Éric Hobsbawn (extraits de Marx et l’Histoire, Éditions Démopolis, 2010)
Cent ans après la mort de Marx, nous sommes réunis ici pour discuter des thèmes et des problèmes relatifs à la conception marxiste de l’histoire. Ce n’est pas un rituel de célébration d’un centenaire, mais il est important de commencer en nous rappelant le rôle unique de Marx dans le domaine de l’historiographie. Je le ferai simplement, à l’aide de trois exemples. Le premier est autobiographique.
Dans les années 1930, lorsque j’étais étudiant à Cambridge, nombre de jeunes hommes et femmes, parmi les plus doués, rejoignirent le parti communiste. C’était une époque très brillante pour cette université qui ne l’est pas moins, et beaucoup d’entre eux furent profondément influencés par les grands noms dont nous recueillions l’enseignement. Une plaisanterie avait cours parmi les jeunes communistes : les philosophes communistes étaient wittgensteiniens, les économistes communistes étaient keynésiens, les étudiants communistes en littérature étaient disciples de F. R. Leavis. Et les historiens ? Ils étaient marxistes, car nous ne connaissions aucun historien, à Cambridge ou ailleurs, qui puisse rivaliser avec Marx, comme maître et comme source d’inspiration – nous avions pourtant entendu parler de certains grands historiens, comme Marc Bloch. Mon deuxième exemple est similaire. Trente ans plus tard, en 1969, Sir John Hicks, lauréat du prix Nobel, publiait sa Théorie de l’histoire économique. Il écrivait : « La plupart de ceux qui désirent mettre en place le cours général de l’histoire utilisent les catégories marxistes, ou une version modifiée de celles-ci, car il n’existe pas réellement d’autre option. Il demeure néanmoins extraordinaire que cent ans après Das Kapital (…), si peu d’idées nouvelles aient émergé» Mon troisième exemple vient du magnifique ouvrage de Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, dont le titre seul montre ses liens avec Marx. Dans cette oeuvre imposante, il est fait davantage référence à Marx qu’à tout autre auteur, et même qu’à tout autre auteur français. Un tel hommage rendu par un pays qui n’a pas l’habitude de sous-estimer ses penseurs autochtones est impressionnant en soi.
Cette influence de Marx sur l’écriture de l’histoire n’est pas une évolution qui va de soi. Bien que la conception matérialiste de l’histoire soit au centre du marxisme, et que tout ce qu’a écrit Marx soit imprégné d’histoire, il n’a pas lui-même écrit beaucoup d’histoire, dans le sens où l’entendent les historiens. Engels était plus historien, écrivant davantage d’ouvrages que l’on peut classer dans la section « histoire » d’une bibliothèque. Marx a bien sûr étudié l’histoire, et était extrêmement érudit. Mais aucun des titres de ses oeuvres ne contient le mot « histoire », excepté une série d’articles polémiques antitsaristes, publiés plus tard sous le titre The Secret Diplomatic History of the Eigteenth Century, l’un de ses travaux les moins intéressants. Ce que nous considérons comme les écrits historiques de Marx est presque entièrement constitué d’analyses politiques de l’actualité et de commentaires journalistiques, combinés à un certain degré de contexte historique. Ses analyses politiques de l’actualité, comme Les Luttes de classe en France et Le Dix-Huit-Brumaire de Louis Bonaparte, sont réellement remarquables. Bien que d’un intérêt inégal, ses volumineux écrits journalistiques contiennent des analyses du plus grand intérêt – on pense à ses articles sur l’Inde – et montrent comment Marx appliquait sa méthode aux problèmes concrets, à la fois de l’histoire et d’une période qui est depuis lors devenue de l’histoire. Mais ils n’étaient pas écrits comme de l’histoire, dans le sens où l’entendent ceux qui se livrent à l’étude du passé. Son étude du capitalisme contient enfin une énorme quantité de matériaux historiques, d’exemples historiques et autres sujets pertinents pour l’historien.
La plus grande partie du travail historique de Marx est donc intégrée à ses écrits théoriques et politiques. Ces derniers considèrent les développements historiques dans un cadre à plus ou moins long terme, incluant toute la durée du développement humain. Ils doivent être lus conjointement à ses écrits centrés sur de courtes périodes ou des sujets et des problèmes particuliers, ou sur une histoire événementielle détaillée. Aucune synthèse complète du processus de développement historique ne se trouve toutefois dans Marx ; même le Capital ne peut pas être considéré comme « une histoire du capitalisme jusqu’à 1867 ».