Par Richard Fidler
Dans La Constitution autochtone du Canada[1], John Borrows soutient que les traditions juridiques autochtones devraient être reconnues comme un troisième ordre de droit canadien. Borrows est un éminent spécialiste du droit autochtone, un Anishinaabe/Ojibway et un membre de la Première Nation au territoire non cédé des Chippewas de Nawah à Cape Croker, en Ontario. Il est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droit autochtone de l’Université de Victoria; un nombre impressionnant de ses publications ont été primées et ont influencé les grands débats sur les droits autochtones au Canada et à l’étranger.
« Le système juridique du Canada est incomplet, dit-il. Le Canada doit être construit sur un socle élargi, en reconnaissant les traditions juridiques autochtones, comme y donnant lieu à des droits et à des obligations effectifs ». Depuis longtemps, les tribunaux canadiens appliquent une approche opposée, fondée sur la doctrine dite de la « découverte » coloniale. Selon la Cour suprême du Canada dans un jugement important sur les droits ancestraux[2], « dès le départ, on n’a jamais douté que la souveraineté et la compétence législative, en même le titre sous-jacent, à l’égard de ces terres revenaient à Sa Majesté ». Cependant, Borrows précise :
Il est évident en regard des faits qu’à la formation du Canada, il n’y a pas eu de première découverte de la part de la Couronne qui pourrait justifier d’écarter le droit autochtone. Les peuples autochtones avaient déjà découvert la majeure partie de leurs territoires et y exerçaient leur compétence avant l’arrivée des Européens. Si tant est que la « doctrine de la découverte » entraîne des conséquences de nature juridique, son application non discriminatoire devrait favoriser les peuples autochtones plutôt que la Couronne.
Quelles sont donc les sources et la portée des traditions juridiques autochtones ? Borrows aborde la question en cinq chapitres, chacun illustré par des exemples historiques et contemporains. Bien qu’on ne saurait réduire les traditions juridiques autochtones au droit coutumier, ces traditions s’expriment également à travers le droit sacré, le droit naturel, le droit délibératif et le droit positif. Borrows nous présente de façon succincte plusieurs de ces traditions : miʼkmaq, haudenosaunee, anishinabe, eeyou, etc. Il montre comment ces principes autochtones ont prouvé leur capacité d’adaptation aux problèmes contemporains concernant des droits autochtones ainsi que dans la résolution de conflits au sein des communautés autochtones, entre elles et avec des entités non autochtones.
Les Premières Nations, les Métis et les Inuits prennent de plus en plus leurs affaires en main, en régissant leurs activités et en résolvant leurs différends par le biais de la détermination et de la mise sur pied de critères, principes, processus, règles, repères, autorités, balises et précédents. En d’autres mots, ils utilisent leurs propres pouvoirs juridiques pour répondre aux enjeux pressants auxquels font face leurs communautés. Ces efforts traversent plusieurs domaines du droit, incluant inter alia les services à l’enfance et à la famille, la protection environnementale, l’utilisation des ressources, la taxation [sic], la planification du développement du territoire, l’éducation, la propriété culturelle, les élections, la protection de la langue, l’administration de la justice, le règlement des différends.
Par la suite, Borrows explore à partir de son interprétation de la tradition bijuridique canadienne, les conditions d’un véritable multijuridisme au Canada, lequel reconnaîtrait aux ordres juridiques autochtones la place qui leur revient. Il examine le rôle que les gouvernements et les tribunaux, mais aussi les barreaux et les établissements d’enseignement, pourraient et devraient jouer pour libérer l’espace nécessaire au déploiement des traditions juridiques autochtones et à leur transmission. Enfin, Borrows met en évidence certains des obstacles toujours bien présents qui entravent une véritable reconnaissance du droit de chacun des peuples autochtones.
L’ouvrage de Borrows ne s’adresse pas directement au débat principal de la politique autochtone d’aujourd’hui, soit la lutte pour des formes d’autonomie gouvernementale et de souveraineté qui pourraient éliminer l’assujettissement des peuples autochtones à la Loi fédérale sur les Indiens et renforcer leurs capacités à lutter contre les influences néfastes du capitalisme rapace et prédateur. Cependant, ses enseignements concernant le contenu, la pertinence et l’adaptabilité des préceptes juridiques autochtones peuvent informer notre compréhension de la façon dont les nations autochtones vraiment autonomes pourraient réglementer et résoudre les conflits et établir des normes sociales de conduite applicables au sein de leurs communautés :
Il suffit de réfléchir aux actions liées aux oléoducs, à l’industrie forestière, à l’industrie minière et au développement hydroélectrique pour se rendre compte de l’importance du droit autochtone dans nos normes et pratiques constitutionnelles plus globales.
Borrows estime possible que l’adaptabilité de la constitution canadienne en arrive à incorporer le droit autochtone comme troisième ordre de droit ou, comme le recommandait la Commission royale sur les peuples autochtones, comme un troisième ordre de gouvernement. Le système bijuridique est trop limitatif, soutient-il : « Il serait plus approprié de décrire le Canada comme étant multijuridique dans sa constitution actuelle… » Il attire particulièrement l’attention sur la notion de « droits réservés » des traités, reconnue en droit canadien[3], ce qui implique que tout ce qui n’est pas convenu ou exprimé dans le traité demeure la propriété des populations autochtones. Cependant, les tribunaux canadiens ont assujetti son application à une reconnaissance primordiale de la souveraineté de la Couronne. La Cour suprême « est l’un des lieux où la reconnaissance du droit autochtone se fait plus lentement », concède-t-il.
Cependant, Borrows considère comme porteurs d’espoir les événements récents qui illustrent la visibilité des lois autochtones. Il s’agit notamment des rapports de la Commission de vérité et réconciliation du Canada , sur les pensionnats indiens, de l’enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, et surtout de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA). Le projet de loi C-15 adopté par la Chambre des communes le 25 mai 2021, actuellement à l’étude au Sénat, prévoit que le gouvernement fédéral doit « prendre les mesures nécessaires pour veiller à ce que les lois fédérales soient compatibles avec » la DNUDPA et pour « mettre en œuvre un plan d’action visant à atteindre ces objectifs ».
Les dispositions de la DNUDPA reconnaissant le droit des Autochtones à l’autodétermination et à la gouvernance autonome suffiraient à elles seules à promouvoir la constitution autochtone du pays, selon Borrows. L’article 27 traite explicitement de l’importance de prendre en compte le droit autochtone lorsque des décisions sont prises en ce qui concerne leurs terres, territoires et ressources.
Le changement est-il concevable ou vraisemblable dans le cadre de la constitution actuelle, dans laquelle les droits individuels ont préséance sur les droits non reconnus des collectivités nationales, celles du Québec et des peuples autochtones ? Poser la question, c’est y répondre.
Richard Fidler
John Borrows
Québec, Presses de l’Université du Québec, 2020
- Traduction française de Canadaʼs Indigenous Constitution, Toronto, University of Toronto Press, 2010. Le texte français suit l’anglais; seuls des jugements et des ouvrages sont cités dans les notes en fin de texte. ↑
- R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, p. 1103. ↑
- Loi constitutionnelle du Canada, 1982, art. 35 (1) « Les droits existants – ancestraux ou issus de traités – des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés ». ↑