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La Commission Bouchard-Taylor : les enjeux occultés

La Commission Bouchard-Taylor a finalement remis son rapport au milieu d’une autre controverse suscitée par les médias. Au bout de la ligne, tout le monde a compris que c’était une nouvelle tempête dans un verre s’eau. Et finalement, la Commission BT dit ce que la grande majorité des gens au Québec pense spontanément. Essentiellement, le problème de l’«accommodement» avec les immigrants est assez mineur et avec quelques «ajustements» ici et là, sans rien bouleverser, la situation pourrait s’améliorer. On aurait pu avoir un pire résultat que cela, effectivement. Mais le problème est que le processus de la Commission BT était au départ mal fondé. Les vrais enjeux de l’immigration ont été occultés, sciemment et involontairement.

Par Pierre Beaudet

Pourquoi la polémique ?

On se souviendra que l’idée de la Commission a été le résultat de «mini crises» suscitées par quelques incidents isolés ici et là et montés en épingle par des médias comme le réseau TQS et le Journal de Montréal, sans compter les radios-poubelles comme Choix-FM. Une fois la poussière retombée et les consultations terminées, nos deux éminents commissaires concluent, judicieusement par ailleurs, qu’il n’y a pas de «crise» sur la question de l’immigration. Les médias ont créé une «fausse perception», disent-ils, en s’excitant pour rien sur des «non-évènements» autour de cabanes à sucre et de vitre givrées. Certes, il est vrai que tel a été le cas. TQS comme le Journal de Montréal se font plaisir à cibler les immigrant-es que ce soit pour les «accommodements (dé)raisonnables» ou des affaires de criminalité (les gangs de rues soit disant «haïtiens»). Cependant, les médias ne sont-ils pas davantage la conséquence (que la cause) d’une campagne de peur menée ailleurs ?

Les menaces contre les immigrants sont réelles

Il faut constater que l’opération est en cours depuis déjà plusieurs années, orchestrée par les partis politiques et les mouvements de droite, comme l’ADQ de Mario Dumont et même une partie importante du Parti Conservateur de Stephen Harper. En effet, ce ne sont pas les médias qui ont inventé le discours haineux, méprisant, intimidant qui émane de ces milieux. Tout cela s’est aggravé depuis les évènements du 11 septembre 2001. De facto, le gouvernement canadien, à l’instar de son «ami» de Washington, a imposé tout un lot de mesures pour profiler les immigrants et les réfugiés, principalement ceux originaires de l’Afrique du Nord, du Moyen-Orient et de l’Asie. Dans les faits, ces nouvelles politiques ont été largement inspirées par les impératifs de la nouvelle «croisade» déclenchée dans cette partie du monde par l’administration Bush. Depuis, les immigrants qui en proviennent sont par définition suspects, d’où le fait que ce sont des ressortissants algériens, syriens, pakistanais qui se sont retrouvés sur la sellette, et au-delà des individus concernés, des communautés plus largement. On peut donc conclure de tout cela qu’il y a effectivement une «crise», et pas seulement une «perception d’une crise» dans le domaine de l’immigration, contrairement à ce qu’en disent Bouchard et Taylor. Les deux commissaires, il faut leur en donner le crédit, au moins parlent de l’islamophobie qui éclate ici et là, mais jamais expliquer pourquoi.

Le retour de l’identité

Mario Dumont avait formulé bien avant la Commission BT l’idée que l’immigration est une menace contre notre identité. Lors de la campagne des élections partielles dans l’est de Montréal, ce fut d’ailleurs son thème principal, «il y a trop d’immigrants». Dans certains milieux nationalistes, il y a une variation sur ce thème, «il y a trop d’immigrants non-francophones». Selon eux, les immigrants n’ont qu’à s’intégrer. Il faut, selon le très «lucide» Joseph Facal que les sociétés occidentales cessent d’être «rongées de l’intérieur par le sentiment de culpabilité et la mauvaise conscience» (Journal de Montréal, 23 mai 2008) et donc imposent «leurs valeurs». Pauline Marois, Jean Dorion (de la SSJB) et d’autres leaders nationalistes se plaignent d’ailleurs que la Commission BT n’insiste par sur cette question et laisse entendre que c’est à «nous» (la majorité) de s’adapter à «eux» (les immigrants). Cette question de l’identité se fait sur le dos des immigrants, cible facile s’il en est. La soit disant question identitaire est utilisée, pas seulement au Québec (mais partout dans le monde occidental) pour occulter des pratiques de discrimination contre les immigrants qui ne sont pas assez «occidentaux» pour «mériter» des droits égaux. Car quelle est la réalité ? Au Québec comme en France ou aux États-Unis, les immigrants subissent une réelle discrimination (qui se traduit bien concrètement et selon des indicateurs archi connus comme le revenu et l’emploi). Leur statut reste toujours précaire, même lorsqu’ils obtiennent la nationalité, puisque ils restent vus comme des «autres», des «aliens» qui n’ont pas le bon accent, la bonne couleur, la bonne religion, le bon goût culinaire, etc. Le pire est qu’on a déjà vu ce «film» dans les années 1910-1940 lorsque les immigrants de l’époque (d’Europe surtout) sont restés pendant des décennies «suspects», à la fois «profiteurs» (les méchants juifs) et «subversifs» (beaucoup d’immigrants étaient des syndicalistes très actifs).

La montagne qui accouche d’une souris

Le clou du rapport BT se situe évidemment au niveau des politiques qui sont proposées par les commissaires. Le commentaire général qu’on peut entendre ici et là est banal : «pourquoi tout ce fracas pour un tel résultat plus que modeste» ? Fallait-il attendre le rapport pour savoir que les corporations professionnelles sont un obstacle structurel à l’accès aux emplois qualifiés pour les immigrants ? Avait-on besoin de se faire dire que les organismes qui s’occupent de l’accueil devraient avoir plus de moyens pour aider les gens à se retrouver dans la société québécoise ? Quant aux autres questions symboliques (port du voile ou d’autres marqueurs religieux, congés fériés, etc.), n’avons-nous pas assez entendu lors des audiences que ces questions n’avaient rien de dramatique et étaient dans 99% des cas réglés à l’amiable sans acrimonie ni chicane ? Comment expliquer le ton moraliste et «léger» des commissaires devant une situation qui est effectivement grave puisque des milliers et des milliers d’immigrants se retrouvent au bas de l’échelle sociale (et salariale) ?

Les «voleurs de job»

La société québécoise, comme les autres sociétés dans le monde capitaliste occidental, change à tous les niveaux, y compris du fait qu’une partie croissante de la population (bientôt 20%) sera composée d’immigrants qui sont «en demande» par l’évolution démographique et économique. En effet, le capitalisme néolibéral dont la forme exacerbée se vit aux États-Unis a «besoin» de millions d’immigrants, à la fois pour leurs «bras» (travail non qualifié) que pour leurs «têtes» (secteurs technologiques). Puisque ce système néolibéral fonctionne comme un assaut permanent sur les classes populaires, les immigrants sont des proies faciles pour accepter ce qui est inacceptable pour les autres classes populaires (précarité, bas salaires, mauvaises conditions de travail). Plus encore, l’arrivée des immigrants permet aux dominants de dire à l’ensemble des dominés, «voyez, faites attention car si vous demandez trop, il y en a d’autres pour faire le boulot». Avec cela, toutes les conditions sont créées pour diaboliser l’immigrant, ce «voleur de job». Pauvres contre pauvres et dans le pire des cas, on voit des chômeurs sud-africains qui sont en dessous du seuil de la pauvreté massacrer des Mozambicains crève-la-faim. Sans aller jusque là parce qu’on est encore dans la partie riche du monde, on menace des tas de travailleurs manufacturiers de l’arrivée imminente d’immigrants à contrat, comme on le voit depuis quelques années dans l’agriculture avec les Mexicains. En Alberta et aux États-Unis, ces mêmes Mexicains se retrouvent maintenant dans la construction et certains secteurs manufacturiers où les salaires ont été énormément diminués. Pour le bénéfice de qui pensez-vous ?

Un virage s’impose

Ce ne sont évidemment ni les partis politiques ni les médias ni même les honorables Commissaires qui vont affronter cette situation. La «logique» de la discrimination est inscrite au cœur du système. Il faut donc que les dominés et leurs organisations retournent cette crise et contestent. Les mouvements sociaux doivent faire un virage et devenir les porteurs des revendications fondamentales des immigrants pour l’égalité (ils ne demandent pas des «privilèges»). D’une part parce que c’est une question éthique fondamentale pour ceux au moins qui se battent pour un «autre monde». D’autre part, plus prosaïquement, parce que la lutte contre la discrimination est fondamentale pour préserver les droits de tout le monde. Sans gagner cette bataille, nous sommes condamnés. Nous verrons les démagogues triompher comme cela a été le cas dans les années d’avant la deuxième guerre mondiale. Il est probablement possible d’éviter le pire, mais il faut agir sans plus tarder.

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