aux échelles salariales le dernier jour de leur contrat d’un montant couvrant partiellement les pertes dues à l’inflation. Soulignons enfin l’argumentation fallacieuse, reprise par le premier ministre et continuellement galvaudée par les médias, selon laquelle les quatre cinquièmes des travailleurs doivent se cotiser pour payer les salaires du cinquième employé par le gouvernement.

C’est donc un appel à l’austérité et aux restrictions volontaires par les travailleurs qui est lancé par le Parti Québécois comme issue à la crise, crise expliquée par le transfert de substances économiques vers les Arabes et, parfois, par les erreurs de gestion du gouvernement fédéral. Aucune allusion n’est par ailleurs faite dans ce discours au « projet péquiste » sur la question nationale, à l’exception de l’avertissement lancé par René Lévesque, au début du dernier congrès du PQ, aux travailleurs du secteur public de ne pas « monnayer » leur appui au référendum30.

D’autres personnes se chargent d’introduire cet aspect par ailleurs profondément intégré par plusieurs. Le discours sert à justifier les actes, dont il nous reste à esquisser la trame31. Elle est limpide. Le Québec, on le sait, ne dispose pas des instruments de gestion de la conjoncture, telles la politique monétaire et la politique tarifaire. Il est du reste remarquable de constater que le gouvernement du Parti Québécois n’a pas l’intention de rapatrier ces pouvoirs. L’inclusion de cette non-intention dans le programme du Parti Québécois constitue la plus récente pilule que les indépendantistes ont dû avaler, au dernier congrès du Parti Québécois.

Ce que l’on constate, c’est que dans la limite des pouvoirs dont il dispose, le gouvernement du Parti Québécois présente exactement la même politique d’agression contre les travailleurs que le gouvernement canadien et tous les gouvernements des pays capitalistes32. La mise en œuvre de ces politiques constitue d’ailleurs le seul point sur lequel les chefs d’État parviennent à s’entendre à l’occasion de leurs rencontres périodiques au sommet, ainsi que les premiers ministres de toutes les provinces canadiennes. On peut lire par exemple ce qui suit dans le communiqué final du dernier sommet des pays industrialisés qui a pris fin à Tokyo, le 29 juin 1979 :

Nous sommes d’accord pour poursuivre l’application des politiques économiques convenues à Bonn, en les adaptant aux circonstances actuelles. Les pénuries d’énergie et les prix élevés du pétrole ont provoqué un réel transfert de revenus. Nous nous efforcerons, au moyen de nos politiques économiques intérieures, de réduire au minimum les dommages subis par nos économies. Mais nos options sont limitées. Toute tentative de compenser ces dommages par une augmentation correspondante des revenus n’aboutirait qu’à une inflation accrue33.

La compression des dépenses publiques

L’un des engagements pris à Bonn durant l’été 1978 est réitéré dans le communiqué du sommet de Tokyo, soit la « diminution de la croissance des dépenses courantes dans certains secteurs publics ». En ce domaine, le ministre Parizeau n’avait pas besoin des ordres de Bonn et de Tokyo, puisqu’il s’était mis au travail dès la présentation de son premier budget en avril 1977, budget prévoyant un plafonnement des dépenses publiques et, entre autres, une réduction des crédits du ministère des Affaires sociales. Il récidivait en mars 1978, en diminuant cette fois fortement l’augmentation des crédits du ministère de l’Éducation, pour ensuite déclarer, le 23 septembre 1978, devant le Conseil national du PQ : « Il reste beaucoup de choses à dégraisser dans les programmes du gouvernement ». M. Parizeau continuait donc son travail avec son troisième budget, présenté en mars 1979 :augmentation de 2.6 % des crédits du ministère des Affaires sociales et de 2.7 % de ceux du ministère de l’Éducation, alors que le taux d’inflation s’approche de 10 %. Par ailleurs, le ministre des Finances donne à tous les ministères ou organismes dont le budget relève du Conseil du Trésor jusqu’au 1er avril 1980 pour réduire leurs effectifs de 2.5 %. Voilà qui a sans doute inspiré à Joe Clark l’une des promesses électorales qu’il s’apprête à mettre vraiment en œuvre !

Parallèlement se poursuit un travail de « rationalisation » des dépenses dans la santé et l’éducation dont il peut être utile d’examiner le détail. Il s’agit là aussi d’un processus à l’œuvre dans toutes les économies capitalistes, particulièrement là où la réduction des dépenses publiques provoque de fortes contractions de personnel. En découlent la parcellisation, la spécialisation et la déqualification du travail que l’on constate partout. On remarque en particulier, un peu partout, une offensive pour prolonger le temps d’enseignement.

La politique salariale

La politique salariale constitue un deuxième domaine majeur par lequel le gouvernement du Québec fait pression sur les travailleurs. René Lévesque avait en d’autres temps parlé de la « locomotive » que constituent les salariés du secteur public, dont effectivement les négociations, en ‘72 et en ‘76, ont permis une hausse – toute relative – des plus bas salaires et une atténuation des discriminations salariales, fondées en particulier sur le sexe. Une première conférence des premiers ministres, réunis en février 1978, a mis l’accent sur la nécessité de la réduction des salaires dans le secteur public. Lors de la dernière conférence des premiers ministres provinciaux à Pointe-au-Pic à la mi-août 1979, c’est le seul point sur lequel une entente facile a pu être dégagée. Le gouvernement du Parti Québécois a minutieusement préparé l’actuelle ronde de négociations dans le secteur public. Dans un premier temps, on a mis sur pied un comité d’enquête sur les modalités de ces négociations. Le rapport Martin-Bouchard, fruit du travail de ce comité, a inspiré au gouvernement les lois 55 et 59. Avec la dernière en particulier, le gouvernement se donne le moyen d’attaquer le droit à la libre négociation, par sa réglementation au niveau du calendrier, de l’exercice du droit de grève, de la définition des services essentiels, de l’information au public. Puis c’était le coup d’envoi avec la déclaration de Parizeau le 11 octobre 1978 : « Je ne cacherai pas que la tentation du gel de tous les salaires dans les secteurs public et parapublic, pendant un an, soit apparue », y déclare le ministre des Finances, faisant état d’un écart considérable des salaires entre les secteurs public et privé. Cet écart allait ensuite être chiffré à 16.3 % par les techniciens du Conseil du Trésor. On a démontré, depuis, le caractère biaisé de cette étude34. Retenons-en simplement ceci. Il existe effectivement un écart entre les deux secteurs, à l’avantage du secteur public, pour une catégorie d’emploi regroupant essentiellement des femmes travaillant dans les bureaux. Il s’agit dans ce cas de travailleuses qui, dans le secteur privé, ne sont généralement pas syndiquées et sont payées au salaire minimum. Bref, l’alignement du secteur public sur le secteur privé sur lequel le gouvernement appuie sa politique salariale semble être un alignement sur la discrimination salariale basée sur je sexe que suscite l’économie de marché, et plus généralement l’alignement sur les secteurs dans lesquels les travailleurs ne sont pas protégés par le syndicalisme. Tout cela s’est concrétisé au mois de mars avec le dépôt aux différentes tables sectorielles des offres salariales du Conseil du Trésor. Ces offres ont été reçues par les centrales syndicales comme une véritable provocation. Ce n’est pas de gel, mais bien de baisse du salaire réel – compte tenu du taux d’inflation prévisible – dont il est question pour les années à venir. Le ministre Parizeau avait déjà fait part de son aversion pour les formules d’indexation du salaire, et le premier ministre avait indiqué dans son discours inaugurai que la conjoncture économique ne permettait plus de protéger intégralement le pouvoir d’achat des salariés.

Salaire minimum et revenu minimum

Un autre domaine est de juridiction provinciale : celui du salaire minimum. On sait que l’indexation du salaire minimum, prévue par le programme du Parti Québécois, a été oubliée par le gouvernement en juillet 1978, à la suite de la pression des milieux d’affaires, bien huilée par le désormais célèbre rapport Fortin. Le gouvernement a d’abord décrété le gel du salaire minimum à 3,27 $ le 5 juillet 1978 pour ensuite revenir sur sa décision à la suite de pressions syndicales. Le salaire minimum a été porté à 3,37 $ le 1er octobre 1978, puis à 3,47 $ en avril 1979. Il s’agit donc d’une baisse du salaire minimum en termes réels. À cette mesure peut se raccrocher la suspension de l’indexation des prestations de bien-être social, le 20 décembre 1978.

Il s’agit là de mesures bien déchirantes pour un gouvernement social-démocrate. C’est sans doute ce qui a amené la ministre Marois à concocter son plan de campagne contre la pauvreté, annoncé à grand renfort de publicité au printemps 1979. Il s’agit du supplément au revenu du travail, ébauche d’un programme de revenu minimum garanti. Il est frappant de constater qu’en ce domaine, le gouvernement du Parti Québécois se trouve à l’avantgarde du conservatisme.

Il est d’ailleurs remarquable d’entendre la ministre Marois avouer candidement ce que dissimulent généralement les proposeurs de ce type de mesure, à savoir qu’il s’agit de préserver l’incitation au travail. Il n’est peut-être pas inutile d’indiquer ici que le premier proposeur de ces mesures est Milton Friedman, principal théoricien du néo-libéralisme, qui se fait l’apôtre depuis vingt ans du retour au « mécanisme naturel » de tous les marchés, dont celui du travail, le chômage s’expliquant par les « rigidités à la baisse » des salaires. Dès le début des années soixante, il proposait donc le remplacement de toutes les « entorses au libre jeu de marché » que constituent les mesures multiples d’assurance-chômage et d’assistance sociale par un régime unique de « revenu minimum garanti » visant à préserver « l’incitation au travail », quel que soit le niveau de salaire offert. Bref, il s’agit de permettre l’exploitation tranquille à n’importe quel prix. Le ministre Parizeau, d’abord réticent face aux projets de son collègue, l’a ensuite présenté dans son discours du budget comme « la plus spectaculaire des mesures sociales qui sera introduite cette année ». Sans doute avaitil saisi l’utilisation qu’il pourrait faire de cette mesure pour contrer la demande du Front commun de l’établissement d’un salaire minimum hebdomadaire de 265 $35.

La concertation

On pourrait continuer encore longtemps l’énumération des mesures économiques répressives instaurées par le gouvernement du Parti Québécois, accompagnées de multiples (multiples quoi?) qui risquent toujours de faire perdre beaucoup de plumes sociales-démocrates au Parti Québécois, d’où le dernier volet de l’offensive, dont nous devons brièvement traiter. Il s’agit de convaincre les travailleurs du bien-fondé de cette politique, en les associant à des processus de discussions tri ou quadripartites. De toutes les politiques instaurées par le Parti Québécois, c’est sans doute celle qui a le plus déchiré les centrales syndicales. Dès son premier discours inaugural, au début de 1977, le premier ministre invitait les « partenaires sociaux » – centrales syndicales et organisations patronales – à un sommet économique qui s’est tenu à La Malbaie durant l’été. Le gouvernement s’inspirait là de modalités de gestion économique mises en œuvre, en particulier, par les gouvernements sociaux-démocrates.

Après le sommet de La Malbaie, au terme duquel le premier ministre a arraché un certain nombre de « consensus », un deuxième sommet fut convoqué à Montebello en mars 1979. Le moment était particulièrement bien choisi, puisqu’il correspondait à la préparation des négociations dans le secteur public. Cette fois, l’une des centrales syndicales, la C.E.Q., au prix d’importants déchirements internes, a décidé de ne point participer au sommet. La C.S.N. s’y est rendue malgré une certaine opposition interne, la F.T.Q. se ralliant la première comme d’habitude.

Il est clair que de tels exercices contribuent à « couronner » l’ensemble des mesures que nous avons décrites, et complètent l’opération de propagande idéologique dont se chargent les intellectuels au service du pouvoir installé à Québec aujourd’hui. Leur résultat net est d’affaiblir la capacité de résistance des organisations des travailleurs face à l’offensive généralisée des patrons et des gouvernements. En affaiblissant ainsi le mouvement syndical, le ministre Landry – grand manitou des sommets – ne fait pas que servir les intérêts de son collègue Parizeau. Il répond aussi aux attentes du gouvernement canadien ainsi qu’à celle des divers patronats auxquels sont confrontés les travailleurs québécois. En ce sens, le gouvernement du Parti Québécois est effectivement un bon gouvernement.

Conclusion

Né au moment du déclenchement des premiers symptômes de la crise économique, le PQ prend le pouvoir après la récession de 1974-75, au moment où, malgré une reprise apparente, la crise s’approfondit. Ces événements ne sont pas sans liens. La crise provoque un durcissement patronal qu’illustre l’attitude du gouvernement Bourassa, en particulier en 1972 et en 1976. Le Parti Québécois, né d’une scission du Parti libéral du Québec en 1967, après avoir absorbé le R.I.N. et le R.N. en 1968, apparaît comme un relais politique pour les travailleurs. Sa prise du pouvoir en 1976 est la traduction politique de la résistance des travailleurs québécois à la gestion de la crise par le gouvernement libéral. Cette crise se poursuivant et s’approfondissant, le Parti Québécois se trouve pour ainsi dire contraint de révéler plus rapidement ses véritables orientations. La gestion de la crise qu’il met de l’avant ne diffère en aucun point de celle proposée par les autres partis. Il est clair qu’une période de croissance économique aurait permis au gouvernement du Parti Québécois de maintenir certaines illusions, dont d’ailleurs une fraction importante des travailleurs ne parvient pas à se libérer.

Compte tenu de sa position dans l’échiquier politique et social au Québec, le Parti québécois ne peut proposer une autre solution à la crise. Il en existe toutefois une autre, qui doit être mise de l’avant par les organisations des travailleurs. Elle implique du courage et de la lucidité. La lucidité s’impose dans l’analyse de la crise. Sur ce point, la pauvreté du discours des organisations des travailleurs au Québec n’est pas un phénomène exceptionnel.

Les forces de gauche en Europe, organisations politiques et syndicales, sont déchirées entre autres en ce lieu. La croissance soutenue d’après-guerre a fait que s’est imposé le discours dominant, postulant la progression ininterrompue des forces productives. Il en fut de même ainsi au début du siècle, après la longue dépression de 1873-1896. Les déchirements du mouvement ouvrier à cette époque furent liés à des analyses divergentes du sens de la croissance et de la crise du capitalisme. Comme nous l’avons indiqué dans la deuxième partie, la crise actuelle provoque un renouvellement et un approfondissement de l’analyse du fonctionnement du capitalisme, et cela est heureux. Il est essentiel que se poursuive cet effort, sans lequel l’analyse de la crise présentée par les classes dominantes s’impose : lois naturelles transgressées par un appétit trop considérable des Arabes et des travailleurs autochtones. Il existe, dans le mouvement ouvrier au Québec, une méfiance face aux « analyses » laissant le champ libre au discours conservateur. Elle se traduit par une tendance au repliement corporatiste qui, dans la conjoncture au Québec, risque de paver la voie à d’importants reculs pour les travailleurs. Il ne suffit donc pas de s’asseoir sur les acquis, il faut analyser la crise pour savoir où l’on va.

Courage ensuite. Il consiste à reconnaître, et à dire, que le rapport salarial est un rapport contradictoire, que la crise est une crise de l’accumulation du capital, qui se heurte depuis la fin des années soixante, à des obstacles découlant de la résistance des travailleurs à la détérioration de leurs conditions de vie et de travail. Il est exact que des hausses de la proportion des salaires dans le revenu national ont provoqué baisse de profits et chute d’investissements. Cela ne doit pas pour autant conduire à la conclusion que la réduction du niveau de vie des travailleurs est la voie de sortie de la crise, et ceci même d’un point de vue capitaliste. Cela indique de nouveau la nécessité d’une rupture avec cette organisation de la production fondée sur l’exploitation de la majorité par une minorité. En ce sens, chaque période de crise pose la question du socialisme. Si le Parti Québécois représentait les intérêts des travailleurs, l’issue à la crise qu’il proposerait devrait être tout autre que son action actuelle. Elle impliquerait non pas une soumission aveugle aux « lois du marché », donc une pression sur le pouvoir d’achat des salaires pour redresser la « capacité concurrentielle » de l’économie québécoise, mais bien plutôt une rupture avec ce marché dominé par les États-Unis. Cette rupture est possible non pas comme limite utopique de la construction du socialisme au Québec, mais au contraire comme son point de départ nécessaire. Il est évident que seule une véritable organisation politique des travailleurs peut réaliser cette rupture. Il faut que la question soit posée dès maintenant, clairement, comme elle l’est dans tous les autres pays capitalistes développés. La crise de ce qu’on appelait les « modèles socialistes » (URSS, Chine, Cuba et maintenant Vietnam) et la proximité de la puissance américaine ne doivent pas conduire le mouvement ouvrier à accepter un statu quo qui ne pourra se traduire que par une régression des conditions de vie et de travail de la plus grande partie de la population.

Il ne faut pas, par ailleurs, prenant des vessies pour des lanternes, croire que la réalisation du « projet péquiste » – confondue par plusieurs avec une première étape vers l’indépendance – implique de la part des travailleurs et d’ailleurs seulement d’eux l’acceptation d’une austérité nécessaire à l’émancipation de la Nation. La seule indépendance possible et réalisable au Québec implique une rupture avec le marché capitaliste nord-américain, non pas une plus grande intégration de ce marché. Elle ne pourra donc être réalisée que par un mouvement politique dont l’objectif est d’abord l’instauration du socialisme.


1 Cahiers du Socialisme, no 4, automne 1979

2 Une première version du texte a été intégré dans notre communication au colloque tenu sur la crise et les travailleurs les 12 et 13 octobre 1979 à l’Université du Québec à Montréal. Voir Gilles Dostaler, « La crise et les explications de la crise », pp. 17-27 dans La crise et les travailleurs, Service des communications de la C.E.Q., octobre 1979. En ce qui concerne l’analyse de la crise, voir aussi Jean-Guy Loranger, « Le capital financier, la crise et le rapport salarial au Québec », pp. 7-15, dans le même ouvrage.

3 Sur cette question, nous renvoyons le lecteur aux analyses contenues dans la revue Politique aujourd’hui (numéro 7-8, 1978), dans les ouvrages collectifs La chance au coureur (textes réunis et présentés par JeanFrançois Léonard, Montréal, Nouvelle optique, 1978) et Le capitalisme au Québec (sous la direction de Pierre Fournier, Montréal, Albert Saint-Martin, 1978), ainsi que dans les numéros précédents de la revue Les cahiers du socialisme. Pour l’essentiel, nous partageons le point de vue développé par Gilles Bourque et Pierre Fournier. En un certain sens, le texte qui suit peut servir à étayer l’analyse selon laquelle le parti québécois est « la formation politique ayant permis l’hégémonisation du mouvement nationaliste initié principalement par la nouvelle petite bourgeoisie (et secondairement par la petite bourgeoisie traditionnelle) au profit de la bourgeoisie régionale québécoise » (Gilles Bourque, « Petite bourgeoisie envahissante et bourgeoisie ténébreuse », Cahiers du socialisme, n˚ 3, printemps 1979, p. 150)

5 Depuis la conférence de Rambouillet en 1975, les chefs d’État des sept pays capitalistes les plus riches (ÉtatsUnis, Canada, Grande-Bretagne, France, Italie, Allemagne de l’Ouest et Japon) se réunissent une fois par année. La dernière conférence s’est tenue à Tokyo en juin 1979. On trouvera le texte de son communiqué final dans Le Devoir du 3 juillet.

6 Pour les pays membres de l’O.C.D.E., la moyenne pondérée de hausse de l’indice des prix à la consommation a été de 7.9 % en 1978. Entre août 1978 et août 1979, elle atteint 10.3 %. Actuellement, le rythme d’inflation dans ces pays atteint 12 à 13 %.

7 Pour “General Agreement on Tariffs and Trade” (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce). Le premier accord de ce type a été signé à Genève en 1947. De nouvelles négociations ont été entreprises, en 1963, entre les États-Unis et la Communauté économique européenne – créée en 1957 – pour aboutir aux accords du « Kennedy Round » signés le 16 mai 1967. À la suite de la mise en œuvre de ces accords, entre 1968 et 1972, ont commencé les discussions du « Nixon Round » ou « Tokyo Round », qui ont abouti aux derniers accords.

8 Cité par A. Granou, Y. Baron et B. Billaudot, Croissance et crise, Paris, Maspéro, 1979, p. 152.

9 On en trouvera une présentation descriptive succincte mais complète, dans M. Flamant et J. Singer-Kerel, Crises et récessions économiques, Paris, P.U.F., 1968

10 Il convient de préciser ici que ces interventions avaient déjà cours avant la publication, en 1936, de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie.

11 Kalecki Michel, “Political Aspects of Full Employment” (1943), pp. 138-145, in Selected Essays on the Dynamics of the Capitalist Economy, 1933-1970, Cambridge, Cambridge University Press, 1971

12 Voir par exemple Pierre Fortin, « Pourquoi le taux de chômage est-il si élevé au Québec? », pp. 229-260, dans Économie du Québec et choix politiques, par un groupe d’économistes animés par Claude Montmarquette, Montréal, Presses de l’Université du Québec, 1979.

13 À ce débat se rattachent entre autres les noms de Rosa Luxemburg, Lénine, Tougan-Baranovski, Bernstein, Kautsky, Otto Bauer, Pannekoek et Grossman. On en trouvera une présentation détaillée dans Paul Mattick, Crises et théories des crises, Paris, Champ Libre, ou dans Paul Sweezy, The Theory of Capitalist Development, New York, Monthly Review, 1968.

14 Signalons en particulier (cette liste est loin d’être exhaustive) : Michel Aglietta, Régulation et crises du capitalisme, Paris, Calmann-Lévy, 1976 ; Manuel Castells, La crise économique et la société américaine, Paris, P.U.F., 1976 ; Robert Boyer et Jacques Mistral, Accumulation, inflation, crises, Paris, Presses universitaires de France, 1978 ; Gérard Dumemil, Marx et Keynes face à la crise, Paris, Economica, 1976 ; Arghiri Emmanuel, Le profit et les crises, Paris, Maspéro, 1974 ; A. Granou, Y. Baron et B. Billaudot, Croissance et crise, Paris, Maspéro, 1979 ; Alain Lipietz, Crise et inflation, pourquoi ? Paris, Maspéro, 1979 ; Ernest Mandel, La crise, 1974-1978, Paris, Flammarion, 1978.

15 Voir en particulier Samir Amin et al., La crise de l’impérialisme, Paris, Éditions de Minuit, 1975 et André Gunder Franck, Réflexions sur la nouvelle crise économique mondiale, Paris, Maspero, 1978.

16 Baran P.A., Économie politique de la croissance, Paris, Maspero, 1968 ; Baran P.A. et Sweezy P.M., Le capitalisme monopoliste, Paris, Maspero, 1968.

17 Boccara Paul, Études sur le capitalisme monopoliste d’État, sa crise et son issue, Paris, Éditions sociales, 1973 ; Traité marxiste d’économie politique, Paris, Éditions sociales, 1971.

18 Dumenil Gérard, Marx et Keynes face à la crise, chapitre VIII.

19 En particulier, les travaux d’Aglietta, de Boyer et Mistral, de Granou, Baron et Billaudot et de Lipietz, mentionnés à la note (14).

20 Nous renvoyons sur cette question à notre ouvrage, Marx, la valeur et l’économie politique (Paris, Anthropos, 1978), ainsi qu’aux travaux de Carlo Benetti et Jean Cartelier publiés dans la collection « Intervention en économie politique », coédition de Maspero et des Presses universitaires de Grenoble (particulièrement : Benetti, Valeur et répartition, 1974 ; et Benetti et Cartelier, Marchandise, salariat et capital à paraître). Cf. aussi notre article, « Marxisme et science économique », Les cahiers du socialisme, n˚ 2, automne 1978, pp. 216-232, en réponse à Maurice Lagueux, « À propos de deux ouvrages de Gilles Dostaler sur la théorie de la valeur », id., pp. 200-215. Cf. enfin Marc Los, « Commentaires sur deux livres de Gilles Dostaler », Interventions critiques en économie politique, n˚ 3, printemps 1979, pp. 61-71.

21 Aglietta Michel, « Monnaie et inflation : quelques leçons de l’expérience américaine des dix dernières années », Économie et statistique, avril 1976, pp. 49-71. Au Canada, la progression annuelle moyenne de la production par homme-heure, pour toutes les activités sauf l’agriculture, était de 3.30 % entre 1946 et 1977 ; elle fut de -0.20 % en 1975, 4.30% en 1976, 2.30 % en 1977 et 0.60 % en 1978 (chiffres de Statistique Canada reproduits dans La Presse du 15 septembre 1979).

22 Voir à ce sujet Suzanne de Brunhoff, Les rapports d’argent, Grenoble, Maspéro/Presses universitaires de Grenoble, 1979; Jean-Guy Loranger, « Le capital financier, la crise et le rapport salarial au Québec », pp. 7-15, dans La crise et les travailleurs, compte-rendu du colloque sur la crise et les travailleurs tenu à l’UQAM les 12 et 13 octobre 1979, Service des communications de la C.E.Q. ; Michel de Vroey, « Valeur, monnaie et inflation », Cahier de recherche n˚ 7913, Département de sciences économiques, Université de Montréal, avril 1979.

23 Ministère de l’industrie et du commerce, « Faiblesses structurelles de l’économie québécoise », p. 331, dans Rodrigue Tremblay, L’économie québécoise, Montréal, Les Presses de l’Université du Québec, 1976.

24 Voir en particulier Pierre Fournier (éd.), Le capitalisme au Québec, op. cit. ; Claude Montmarquette (éd.), Économie du Québec et choix politique, op. cit. ; Rodrigue Tremblay (éd.), L’économie québécoise, op. cit. ; Ainsi que le compte-rendu des congrès de l’Association des économistes québécois, publiés aux éditions Quinze, dans la collection « Économie et développement ».

25 Voir à ce sujet Jean-Marc Piotte, « La lutte des travailleurs contre l’État », Les cahiers du socialisme, n˚ 3, printemps 1979, pp. 4-38.

26 C’est ce qui apparaît clairement, en particulier, à la lecture de l’énoncé de politique économique du gouvernement du Québec, Bâtir le Québec, Éditeur Officiel du Québec, 1979. Voir à ce sujet Dorval Brunelle, « Bâtir le Québec, continuité et apologie », Le Devoir, 22 octobre 1979, p. 5. Voir aussi Jean Guy Lacroix et C. Levasseur, « La question nationale dans la crise de l’État capitaliste au Canada », pp. 121-132, dans La crise et les travailleurs, op. cit

27 Gouvernement du Québec, ministère des Finances, « Déclaration du ministre des Finances M. Jacques Parizeau sur le cadre économique et financier des négociations salariales dans les secteurs public et parapublic », Québec, le 11 octobre 1978

28 Fortin Pierre, Le Devoir, 23 janvier 1979.

29 Gouvernement du Québec, Budget 1979-1980, ministère des Finances, 1979, p. 7.

30 Notons toutefois que cette réserve est en voie de s’estomper, au moment où ces lignes sont écrites et que s’ouvre la campagne référendaire. Ainsi, le premier ministre a lancé un sévère avertissement aux travailleurs des secteurs public et parapublic à l’occasion d’un discours-fleuve prononcé devant 6 000 partisans au Centre Paul-Sauvé de Montréal, le 21 octobre (cf.: « René Lévesque aux syndicats : il y a une limite », Le Devoir, 22 octobre 1979).

31 On trouvera une analyse de certains des éléments soulevés dans cette section dans Jorge Niosi, « Le gouvernement du P.Q. deux ans après », Les cahiers du socialisme, automne 1978, n˚ 2, pp. 32-71.

32 Voir à ce sujet Analyse de la conjoncture: Appauvrir les travailleurs, pour qui ? Pourquoi ? (Texte issu du travail des économistes de la CSN, de la CEQ et de la FTQ en vue d’une prise de position du Front commun sur la conjoncture économique, janvier 1979, 65 p.). On en trouvera une version abrégée dans le bulletin n˚ 2 (avril 1979) du Front commun du secteur public FTQ-CEQ-CSN, sous le titre « Pour comprendre la conjoncture économique ». Voir aussi la troisième partie de notre communication au colloque sur la crise et les travailleurs (note 1).

33 Le Devoir, 3 juillet 1979.

34 Voir en particulier Lizette Jalbert et Anne Legaré, « La comparaison public-privé, une régression surtout pour les travailleuses », Le Devoir, 8 mars 1979 ; André Beaucage et Bernard Élie, « Les comparaisons salariales public-privé : des études sérieuses, mais non pertinentes », Le Devoir, 10 avril 1979; Comité de coordination des négociations du secteur public (CSN), Commentaires sur les comparaisons des rémunérations entre le public et le privé et leur utilisation par le gouvernement, mai 1979 ; Pierre Beaulne, « La lutte du Front commun, une riposte aux agressions contre les conditions de vie des travailleurs », pp. 67-81 dans La crise et les travailleurs, op. cit.

35 Voir à ce sujet les travaux de Michel Pelletier, en particulier « Supplément au revenu de travail: revenu minimum garanti et néo-libéralisme », texte ronéoté, avril 1979, 38 pages. Voir aussi Jules Duchastel et Yves Vaillancourt, « Gestion de la crise, politique sociale, stratégie en gestation », pp. 105-120 dans La crise et les travailleurs, op. cit.

 

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